Cet article vise à donner une vue d’ensemble du mouvement féministe de la deuxième vague [1]. Ainsi, plutôt que de se concentrer sur tel ou tel courant militant, sur tel axe de la théorisation féministe, sur telle zone géographique, ou sur telle strate sociologique du groupe des femmes, il s’agira là d’appréhender le mouvement féministe de la deuxième vague dans sa globalité, c’est-à-dire de le voir comme un phénomène social sans précédent. En revenant sur environ quarante ans d’activisme féministe, je vais tenter de retracer la trajectoire générale de ce mouvement ainsi que d’apprécier sa place et son importance historique. J’espère cependant que le regard porté sur ce passé nous aidera également à nous tourner vers l’avenir. La reconstruction du chemin que nous avons parcouru doit, en effet, nous permettre d’éclairer les défis auxquels nous sommes désormais confrontés, dans une époque de crise économique massive, d’incertitude sociale et de reconfiguration politique.
Je vais donc raconter une histoire qui portera sur les contours globaux du féminisme de la deuxième vague ainsi que sur sa signification générale. L’intrigue de cette histoire s’articule autour de trois moments, qui divisent en trois parties égales la narration historique et l’analyse théorique, et dont chacun d’entre eux resitue le féminisme de la deuxième vague par rapport à une étape spécifique de l’évolution du capitalisme.
Le premier moment renvoie aux débuts du mouvement dans un contexte que je qualifie de « capitalisme d’Etat ». La partie correspondante doit rendre compte de l’émergence du féminisme de la deuxième vague qui s’est alors constitué à partir de la Nouvelle Gauche anti-impérialiste tout en rejetant de manière radicale l’androcentrisme diffus des sociétés de l’après-guerre et du capitalisme étatique. Pour conceptualiser cette phase, il conviendra d’identifier quelles étaient les promesses émancipatrices qui se trouvaient aux fondements du mouvement, en les mettant en relation avec la critique structurelle de la société et l’élargissement de la signification de la notion d’injustice.
Le deuxième moment renvoie à l’évolution du féminisme dans un contexte social bouleversé par la naissance du néolibéralisme. Cette partie doit rendre compte des victoires extraordinaires du mouvement, mais également de certains des points de convergence, qui peuvent paraître assez déroutants, entre ses idéaux et les injonctions engendrées par une nouvelle forme de capitalisme, post-fordiste, « désorganisée » et transnationale. Pour conceptualiser cette phase, il s’agira d’interroger la relation entre le féminisme de la deuxième vague et ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello nomment « le nouvel esprit du capitalisme », en se demandant s’il n’a pas constitué un élément central dans la création de ce dernier.
Le troisième moment renvoie à une potentielle réorientation du féminisme dans le contexte actuel, caractérisé à la fois par une crise du capitalisme et par un réajustement politique aux Etats-Unis, deux éléments qui pourraient déclencher une transformation du néolibéralisme en une nouvelle forme d’organisation sociale. Cette partie doit examiner quelles sont les perspectives de réactivation d’un féminisme d’émancipation dans un monde qui a été ébranlé par la double crise du capitalisme financier et de l’hégémonie états-unienne, et qui attend dorénavant le déploiement de la présidence de Barack Obama.
Donc, pour résumer, cet article propose de contextualiser la trajectoire du féminisme de la deuxième vague en la mettant en relation avec l’histoire récente du capitalisme. De cette manière, je souhaite raviver certains aspects théoriques émanant du féminisme socialiste, qui avait été ma première source d’inspiration voici quelques décennies de cela, et qui, aujourd’hui, semble encore la plus à même de clarifier des perspectives de justice de genre. Mon but, cependant, n’est pas de recycler des théories binaires démodées, mais plutôt d’intégrer le meilleur des théorisations féministes récentes au meilleur des théories critiques récentes sur le capitalisme.
Pour clarifier le raisonnement sur lequel se fonde ma démarche, il semble nécessaire d’expliciter l’insatisfaction que je ressens à l’égard de ce qui est probablement l’une des idées les plus communes à l’égard du féminisme de la deuxième vague. On oppose souvent de manière très tranchée la réussite relative du mouvement dans la transformation du domaine culturel et son échec relatif concernant les institutions. La dualité d’un tel constat mérite d’être soulignée : les idéaux féministes d’égalité de genre, si controversés dans les décennies antérieures, sont dorénavant pleinement incorporés au courant social dominant d’une part, ceux-ci doivent encore être réalisés pratiquement, d’autre part. Ainsi, sur des sujets tels que le harcèlement sexuel, les réseaux prostitutionnels et des inégalités salariales, la critique féministe qui pouvait paraître incendiaire il y a peu, est aujourd’hui largement intégrée. Ce changement profond de perception n’a cependant pas fait disparaître de telles pratiques. Et donc, si on entend fréquemment que le féminisme de la deuxième vague a porté une révolution culturelle à l’origine d’un tournant historique, le bouleversement provoqué dans les mentalités [2] ne s’est pas traduit par des changements institutionnels et structuraux.
On peut tout à fait défendre un tel point de vue qui note très justement le fait que les idées féministes sont aujourd’hui acceptées ; mais l’idée d’une victoire culturelle combinée à un échec institutionnel est trop réductrice pour pouvoir mettre en lumière l’importance historique et les perspectives futures du féminisme. Le postulat d’un retard des institutions sur la culture, comme s’il était possible de changer l’un sans l’autre, sous-entend qu’il suffit de faire en sorte que les premières rattrapent la seconde pour voir les espoirs féministes se réaliser. D’où l’occultation d’une hypothèse plus complexe mais aussi plus troublante, celle qui considère que la diffusion de ces dispositions culturelles, nées du féminisme de la deuxième vague, font partie intégrante de la transformation de l’organisation sociale du capitalisme de l’après-guerre, qui n’a été ni anticipée ni même mise en œuvre intentionnellement par les féministes. On peut reformuler cette idée plus clairement : les changements culturels impulsés par le mouvement de la deuxième vague, bien que salutaires, ont servi à légitimer une transformation structurelle de la société capitaliste pourtant directement opposée aux conceptions féministes d’une société juste.
Cet essai a pour objectif d’explorer cette hypothèse troublante, que je formulerai ainsi : la véritable nouveauté de l’analyse faite au moment de la deuxième vague tient à la manière dont s’entrelacent, à l’intérieur d’une critique du capitalisme d’Etat et de son caractère androcentrique, les trois dimensions de l’injustice fondée sur les rapports de genre, économique, culturelle et politique, distinctes les unes des autres. L’examen approfondi des diverses facettes du capitalisme d’Etat, dans lequel ces trois perspectives étaient largement imbriquées, a permis aux féministes de produire une critique ramifiée et systématique à la fois. Au cours des décennies suivantes, les trois dimensions de l’injustice de genre se sont cependant dissociées, à la fois les unes des autres et de la critique du capitalisme. Ce phénomène de fragmentation de la critique féministe coïncide avec l’incorporation sélective et la récupération partielle de certains de ses axes analytiques. Les espoirs et les perspectives de la deuxième vague, dès lors séparés les uns des autres et de la critique sociétale qui les avait déjà intégrés, ont été enrôlés pour servir un projet qui entrait en totale contradiction avec une vision plus large et holiste d’une société juste. Dans un bel exemple de ruse de l’histoire, des aspirations utopiques se sont réincarnées en courants qui légitimaient la transition vers une nouvelle forme de capitalisme, post-fordiste, transnational et néolibéral.
Je développerai cette hypothèse en trois étapes qui correspondent aux trois moments de l’intrigue mentionnée précédemment. La première reconstruira la critique féministe du capitalisme organisé par l’Etat androcentrique, critique dans laquelle s’articulent les trois dimensions de la justice que sont la redistribution, la reconnaissance et la représentation. La seconde étape envisagera la dislocation de cette constellation et la récupération sélective de certains de ses éléments au profit du capitalisme néolibéral. Dans une troisième étape, on s’intéressera aux conditions dans lesquelles le féminisme peut redevenir porteur d’une promesse d’émancipation dans le moment de crise économique et d’ouverture politique qui est le nôtre.
I. Féminisme et capitalisme organisé par l’Etat
Commençons tout d’abord par replacer l’émergence du féminisme de la deuxième vague dans le contexte du capitalisme d’Etat. L’expression de « capitalisme d’Etat » est utilisée ici pour désigner la formation sociale hégémonique dans la période d’après-guerre, dans laquelle les Etats ont participé activement à la direction de leurs économies nationales [3]. Le capitalisme d’Etat des pays regroupés dans ce que l’on appelait le Premier Monde se présentait sous la forme bien connue des Etats providence qui maniaient les outils keynésiens pour réguler les cycles d’expansion et de récession propres à l’économie capitaliste. Forts des expériences de la Grande dépression et de la planification de l’économie en temps de guerre, ces Etats eurent recours à différentes formes de dirigisme [4] : investissements dans les infrastructures, politiques industrielles, redistribution fiscale, protection sociale, régulation des activités des entreprises, nationalisation d’industries stratégiques, et démarchandisation des biens publics. Même si, dans les décennies d’après-guerre, les Etats les plus riches et les plus puissants de l’OCDE furent le plus en mesure « d’organiser » le capitalisme, une variante du capitalisme centré sur l’Etat vit également le jour dans ce l’on appelait alors le Tiers Monde. Dans d’anciennes colonies appauvries, les Etats développeurs, qui venaient à peine de déclarer leur indépendance, purent également utiliser leurs ressources, certes plus limitées, afin de relancer la croissance de leur économie nationale par le truchement de politiques d’importation-substitution, d’investissement dans les infrastructures et le domaine éducatif, et de nationalisation des secteurs industriels stratégiques [5].
Plus généralement, cette expression est donc utilisée pour faire référence aux Etats providence de l’OCDE et aux Etats développeurs ex-coloniaux pendant la période d’après-guerre. Or, c’est bien dans ces pays que le féminisme de la deuxième vague est apparu au début des années 1970. Afin d’expliquer ce qui a favorisé l’émergence du féminisme, voyons quatre caractéristiques qui définissent la culture politique du capitalisme d’Etat.
L’économisme
Par définition, le capitalisme d’Etat reposait sur l’utilisation du pouvoir politique public pour réglementer, voire, dans certains cas, pour remplacer les marchés économiques. Ce mode d’organisation était dû en grande partie à une situation de crise qu’il s’agissait de gérer dans l’intérêt du capital. Cependant, c’est en revendiquant la volonté de promouvoir l’inclusion, l’égalité sociale et la solidarité entre classes sociales, que les Etats en question ont gagné une large part de leur légitimité politique. Mais ces idéaux étaient interprétés dans un sens économiciste et centré sur les classes. Dans la culture politique du capitalisme d’Etat, les questions sociales étaient principalement formulées en termes de distribution, c’est-à-dire de répartition des biens divisibles, en particulier des revenus et du travail, tandis que les divisions sociales étaient appréhendées, en premier lieu, par le prisme de la classe. Ainsi, l’inégalité économique, liée à des problèmes de distribution des biens, était considérée comme la quintessence de l’injustice sociale, dont l’inégalité de classe était l’expression paradigmatique. Cet imaginaire économiciste centré sur la classe a entraîné la marginalisation, si ce n’est l’occultation totale, d’autres dimensions, d’autres sites et d’autres axes d’injustice.
L’androcentrisme
La culture politique du capitalisme d’Etat concevait le citoyen idéal-typique comme un travailleur masculin appartenant au groupe ethnique majoritaire, autrement dit comme père de famille et comme salaire principal. En outre, le salaire de ce travailleur était largement envisagé comme le principal, sinon le seul, soutien économique de la famille, tandis que tout salaire issu du travail de l’épouse ne devait être qu’un simple supplément. La construction de ce « salaire familial », fortement empreinte des rapports de genres, servait à la fois d’idéal social, qui connotait la modernité et l’ascension dans l’échelle sociale, et de socle pour élaborer des politiques étatiques en matière d’emploi, de système social et de développement. Nul doute que la plupart des familles n’étaient pas concernées par cet idéal dans la mesure où le seul salaire de l’époux suffisait rarement à subvenir aux besoins des enfants et de l’épouse non-salariée. Nul doute encore que l’industrie fordiste, associée à cette représentation de la famille, allait bientôt être écrasée par l’essor d’un secteur des services à bas salaires. Mais dans les années 1950 et 1960, l’idéal du salaire familial servait toujours de modèle pour définir les normes de genre, et permettait de discipliner ceux et celles qui auraient voulu les transgresser, en renforçant l’autorité des hommes dans les foyers et en canalisant les aspirations vers la consommation domestique privée. Un autre point important doit être souligné : la valorisation du travail salarié, inscrite dans la culture politique du capitalisme, obscurcissait l’importance sociale du travail non-salarié, reproductif et lié aux soins des autres. Grâce à l’institutionnalisation des modes de compréhension androcentriques de la famille et du travail, les injustices de genre furent naturalisées et, par là même, déplacées hors du champ de la contestation politique.
L’étatisme
Par définition, le capitalisme d’Etat était également étatiste, imprégné de principes technocratiques et managériaux. En s’appuyant sur des experts professionnels pour concevoir les politiques, et sur des organisations bureaucratiques pour leurs mises en application, les Etats providence et les Etats développeurs traitaient ceux et celles qu’ils servaient apparemment comme des clients, des consommateurs et des contribuables, plutôt que comme des citoyen-ne-s actif-ve-s. S’ensuivait une culture dépolitisée, fixée par les calculs d’experts et les négociations corporatistes, et qui abordait les questions de justice comme des problèmes techniques. Loin de promouvoir une politique d’autonomie et de responsabilisation qui aurait encouragé les citoyen-ne-s ordinaires à traduire leurs besoins de manière démocratique, grâce aux débats et à la contestation politiques, le pouvoir d’en haut les concevait, au mieux, comme des bénéficiaires passifs qu’il s’agissait de satisfaire.
Le modèle westphalien
Le capitalisme d’Etat était, par définition, structuré nationalement de sorte que les instances légales des Etats-nations puissent être mobilisées pour aider au développement de l’économie nationale au nom de la communauté des citoyen-ne-s, si ce n’était toujours dans son intérêt. Cette forme d’organisation, rendue possible par le cadre de régulation économique établi par les accords de Bretton Woods, s’appuyait sur la division de l’espace politique en différentes entités territorialement délimitées. Ainsi, la culture politique du capitalisme d’Etat a institutionnalisé une vision westphalienne selon laquelle les obligations de justice contraignantes ne valent qu’entre concitoyen-nes. Cette vision westphalienne, dès lors qu’elle sous-tendait largement les revendications des luttes sociales d’après-guerre, encadrait les revendications de justice dans le champ politique domestique propre à chaque territoire étatique. Outre une solidarité formelle avec les droits humains internationaux et avec l’anti-impérialisme, l’horizon de la justice s’en trouva limité, ce qui eut également pour effet de marginaliser, sinon d’occulter totalement, les injustices au-delà des frontières [6].
En somme, la culture politique du capitalisme d’Etat était donc caractérisée par l’économisme, l’androcentrisme, l’étatisme et le modèle westphalien. Tous ces aspects furent attaqués à la fin des années 1960 et dans les années 1970, dans une période d’effervescence de la radicalité. A cette époque, les féministes de la deuxième vague se sont ralliées aux mouvements de la Nouvelle Gauche et de ses équivalents anti-impérialistes pour s’opposer à l’économisme, l’étatisme, et, dans une moindre mesure, au modèle westphalien du capitalisme d’Etat, tout en contestant son caractère androcentrique ainsi que le sexisme de leurs camarades militants et de leurs alliés politiques. Analysons maintenant chacun de ces points.
1. Le féminisme de la deuxième vague et l’opposition à l’économisme
En se départissant d’une conception qui identifiait et comprenait l’injustice exclusivement en termes de distribution inégale entre classes, les féministes de la deuxième vague se sont ralliées à d’autres mouvements d’émancipation pour faire éclater l’imaginaire économiciste étroit du capitalisme d’Etat. La politisation du « personnel » leur avait permis d’élargir la signification attribuée à la notion de justice, en réinterprétant les inégalités sociales qui avaient été ignorées, tolérées ou rationalisées depuis des temps immémoriaux pour les repenser comme des injustices. En rejetant à la fois la perspective marxiste qui se focalisait exclusivement sur l’économie politique et la perspective libérale, concentrée exclusivement sur le droit, elles ont ainsi pu dévoiler les injustices qui opéraient dans d’autres sphères, tel que dans la famille et les traditions culturelles, mais également dans la société civile et la vie quotidienne. En outre, les féministes de la deuxième vague ont étendu le nombre d’axes analytiques qui pouvaient nourrir l’injustice. Tout en rejetant le primat accordé à la catégorie de classe sociale, les féministes socialistes, noires et anti-impérialistes se sont opposées aux féministes radicales dans leur effort qui visait à conférer au genre une position de privilège catégoriel, similaire à celle de la classe. Elles ont ainsi été les premières à initier une alternative « intersectionniste », communément admise aujourd’hui, qui intègre le genre, mais aussi la classe, la race, la sexualité et la nationalité. Enfin, les féministes de la deuxième vague ont élargi le champ de la justice pour y inclure des questions qui étaient auparavant reléguées au domaine du privé, telles que la sexualité, les travaux domestiques, la reproduction et les violences contre les femmes. Ce faisant, elles ont renouvelé et développé le concept d’injustice pour qu’il englobe non seulement les inégalités économiques mais aussi les hiérarchies de statuts et les asymétries de pouvoir politique. Rétrospectivement, on peut dire que les féministes ont contribué à remplacer une vision moniste et économiciste de la justice par un mode de compréhension tridimensionnel qui regroupe et inclut l’économie, la culture et la politique.
Sans prendre la forme d’un simple catalogue, la pléthore de formes d’injustice qui venaient d’être découvertes se fondait sur l’idée englobante selon laquelle la subordination des femmes est systémique et profondément ancrée dans les structures de la société. Evidemment, la manière de caractériser cette totalité sociale était sujette à d’intenses débats : elle pouvait alors être conçue en termes de « patriarcat », d’un système dual amalgamant capitalisme et patriarcat, d’un système mondial impérialiste, ou, comme je le pense moi-même, d’une forme historiquement spécifique de capitalisme androcentrique d’Etat, qui est structurée par trois ordres de subordination entrecroisés : la (mal-)distribution, la (mal-)reconnaissance et la (mal-)représentativité. Malgré ces différences de conception profondes, exception faite des féministes libérales, la plupart s’accordaient à penser que vaincre la subordination des femmes nécessitait une transformation radicale des structures profondes de la totalité sociale. L’engagement commun en faveur d’une transformation systémique reflétait les origines de ce mouvement, né de l’effervescence des mouvements d’émancipation de l’époque.
2. Le féminisme de la deuxième vague et l’opposition à l’androcentrisme
Si le féminisme de la deuxième vague a participé de l’atmosphère radicale des années 1960, il s’est néanmoins confronté aux autres mouvements d’émancipation. Après tout, l’injustice de genre dans le contexte du capitalisme d’Etat, qui était bien la principale cible des féministes, était rarement considérée comme une préoccupation majeure par les militant-e-s non-féministes et anti-impérialistes de la Nouvelle Gauche. En forgeant leur critique de l’androcentrisme du capitalisme d’Etat, les féministes de la deuxième vague ont ainsi dû affronter le sexisme au sein de la gauche. Ce phénomène n’engendrait pas de problème réel pour les féministes radicales et libérales, puisque les unes pouvaient tout simplement devenir séparatistes et les autres quitter la gauche. En revanche, les féministes noires, socialistes et anti-impérialistes devaient envisager de continuer à faire partie de la gauche tout en faisant face au sexisme en son sein.
Pour un temps, les féministes socialistes ont tout de même réussi à maintenir cet équilibre délicat. Pour elles, le cœur du système androcentrique se situait dans la division sexuelle du travail qui dévalorise systématiquement les activités associées aux femmes ou effectuées par elles, qu’elles soient rémunérées ou non. En appliquant leur analyse au contexte du capitalisme d’Etat, elles ont mis au jour les liens enfouis dans les structures sociétales qui s’établissent entre l’assignation des femmes aux soins non-rémunérés, leur subordination dans le mariage et dans leur vie personnelle, la division sexuelle du travail, la prédominance des hommes dans le système politique, et l’androcentrisme de la protection sociale, des politiques industrielles et des projets de développement. En réalité, elles ont démontré le caractère central du salaire familial en tant que point de convergence entre la mal-distribution, la mal-reconnaissance et la mal-représentativité de genre. La critique qui en résulte a combiné les domaines économique, culturel et politique, et une interprétation systématique de la subordination des femmes dans le capitalisme d’Etat. Pour autant, les féministes de la deuxième vague ne se sont pas contentées de favoriser la pleine intégration des femmes dans la société capitaliste, pour qu’elles soient reconnues en tant que travailleuses et ainsi rémunérées, mais elles ont également cherché à transformer les structures et les valeurs profondes qui animent ce système, en partie en décentrant le travail salarié et en valorisant les activités non-rémunérées, notamment le travail lié aux soins effectués par des femmes et répondant à une nécessité sociale.
3. Le féminisme de la deuxième vague et l’opposition à l’étatisme
L’opposition des féministes au capitalisme d’Etat était autant affaire de processus que de substance. Tout comme leurs alliés de la Nouvelle Gauche, elles rejetaient le cadre principiel bureaucratique et managérial du capitalisme d’Etat, mais leur critique de l’organisation fordiste s’accompagnait d’une analyse en termes de genre. Cette dernière interprétait la culture des institutions, caractérisée par leur taille importante et une forte hiérarchisation, en tant qu’expression moderne de la masculinité issue de la strate professionnelle et managériale du capitalisme d’Etat. Grâce au développement d’une vision autre, qui promouvait l’horizontalité dans les prises de décision et qui se fondait sur la sororité, les féministes de la deuxième vague ont créé une pratique organisationnelle entièrement nouvelle axée sur la prise de conscience. En essayant de surmonter la dichotomie étatiste entre théorie et pratique, elles se sont érigées en mouvement contre-culturel antihiérarchique, participatif, démotique, et orienté vers la démocratisation. A une époque où l’acronyme ONG n’existait pas encore, les universitaires, les avocates et les travailleuses sociales féministes s’identifiaient plus aux mouvements populaires qu’aux valeurs professionnelles qui régnaient dans le champ de l’expertise dépolitisée.
Cependant, contrairement à leurs camarades de la contre-culture, la plupart des féministes voulaient diffuser les valeurs féministes dans les institutions étatiques. Plutôt que de s’opposer au modèle institutionnel, elles envisageaient la création d’un Etat démocratique participatif qui encouragerait ses citoyens à s’émanciper. En repensant efficacement la relation entre l’Etat et la société, elles voulaient transformer ceux et celles qui sont posé-e-s comme des objets passifs des politiques publiques et de développement pour qu’ils-elles deviennent des sujets actifs, capables de participer aux processus démocratiques et à leurs interprétations. Ainsi, leur objectif était moins lié au démantèlement des institutions étatiques qu’à leur transformation en agences qui participeraient à la promotion de la justice de genre, et par là l’exprimeraient.
4. Le féminisme de la deuxième vague, l’opposition et le soutien au modèle westphalien
La relation que les féministes ont entretenue avec la dimension westphalienne du capitalisme d’Etat est probablement plus ambivalente. Compte tenu de ses origines, ancrées dans l’effervescence du mouvement global contre la guerre du Vietnam, le mouvement féministe était tout à fait disposé à remettre en cause les injustices transfrontalières. Ce phénomène touchait en particulier les féministes des pays émergents pour qui la critique des inégalités de genre se mêlait à l’anti-impérialisme. Mais dans ce cas, comme dans d’autres, la plupart des féministes s’adressaient en premier lieu à leurs Etats respectifs pour qu’en retour ceux-ci répondent à leurs revendications. Ainsi, les féministes de la deuxième vague ont eu tendance à réinscrire leur pratique dans le cadre westphalien, même si ce dernier faisait l’objet de vives critiques théoriques. Ce cadre, qui divisait l’espace territorial mondial en différentes entités politiques, servait de dernier recours à une époque où les Etats semblaient encore détenir les capacités nécessaires pour conduire des politiques sociales et à une époque où les développements technologiques ne permettaient pas encore de mises en réseaux transnationales en temps réel. Dans un contexte de capitalisme d’Etat, le slogan « la sororité est globale », déjà contesté pour son caractère impérialisant, fonctionnait comme un signe abstrait plutôt que comme un projet politique post-westphalien pouvant être mis en œuvre pratiquement.
En général, quoique rejetant l’économisme, l’androcentrisme et l’étatisme du capitalisme d’Etat, le féminisme de la deuxième vague avait donc une position ambivalente à l’égard du modèle westphalien, et sa critique demeurait considérablement nuancée. En rejetant l’économisme, les féministes de l’époque n’ont jamais douté de la centralité de la justice distributive et de la critique de l’économie politique dans le cadre d’un projet d’émancipation des femmes. Loin de vouloir minimiser la dimension économique de la justice de genre, elles cherchaient plutôt à l’approfondir en éclaircissant sa relation avec les deux autres dimensions, culturelle et politique. De la même manière, en critiquant l’androcentrisme du « salaire familial », les féministes de la deuxième vague n’ont jamais cherché à le remplacer par un modèle qui illustrerait la présence de deux « salarié-e-s ». Pour elles, vaincre l’injustice de genre signifiait mettre fin à la dévaluation systématique des soins et de la division sexuée du travail, qu’il soit rémunéré ou non. Enfin, en rejetant l’étatisme du capitalisme d’Etat, les féministes de la deuxième vague n’ont jamais mis en doute le besoin d’institutions fortes, capables d’organiser la vie économique au service de la justice. Loin de vouloir libérer les marchés du contrôle étatique, elles cherchaient plutôt à démocratiser le pouvoir d’Etat, à maximiser la participation des citoyens, à renforcer la transparence et à accroître la circulation de la communication entre l’Etat et la société.
Cela étant dit, le féminisme de la deuxième vague adoptait un projet politique de transformation sociale fondé sur une compréhension plus large de l’injustice et sur la critique systémique de la société capitaliste. Les courants les plus avancés de cette réflexion critique envisageaient leur lutte de manière multi-dimensionnelle, visant à abattre simultanément l’exploitation économique, les hiérarchies de statut et l’assujettissement politique. En outre, le féminisme faisait partie d’un projet d’émancipation plus large dans lequel les luttes contre les injustices de genre étaient nécessairement liées aux luttes contre le racisme, l’impérialisme, l’homophobie et la domination de classe qui, les unes et les autres, nécessitaient la transformation des structures profondes de la société capitaliste.
II. Féminisme et « nouvel esprit du capitalisme »
Le projet devait finalement rester mort-né, victime de forces historiques plus profondes et mal comprises à l’époque. Avec le recul, on s’aperçoit aujourd’hui que l’avènement du féminisme de la deuxième vague coïncida avec un glissement historique du capitalisme, passant de la variante étatique que l’on vient d’évoquer au néolibéralisme. En inversant la formule antérieure, qui visait à soumettre les marchés à une maîtrise politique, les promoteurs de cette nouvelle forme de capitalisme proposèrent de soumettre la politique à la maîtrise des marchés. Le démantèlement des aspects principaux du cadre de Bretton Woods permit d’éliminer les contrôles sur les capitaux qui avaient rendu possible la prise en main keynésienne des économies nationales. Le dirigisme devait faire place à la privatisation et à la dérèglementation ; la protection et la citoyenneté sociale devaient être remplacées par la responsabilité individuelle et par les effets de redistribution indirecte à partir des hauts revenus[trickle down] ; l’Etat providence et l’Etat développeur devaient s’effacer devant un Etat concurrentiel « dégraissé » et parcimonieux. D’abord expérimentée en Amérique latine, la transition vers le capitalisme en Europe centrale et en Europe de l’Est fut largement guidée par cette approche. Si Reagan et Thatcher s’en firent les hérauts, elle ne fut mise en œuvre que de manière graduelle et partielle dans les pays riches. En revanche, pour les pays pauvres, les programmes néolibéraux furent imposés avec l’arme de la dette au nom d’un « ajustement structurel » qui tournait le dos à tous les principes fondamentaux du développementalisme et obligea les Etats postcoloniaux à se débarrasser des leurs actifs, à ouvrir leurs marchés et à pratiquer des coupes sombres dans les budgets sociaux.
Il est intéressant de constater que dans ce même contexte, le féminisme de la deuxième vague connut une période prospère. Le mouvement de contre-culture radicale des premiers temps était en passe de devenir un phénomène social doté d’une base de masse large. Avec des adhérents issus de toutes classes, de toutes nationalités, de tous milieux ethniques et de toutes obédiences idéologiques, les idées féministes imprégnèrent la vie sociale et transformèrent les cadres d’auto-compréhension de toutes celles et ceux qui en reçurent l’influence. Il en résulta non seulement une croissance considérable des effectifs militants, mais également une transformation des perceptions ordinaires de la famille, du travail et de la dignité.
Cette prospérité parallèle du néo-libéralisme et du féminisme de la deuxième vague pouvait-elle n’être qu’une coïncidence ? Ou était-elle l’expression de quelque affinité élective, perverse et souterraine ? Cette deuxième possibilité tient certes de l’hérésie, mais on court grand risque à refuser de l’envisager. Il est certain que l’avènement du néolibéralisme a induit une transformation en profondeur de tout l’espace d’intervention du féminisme de la deuxième vague. Je voudrais défendre ici l’idée selon laquelle les idéaux du féminisme s’en trouvèrent resignifiés [7]. Des aspirations clairement porteuses d’une force d’émancipation dans le contexte d’un capitalisme d’Etat prirent un sens autrement plus ambigu à l’ère néolibérale. Au moment où les Etats providence et développeurs étaient exposés aux attaques des partisans du marché, les critiques féministes de l’économicisme, de l’androcentrisme, de l’étatisme et du modèle westphalien se prêtaient de fait à des combinaisons nouvelles. Je m’arrêterai plus longuement sur cette resignification en revenant sur les quatre principales destinations de la critique féministe.
Resignification de l’anti-économicisme féministe
L’émergence du néolibéralisme coïncida avec une altération majeure de la culture politique des sociétés capitalistes. Dans cette nouvelle période, l’exigence de justice fut de plus en plus reformulée en termes de reconnaissance et de différence [8]. Dans ce déplacement « de la redistribution vers la reconnaissance » s’inscrivaient de puissantes forces visant à faire du féminisme de la deuxième vague une variante des politiques identitaires. Variante progressiste, certes, qui néanmoins tendait à privilégier une critique de la culture de plus en plus englobante tout en sous-estimant la critique de l’économie politique. Dans la pratique, la tendance consista à subordonner les luttes socio-économiques aux luttes pour la reconnaissance, tandis que dans le champ universitaire, la théorie culturelle féministe éclipsait progressivement la théorie sociale féministe. Ce qui avait commencé comme un correctif salutaire à l’économicisme prit bientôt les accents d’un culturalisme unilatéral. Ainsi, au lieu d’aboutir à un paradigme plus riche et plus large, à même de tenir ensemble enjeux de redistribution et de reconnaissance, les féministes de la deuxième vague échangèrent un paradigme tronqué contre un autre. En outre, le moment ne pouvait être plus mal choisi. Le tournant vers la reconnaissance apportait une finition sur mesures à un néolibéralisme ascendant on ne peut plus soucieux d’éradiquer toute référence à toute idée d’égalitarisme social. Ce qui veut dire que les féministes absolutisèrent la critique de la culture précisément au moment où les circonstances exigeaient une attention accrue à la critique de l’économie politique. Avec cet éclatement de la critique, le niveau culturel fut découplé non seulement de l’économique, mais également d’une critique du capitalisme qui les avait étroitement liées. Détachés de la critique du capitalisme et rendus disponibles pour d’autres articulations, ces divers niveaux pouvaient alors dériver vers cette « liaison dangereuse » avec le néolibéralisme dont parle Hester Eisenstein [9].
Resignification de l’anti-androcentrisme
La resignification néolibérale de la critique féministe de l’androcentrisme n’était alors plus qu’une affaire de temps. On peut l’expliquer en adaptant un argument tiré du travail de Boltanski et Chiapello. Dans leur Nouvel Esprit du capitalisme, un ouvrage important, ils avancent cette idée que le capitalisme se réinvente périodiquement dans des moments de rupture historique, pour une part, en récupérant divers courants critiques dirigés contre lui [10]. Dans de tels moments, certains éléments de la critique anticapitaliste sont resignifiés pour légitimer une nouvelle forme émergente du capitalisme, alors investie de la signification morale supérieure qui lui est nécessaire pour convaincre de nouvelles générations d’apporter leur contribution au travail d’accumulation sans fin, fondamentalement vide de sens. Pour Boltanski et Chiapello, le nouvel « esprit » qui a servi à légitimer le capitalisme flexible néolibéral contemporain a d’abord été façonné à partir de la critique « artiste » de la Nouvelle Gauche dans le cadre d’un capitalisme d’Etat, critique qui s’en prenait à la grisaille conformiste de la culture d’entreprise. Ce fut avec les accents de Mai 68, expliquent-ils, que les théoriciens du management néolibéral se firent les chantres d’un capitalisme de « projet », connexionniste, dans lequel les hiérarchies organisationnelles rigides feraient place aux équipes horizontales et aux réseaux flexibles, libérant ainsi la créativité individuelle. Il en sortit une nouvelle romance du capitalisme avec des effets dans le monde réel, romance qui devait nimber les start-ups à haute technologie de la Silicon Valley et qui aujourd’hui trouve son expression la plus pure dans la communication d’entreprise de Google.
L’idée de Boltanski et Chiapello est à la fois originale et profonde. Cependant, parce qu’elle ne prend pas en compte les questions de genre, elle ne parvient pas à saisir pleinement l’esprit du capitalisme néolibéral. Certes, cet esprit intègre une romance masculiniste de l’individu libre, sans attache, auto-engendré, qu’ils décrivent fort bien. Mais le capitalisme néolibéral a autant à voir avec Walmart, les maquiladoras et le microcrédit qu’avec la Silicon Valley et Google. Il se nourrit d’un travail très majoritairement accompli par des femmes ; non seulement de jeunes célibataires, mais aussi des femmes mariées, des femmes avec des enfants ; non seulement des femmes racialisées, mais aussi des femmes d’à peu près toutes origines nationales et ethniques. En tant que telles, les femmes sont apparues en masse sur le marché du travail à échelle planétaire avec pour effet une remise en cause radicale de l’idéal du salaire familial propre au capitalisme d’Etat. Dans le capitalisme néolibéral « désorganisé », cet idéal a été remplacé par la norme de la famille à deux salaires. Il se peut bien que ce nouvel idéal repose sur une réalité faite de bas salaires, de faible sécurité de l’emploi, de niveaux de vie qui dégringolent, d’accroissement massif du nombre d’heures travaillées pour chaque foyer, d’intensification des doubles journées de travail qui deviennent des triples ou des quadruples journées de travail, et d’augmentations du nombre de foyers pris en charge par des femmes. Le capitalisme désorganisé change le plomb en or en construisant une nouvelle romance de la promotion des femmes et de l’égalité hommes/femmes.
Aussi troublant que cela puisse paraître, j’entends bel et bien suggérer cette idée que le féminisme de la deuxième vague a fourni sans le savoir l’un des ingrédients décisifs du nouvel esprit néolibéral. Notre critique du salaire familial contribue aujourd’hui pour une bonne part à la romance qui investit le capitalisme flexible d’un sens plus élevé et d’une dimension morale. En conférant à leurs luttes quotidiennes une signification éthique, la romance féministe attire des femmes situées aux deux extrémités de l’échelle sociale, qu’il s’agisse de cadres des classes moyennes issues des professions libérales et déterminées à briser le plafond de verre, ou de salariées dans l’emploi précaire, à mi-temps, dans des emplois de service sous-payés, de domestiques, de travailleuses du sexe, d’immigrées, d’ouvrières de zones franches [EPZ, export processing zones] et d’emprunteuses de microcrédits, à la recherche tant de revenus et de sécurité matérielle que de dignité, de promotion personnelle et d’émancipation vis-à-vis de l’autorité traditionnelle. Aux deux extrémités, le rêve de l’émancipation des femmes ne sort pas du champ de gravitation de l’accumulation capitaliste. La postérité de la critique féministe de la deuxième vague dirigée contre le salaire familial a donc connu un sort pervers ; cette critique qui était au cœur de l’analyse radicale de l’androcentrisme capitaliste sert aujourd’hui à intensifier la valorisation capitaliste du travail salarié.
Resignification de l’antiétatisme
Le néolibéralisme a également resignifié l’antiétatisme de la période antérieure, qui fut alors mis au service des programmes visant à réduire purement et simplement l’intervention de l’Etat. Dans ce nouveau climat, entre la critique féministe de la deuxième vague du paternalisme de l’Etat-providence et la critique de l’assistanat [nanny state] chez Margaret Thatcher, la différence paraissait assez ténue. L’expérience états-unienne fut exemplaire de ce point de vue, lorsque les féministes assistèrent, impuissantes, à la récupération par Clinton de leur fine critique d’un système d’aide aux pauvres sexiste et dégradant, au profit d’un plan visant à « mettre un terme à l’aide sociale telle que nous la connaissons » et ainsi, supprima le droit fédéral à l’assurance chômage. Pendant ce temps, dans les post-colonies, la critique de l’androcentrisme dans le cadre de l’Etat développeur versa dans la promotion enthousiaste des ONG qui se mirent à proliférer dans les espaces laissés vacants par les reculs de l’Etat. Il faut bien reconnaître que les meilleures de ces organisations apportèrent un soutien matériel vital à des populations privées de services publics. Mais bien souvent, il en résulta une dépolitisation des groupes locaux et un réalignement de leurs priorités sur les orientations décidées par les donateurs des pays riches. En outre, du fait même de leur nature palliative, l’intervention des ONG ne fut guère en mesure de faire obstacle à l’assèchement général des aides publiques ou de construire un soutien politique aux Etats tentant d’apporter des solutions [11].
L’explosion du microcrédit illustre bien ce dilemme. En opposant les valeurs féministes de responsabilisation et de participation à la base, à la paperasse d’un étatisme surplombant et facteur de passivité, les architectes de ces projets ont conçu une synthèse novatrice entre débrouillardise individualiste [self-help] et réseaux communautaires, entre supervision par les ONG et mécanismes de marché, le tout dans le but de combattre la pauvreté que vivent les femmes et la domination de genre. Il s’en est suivi, jusqu’à présent, des volumes considérables de remboursements de dettes et quelques exemples anecdotiques d’existences transformées. Une troublante coïncidence finit par passer inaperçue dans tout le tintamarre féministe autour de ces projets : le microcrédit est apparu au moment même où les Etats renonçaient aux programmes structurels de lutte contre la pauvreté, autant d’efforts auxquels le prêt à petite échelle ne saurait en aucun cas se substituer [12]. Là encore, la critique féministe du paternalisme bureaucratique a été récupérée par le néolibéralisme. Une perspective qui, au départ, visait à transformer le pouvoir d’Etat en un véhicule de l’autonomie citoyenne et de la justice sociale sert aujourd’hui à légitimer l’emprise du marché et le repli de l’Etat.
Resignification du féminisme pro- et anti-westphalien
Le néolibéralisme a finalement altéré, pour le meilleur comme pour le pire, la relation ambivalente qu’entretient le féminisme de la deuxième vague avec le cadre westphalien. Dans le nouveau contexte de la « mondialisation », il ne va plus de soi que l’Etat territorial délimité par des frontières est le seul cadre légitime des obligations de justice et des luttes pour la justice. Les féministes ont rallié les écologistes, les militants des droits de l’homme et les critiques de l’OMC sur ce terrain. La mobilisation de diverses intuitions post-westphaliennes restées inutilisables dans le contexte du capitalisme d’Etat, leur a permis de s’attaquer aux injustices transfrontalières, marginalisées et négligées dans la période précédente. Avec le recours aux technologies de communication afin d’établir des réseaux transnationaux, les féministes ont expérimenté de nouvelles stratégies comme, par exemple, « l’effet boomerang », qui mobilise l’opinion publique mondiale pour braquer les projecteurs sur des pratiques locales scandaleuses et pour mettre ainsi dans l’embarras les Etats qui y consentent [13]. Il y avait là une forme nouvelle et prometteuse de militantisme féministe, à la fois transnational, multi-échelles et post-westphalien.
Mais le tournant transnational n’était lui-même pas exempt de difficultés. Souvent empêchées d’agir au niveau de l’Etat, nombre de féministes redirigèrent leur énergie vers l’arène « internationale » et en particulier vers une succession de conférences dans le cadre des Nations Unies, à Nairobi, à Vienne, à Pékin et ailleurs encore. En construisant une participation à la « société civile globale » comme lieu d’implication dans les débats sur les nouveaux régimes de gouvernance mondiale, elles se sont rendues prisonnières de quelques-uns des problèmes que j’ai déjà relevés. Par exemple, les campagnes pour les droits humains des femmes furent intégralement centrées sur les questions de violence et de reproduction, par opposition aux enjeux de la pauvreté. L’enregistrement de la dichotomie issue de la Guerre froide entre droits civiques et politiques d’une part et droits sociaux et économiques d’autre part, ces efforts ont eux aussi fait passer la reconnaissance avant la redistribution. Ces campagnes ont, en outre, accru la limitation des luttes politiques féministes au seul horizon des ONG, renforçant alors le décalage entre organisations professionnelles et groupes locaux tout en faisant une place disproportionnée aux élites anglophones. L’implication des féministes dans les cadres institutionnels de l’UE a connu des dynamiques similaires, en particulier compte tenu de l’absence de mouvements des femmes authentiquement transnationaux, à échelle européenne. Ainsi, la critique féministe du westphalisme a pris une résonance ambivalente à l’époque néolibérale. Ce qui avait commencé par une tentative salutaire d’élargir l’horizon de la justice au-delà de l’Etat-nation a finalement convergé avec les besoins administratifs d’une nouvelle forme de capitalisme.
Par conséquent, la trajectoire du féminisme à l’ère néolibérale présente donc un paradoxe. D’une part, le mouvement de contre-culture d’une période antérieure, relativement restreint, a connu une croissance exponentielle en parvenant à disséminer ses idées à échelle planétaire. D’autre part, les idées féministes sont progressivement entrées dans les configurations nouvelles d’un contexte altéré. A vocation clairement émancipatrice dans la période du capitalisme d’Etat, les critiques de l’économicisme, de l’androcentrisme, de l’étatisme et du westphalisme semblent traversées d’ambiguïtés et susceptibles de servir les besoins de légitimation d’une nouvelle forme de capitalisme. Et d’ailleurs, ce capitalisme préfère nettement avoir affaire à des revendications de reconnaissance plutôt qu’à des revendications de redistribution au moment où il trouve dans le salariat féminin les fondements de son nouveau régime d’accumulation et où il cherche à soustraire les marchés à la régulation sociale afin d’opérer plus librement encore à échelle globale.
III. Un avenir ouvert ?
Aujourd’hui, cependant, le capitalisme actuel se trouve lui-même à la croisée des chemins. Certes, la crise financière globale et le traitement clairement post-néolibéral qu’elle a reçu de la part des principaux Etats (maintenant tous keynésiens), marque le début de la fin du néolibéralisme comme régime économique. L’élection de Barack Obama est peut-être le signe d’une répudiation décisive, dans le ventre même de la bête, du néolibéralisme en tant que projet politique. Nous sommes peut-être en train d’assister aux premiers signaux d’une nouvelle vague de mobilisation tournée vers la formulation d’une alternative et dans le même ordre d’idées, nous sommes peut-être à la veille d’une « grande transformation », aussi massive et profonde que celle que je viens de décrire.
Si c’est bien le cas, alors les contours de la société à naître seront l’objet d’intenses tiraillements dans la période à venir et le féminisme y occupera une place importante, à deux niveaux distincts. D’abord, au titre du mouvement social dont je viens de retracer l’itinéraire et qui cherchera à faire en sorte que le nouveau régime institutionnalise un engagement sur la justice de genre. Mais aussi en tant que construction discursive que les féministes au sens premier du terme ne possèdent ni ne contrôlent plus, signifiant vide d’une vague idée du bien (comparable, peut-être, aux usages de « démocratie »), que l’on pourra invoquer, que l’on invoquera, afin de légitimer toute une série de scénarios différents dont tous ne défendront pas la justice de genre. Produit du féminisme au premier sens du terme, avec sa dimension de mouvement social, ce deuxième sens, discursif, du « féminisme » a mal tourné. Le discours, en se dissociant du mouvement, laisse ce dernier face à une lointaine et vague version de lui-même, un double d’une étrange familiarité qu’il ne peut ni se réapproprier ni tout à fait désavouer [14].
Cette contribution a voulu étudier les figures curieuses qu’exécutent ces deux féminismes dans la transition du capitalisme d’Etat au néolibéralisme. Que devons-nous en conclure ? Certainement pas que le féminisme de la deuxième vague a purement et simplement échoué, ou qu’il faut le rendre responsable du triomphe du néolibéralisme. Nous n’en conclurons pas plus que les idéaux féministes sont fondamentalement problématiques ou qu’ils sont condamnés à une resignification au service du capitalisme. J’en viens plutôt à cette autre conclusion qu’il nous faut (à nous, pour qui le féminisme est avant tout un mouvement pour la justice de genre) développer une plus grande compréhension historique de nous-mêmes dans un environnement peuplé de nos doubles étranges et familiers.
Pour ce faire, revenons-en à la question suivante : comment expliquer, au bout du compte, notre « liaison dangereuse » avec le néolibéralisme ? Sommes-nous les victimes malheureuses d’une simple coïncidence, au mauvais endroit au mauvais moment, alors à la merci du plus opportuniste des séducteurs, à savoir, un capitalisme prêt à tout au point d’instrumenter jusqu’aux perspectives qui lui sont les plus foncièrement étrangères ? Ou existe-t-il, comme je l’ai déjà suggéré, quelque affinité élective souterraine entre le féminisme et le néolibéralisme ? Si une telle affinité existe bel et bien, c’est dans la critique de l’autorité traditionnelle qu’on la trouve [15].
Il s’agit là d’une vieille préoccupation du militantisme féministe qui a voulu, au moins depuis Mary Wollstonecraft, émanciper les femmes d’une sujétion personnalisée aux hommes, qu’ils soient pères, frères, prêtres, aînés, ou maris. Mais l’autorité traditionnelle s’avère être aussi, dans certaines périodes, un obstacle à l’expansion capitaliste en faisant partie de tout un tissu social environnant dans lequel les marchés ont été historiquement encastrés et qui a servi a confiner la rationalité économique dans une sphère limitée [16]. Aujourd’hui, ces deux critiques de l’autorité traditionnelle, féministe et néo-libérale, sont convergentes.
En revanche, féminisme et néo-libéralisme divergent sur les formes post-traditionnelles de subordination de genre (limites à l’existence des femmes qui ne prennent pas la forme d’une sujétion personnalisée, mais qui résultent de processus structurels et systémiques dans lesquels l’activité d’un grand nombre de gens est elle-même prise dans des médiations à la fois abstraites et impersonnelles). On en tient un exemple emblématique avec ce que Susan Okin a caractérisé comme « cycle de la vulnérabilité induite par le mariage, socialement déterminé et nettement asymétrique » dans lequel la responsabilité traditionnelle des femmes à l’égard de l’éducation des enfants contribue à la formation de marchés du travail où les femmes sont désavantagées, entraînant alors une influence inégale sur le marché économique qui, à son tour, renforce et exacerbe l’inégalité de pouvoir au sein de la famille [17].
De tels processus de subordination, soumis à la médiation du marché, sont au cœur même du capitalisme néolibéral. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, ils devraient être au centre des préoccupations de la critique féministe dans un effort de démarcation vis-à-vis du néo-libéralisme et afin d’éviter la resignification par celui-ci. Il n’est, bien sûr, pas question de renoncer à la lutte contre l’autorité masculine traditionnelle, qui reste un moment nécessaire de la critique féministe. L’objectif consiste plutôt à perturber la communication entre cette critique et son double néolibéral en particulier en reconnectant les luttes contre la sujétion personnalisée avec la critique du système capitaliste qui promet la libération tout en substituant, dans les faits, un mode de domination à un autre.
Je voudrais préciser ces priorités en reprenant une dernière fois mes quatre cibles de la critique féministe.
Un anti-économicisme post-néolibéral
L’éventualité d’une sortie du néolibéralisme offre la possibilité de remettre à l’ordre du jour la promesse émancipatrice du féminisme de la deuxième vague. L’adoption d’une analyse proprement tridimensionnelle de l’injustice doit nous permettre d’intégrer de manière plus équilibrée les enjeux de redistribution, de reconnaissance et de représentation, enjeux qui avaient été séparés dans la période antérieure. La réinscription de ces aspects indispensables de la critique féministe au sein d’une pensée forte et renouvelée de la totalité sociale passe donc par la reconnexion de la critique féministe avec la critique du capitalisme, condition d’un nouvel ancrage à gauche du féminisme.
Un anti-androcentrisme post-néolibéral
De la même manière, l’éventualité d’une sortie du néolibéralisme nous donne l’occasion de rompre l’alliance frauduleuse entre notre critique du salaire familial et le capitalisme flexible. La reprise en main de notre critique de l’androcentrisme doit permettre aux féministes de défendre l’idée d’une forme de vie dans laquelle le travail salarié est décentré et les activités échappant à la marchandisation – et notamment, le service à la personne – sont valorisées. Ces activités aujourd’hui largement cantonnées au travail des femmes doivent pouvoir devenir des dimensions positives d’une vie bonne pour tout un chacun.
Un anti-étatisme post-néolibéral
La crise du néolibéralisme nous offre aussi la chance de rompre le lien entre notre critique de l’étatisme et la promotion des logiques de marché. En se réappropriant la cause de la démocratie participative, les féministes seraient à même de défendre une nouvelle organisation du pouvoir politique qui subordonnerait l’idéologie du management bureaucratique à la capacité d’intervention citoyenne. Il ne s’agit pas, cependant, de dissiper, mais bien de renforcer le pouvoir public. Par conséquent, la démocratie participative que nous recherchons aujourd’hui est une démocratie qui passe par une politique pour maîtriser les marchés et orienter la société dans le sens de la justice.
Un anti-westphalisme post-néolibéral
Enfin, la crise du néolibéralisme nous offre la chance de résoudre, de manière productive, notre rapport ancien et ambivalent au cadre westphalien. Compte tenu du déploiement transnational du capital, les capacités publiques nécessaires aujourd’hui ne peuvent se restreindre au seul Etat territorial. Dans ce cas, l’objectif est de rompre l’identification exclusive de la démocratie avec la communauté politique derrière ses frontières. En se joignant à d’autres forces progressistes, les féministes peuvent se battre pour un nouvel ordre politique post-westphalien, multiscalaire, démocratique à tous les niveaux. La combinaison de subsidiarité et de participation devrait permettre à une nouvelle constellation de pouvoirs démocratiques de redresser les injustices de tous ordres, sur tous les axes et à toutes les échelles, y compris les injustices transfrontalières.
Il me semble, par conséquent, que nous sommes à un moment où les féministes devraient voir les choses en grand. Après avoir vu l’offensive néolibérale récupérer nos meilleures idées, nous disposons maintenant d’une ouverture qui doit nous en permettre la reprise en main. Nous saisir de ce moment peut être l’occasion de tendre l’arc de la transformation qui s’esquisse dans la direction d’une justice qui ne se limitera alors pas à la seule question du genre.
Nancy Fraser