« Le Pakistan est un endroit très dangereux ! Même Oussama ben Laden n’y était pas en sécurité ! » Les Pakistanais tentent de se remonter le moral par des plaisanteries alors que le malaise s’accroît. Le pays nage en pleine confusion depuis l’incroyable exécution surprise d’Oussama Ben Laden par un commando américain à Abbottabad, ville de garnison à 50 km de la capitale. « Quelle honte pour notre pays devant le monde entier ! » lance Akbar, un journaliste d’Islamabad.
Officiellement, bien que les circonstances de cette opération commando ne soient toujours pas claires, les Américains ont agi sans prévenir le Pakistan… de peur que le chef d’Al-Qaeda ne soit alerté. En réponse, le Pakistan a dénoncé une violation de son territoire. Une accusation pour « sauver l’honneur », et qui a été reprise hier à Abbottabad, où quelques dizaines d’avocats ont manifesté contre le raid. Mais l’Etat va tout de même devoir s’expliquer sur la présence tranquille de Ben Laden dans une ville contrôlée par les militaires.
« Terrible échec ». A Abbottabad, tout le monde est d’accord sur un point, il est impossible que Ben Laden soit resté caché sans aucune complicité. Quel a donc été le rôle exact des services secrets pakistanais ? « Incompétence », comme le plaide le Premier ministre, Youssuf Raza Gilani, à Paris, ou bien double jeu ? « Le gouvernement a gardé un silence assourdissant au début, il ne savait même pas quoi répondre, constate un analyste de la capitale. Ici, c’est l’armée qui gère les « affaires étrangères », notamment la question du Cachemire et de l’Afghanistan. » Afrasiab Khattak, membre de l’Awami National Party (parti pachtoun membre de la coalition gouvernementale), estime prudemment que « le gouvernement a été surpris et choqué. Il va devoir enquêter à ce sujet, je ne peux rien vous dire d’autre. C’est un terrible échec de nos services de sécurité ».
Dans le pays, la confusion règne. Une partie de la population, très méfiante vis-à-vis des Américains, refuse toujours de croire à la mort du chef d’Al-Qaeda. Abdul Rashid Turabi, membre du Jamaat-e-Islami (premier parti religieux du pays), estime qu’« il y a beaucoup de questions soulevées par cet incident, on n’a pas vu d’images du corps ! Certains experts et d’anciens généraux dénoncent une mise en scène des Américains ».
Pression. Selon Rahimullah Yusufzai, journaliste de Peshawar, « c’est tout à fait surprenant que Ben Laden se soit caché à Abbottabad. Il devait y être en confiance, peut être avait-il reçu des garanties, je ne sais pas. C’est très embarrassant pour notre Etat, pour le gouvernement, la police, l’ISI [Inter-Services Intelligence, les services secrets, ndlr]. Les conséquences vont être profondes, il va y avoir encore plus de pression des Occidentaux pour arrêter le mollah Omar [chef des talibans, ndlr], Al-Zawahiri [numéro 2 d’Al-Qaeda], les talibans… et d’un autre côté, une pression croissante des jihadistes contre l’Etat, ils vont vouloir venger Oussama ». Et prouver que leur élan n’est pas brisé par la mort de leur icône.
Pour Madeeha Gauhar, directrice du théâtre Ajoka à Lahore, « considérant l’implication possible de notre ISI, ou d’éléments « voyous » dans ses services, ce n’est pas vraiment une surprise. Beaucoup de gens refusent d’y croire, la vérité peut être très laide à voir. Officiellement, notre Etat lutte contre le terrorisme. Mais comment l’ISI a-t-il pu ignorer que Ben Laden était là-bas ? J’ai grandi à l’époque du dictateur Zia-ul-Haq, lors de la création de ces moudjahidin avec l’aide de la CIA, et je connais ce « grand jeu » ».
Activiste de la commission des droits de l’homme à Islamabad, Tahira Abdullah ne mâche pas ses mots : « Le gouvernement et les services secrets doivent nous rendre des comptes. Ou bien ils sont totalement incompétents, ou bien ils jouent double jeu. Les Pakistanais ont le droit de savoir, car dans les deux cas, c’est très grave. Pourquoi une grande partie de notre budget est-il dédié à l’armée si elle est incapable ou si elle nous ment ? C’est une crise de confiance très profonde, à la fois dans notre pays, et au niveau international. Le gouvernement, le chef de l’armée et des services secrets devraient tous démissionner. »
CÉLIA MERCIER
* Paru dans Libération, sous le titre « Le Pakistan en pleine confusion ». Mis en ligne:05/05/2011 À 00H00.
REPORTAGE : « Notre voisin était Ben Laden ! »
A Abbottabad, les habitants du quartier ont découvert au petit matin, parfois incrédules, l’identité du principal habitant de la villa mystérieuse.
« Nous, on pensait que c’était des mafieux qui habitaient là », murmure Iqbal, un étudiant placide de 21 ans. Depuis le toit de sa terrasse, il désigne une vaste résidence, à quelques dizaines de mètres de chez lui, isolée au milieu des champs : « Vous voyez ces hauts murs ! On s’est dit que ces gens avaient des ennemis, et qu’ils voulaient se protéger. » Du béton gris, une enceinte de trois mètres de haut surmontée de barbelés et truffée de caméras de surveillance, retirées depuis. Les murs épais abritent des regards indiscrets la maison proprement dite, bâtisse de deux étages sans prétention. Iqbal a vu construire cette résidence devant chez lui il y a sept ans. « C’était bizarre… Ils ont commencé par bâtir les murs, et ensuite la maison à l’intérieur ! »
Dans ce quartier résidentiel récent des faubourgs d’Abbottabad, sillonné de ruelles en terre où s’ébattent des chèvres près de champs de pommes de terre, la vie s’écoulait jusque-là paisiblement. Des familles de classe moyenne et des retraités ont élu domicile ici, dans des maisons confortables bâties sur ces terrains peu onéreux. De nombreux Afghans y louent aussi des logements pendant la saison chaude. Mais ces étranges voisins abrités dans leur forteresse n’inquiétaient personne.
Mouton. Iqbal raconte : « La maison appartenait à deux frères pachtouns. Ils étaient originaires de la région de Peshawar. Il y avait aussi leurs femmes et des enfants. Je ne sais pas de quoi ils vivaient, c’était bizarre, ils semblaient très riches. L’un d’eux aurait raconté qu’il possédait des centres commerciaux en Arabie Saoudite. » Les enfants sortent rarement pour jouer, les femmes sont aperçues à quelques rares reprises, dans les voitures, vêtues de niqab noir. « Le frère aîné, Arshad, était généreux, il aidait financièrement quelques familles pauvres du coin. Mais sinon, on ne le voyait pas beaucoup, il restait discret, il ne venait jamais dans nos maisons et il n’invitait personne du quartier. » Chaque semaine, les frères font tuer un mouton pour nourrir leur famille. « C’était étrange car cela voulait dire qu’il y avait du monde à l’intérieur ! Et puis ils avaient beaucoup de compteurs d’eau et d’électricité, constate Iqbal. Ils possédaient aussi des vaches et des chiens dans la cour et un potager. »
Il désigne une bicoque juste en face de la demeure forteresse : « Ça, c’est la maison de Shamrez, un fermier. Il travaillait dans leur potager. C’est le seul qui rentrait chez eux, ils lui fournissaient l’eau et l’électricité gratuitement. » Shamrez a été arrêté par l’armée, sa famille est partie précipitamment. Dans la localité paisible, c’est la peur qui règne désormais : « On n’arrive pas à y croire, personne ne s’en doutait, déclare Iqbal. Tout le monde a la trouille maintenant. »
Et a du mal à oublier cette scène d’apocalypse. Dans la nuit de dimanche à lundi, les résidents ont été réveillés par le vrombissement d’hélicoptères qui volaient à très basse altitude. « Un premier hélicoptère est venu tourner au-dessus de la maison. Puis il est reparti, raconte Iqbal. Peu après, trois hélicoptères sont revenus. L’un d’eux a déposé des hommes sur le toit puis il s’est posé dans le champ à droite. Le deuxième a atterri à gauche, des hommes sont sortis et ont encerclé la demeure. Le troisième hélicoptère s’est écrasé à l’intérieur. Je suis sorti pour voir, je pensais que c’était un atterrissage d’urgence, qu’ils avaient un problème. »
L’un des commandos pointe alors son arme sur le jeune homme et ses voisins, une petite lumière rouge danse sur leurs chemises. « L’homme a crié en ourdou : « Rentrez chez vous ! Eteignez les lumières ! » » Iqbal et les autres remontent en panique sur leurs terrasses. « Les commandos qui étaient sur le toit de la maison ont cassé une fenêtre et sont rentrés à l’intérieur. On a entendu des cris de femmes et d’enfants. Il y a eu une fusillade. Puis les hommes sont ressortis par la porte principale et sont repartis dans les hélicoptères. » Juste après, une forte détonation ébranle le voisinage. L’hélicoptère abandonné, en flammes, a été détruit par une explosion.
« Coup monté ». « Tout le monde s’est précipité dehors, mais comme cela brûlait on n’osait pas rentrer dans la maison », se souvient Iqbal. Arrivée des pompiers. Des ambulances entrent dans la résidence, repartent toutes sirènes hurlantes, et la police boucle le quartier. Le lendemain, les habitants sont priés de rester chez eux. « Nous avons découvert au petit matin que notre voisin était Ben Laden et que cette opération, c’était pour le tuer ! » s’exclame Iqbal.
Comme le jeune homme, tout le quartier est encore abasourdi par la nouvelle. Les riverains, inquiets de leur célébrité toute récente, observent les dizaines de journalistes qui s’agitent autour de la maison déserte, gardée par des policiers et des militaires peu causants. Un vieil homme s’arrête pour assister au spectacle : « Je ne crois pas qu’il vivait ici ce Ben Laden, grogne-t-il. C’est un coup monté des Américains, d’ailleurs, on n’a toujours pas vu le corps ! » Les hommes autour de lui acquiescent en silence.
Par CÉLIA MERCIER De notre envoyée spéciale à Abbottabad
04/05/2011 À 00H00
REPORTAGE : Au Pakistan, « Ben Laden ne mourra jamais, il ne peut pas mourir »
La rue d’Islamabad était divisée hier entre hommage au héros de l’islam ou détestation du traître terroriste.
Le Pakistan s’est réveillé sous le choc hier matin. L’annonce de la mort d’Oussama ben Laden, tué dans une opération des forces spéciales américaines, a provoqué la stupéfaction des habitants. D’autant que « l’homme le plus recherché du monde » ne se cachait pas dans les zones tribales frontalières de l’Afghanistan, comme on le soupçonnait, mais à Abbottabad, une ville de garnison verdoyante, à une cinquantaine de kilomètres de la capitale… Cette place forte de l’armée accueille aussi d’anciens militaires à la retraite, qui y profitent de l’air pur.
Difficile en tout cas d’imaginer que le chef d’Al-Qaeda ait pu s’y réfugier sans certaines complicités dans l’appareil sécuritaire. La question est des plus embarrassantes pour les officiels, qui vont devoir expliquer la présence de Ben Laden dans le coin. Les Américains ont-ils découvert seuls cette cachette ? Quel a été le rôle exact des services pakistanais ? Quelles ont été les tractations en coulisse ? Le Pakistan a-t-il obtenu des garanties sur son rôle en Afghanistan en échange de la capture de Ben Laden ? Tout Cela reste encore mystérieux.
Refuge. L’opération a été menée dans le plus grand secret. Au cours de la nuit de dimanche à lundi, les habitants de Bilal Town, un faubourg d’Abbottabad niché dans les forêts de pin montagneuses, ont remarqué l’étrange ballet de trois hélicoptères dans le ciel. Les appareils survolaient une immense résidence barricadée, au milieu de la verdure. Protégée par de hauts murs et des barbelés, elle était habitée par « des hommes venus des zones tribales », selon les locaux, et située à quelques centaines de mètres de la Pakistan Military Academy qui forme les officiers.
« Une fusillade a ensuite éclaté, suivie d’une énorme détonation », raconte Manan, un habitant. D’après les riverains, l’un des hélicoptères aurait explosé. Au petit matin, tout le coin était bouclé dans un périmètre de plusieurs kilomètres par un cordon de policiers et de militaires. Le confortable refuge de Ben Laden, de sa famille et de ses complices restait inaccessible aux médias, tandis que les Etats-Unis annonçaient que le corps du chef d’Al-Qaeda avait été immergé en mer, sans avoir été préalablement montré.
De quoi semer le trouble dans une population friande de théories du complot, qui se méfie souvent des « versions officielles ». Certains refusent même encore d’y croire. Asma et Khalid, deux journalistes de la chaîne gouvernementale, croisés dans la rue, s’exclament : « C’est n’importe quoi. Les médias mentent. Il est impossible de tuer Ben Laden. » « Sa mort a été annoncée tellement de fois ces dernières années… Je doute que ce soit vrai, estime aussi Sohail, un chauffeur de taxi d’Islamabad. C’est encore de la propagande des Américains. »
La planque de Ben Laden, au sein d’une ville de garnison, suscite toutefois l’interrogation. « Comment est-ce possible ? Peut-être était-il protégé… Peut-être que notre armée ne collabore pas de tout cœur avec les Américains comme elle le prétend, murmure un élève ingénieur. Il est possible que nos propres agences lui aient fourni un abri… » Pour le Dr Mohammed, « il pourrait s’agir d’un échec des services de renseignements, où subsistent des gens ayant de la sympathie pour lui. Sans doute va-t-il y avoir maintenant des représailles de ceux qui le considèrent comme un grand leader musulman ».
« Misère ». Dans la capitale, la vie suivait tranquillement son cours en ce jour historique. Pas de démonstration particulière de joie ou de tristesse, aucun signe d’agitation n’était perceptible. Et les avis sur cet événement restaient partagés. Adnan, un journaliste, se déclare « content de cette annonce, car au moins notre misère à nous, les Pakistanais, victimes du terrorisme, va peut-être prendre fin. L’intensité de la violence va décroître ».
Mohammad Akram, ancien soldat de bas échelon qui passe en vélo sur l’artère principale de la ville, assure : « Dans ce pays, nous n’aimons pas les Etats-Unis et Oussama était le seul qui osait leur tenir tête, c’est une grande perte. Moi, j’ai servi dans l’armée, à la frontière afghane. Quand les talibans tuaient des soldats de l’Otan, on se réjouissait, on a un faible pour eux. » Devant un grand hôtel de la ville, le Dr Tarik, homme élégant en costume qui s’exprime dans un anglais parfait, constate que « les problèmes ont commencé pour nous après le 11 Septembre. Alors, la fin de Ben Laden, c’est une bonne nouvelle pour toute la région. A présent, ses fidèles vont déposer les armes. D’ailleurs, il était en fuite, il ne devait même plus diriger grand-chose ».
Madame Inam, une femme mûre drapée dans une tunique rose, se dit pour sa part « très triste. La mort d’un musulman, ce n’est pas une bonne nouvelle, Ben Laden était notre frère ». Zain, fonctionnaire de 27 ans, qui sort du travail, se demande lui « pour qui travaillait ce Ben Laden ? Peut-être était-il un agent américain. Les Etats-Unis ont des desseins machiavéliques, ils veulent s’approprier nos ressources énergétiques. Ils avaient besoin d’un prétexte ». Mais, ajoute-t-il, « sa disparition ne change pas grand-chose pour nous. Notre pays est au bord de la faillite, l’inflation est galopante. Nous, les Pakistanais, nous sommes très émotifs, en deux minutes tout le monde peut manifester dans la rue. Est-ce que vous voyez des réactions autour de vous ? » Un épicier renchérit, sarcastique : « Les gens ont faim ici, on s’en fiche d’Oussama. »
« Problème ». Dans le marché populaire d’Aabpara, Zishan, un étudiant de 17 ans, moustache naissante et tee-shirt Armani, assène : « Ben Laden était un terroriste, c’est bien qu’il ait été tué, le terrorisme va baisser en puissance. Il est responsable de la mort de milliers de musulmans. Il travaillait pour l’argent, pas pour le jihad. D’abord il a été à la solde des Américains, à l’époque de la guerre froide, et ensuite il est devenu un agent des pays arabes. »
A proximité, Saïf, un vendeur de montres ambulant originaire de la zone tribale de Bajaur, s’écrie : « Je n’y crois pas ! Ben Laden ne mourra jamais, il ne peut pas mourir. C’est un héros de l’islam. Il répandait le message de notre prophète. Moi, je soutiens l’islam et les talibans ! » Zishan l’étudiant le prend à partie : « Tu dis n’importe quoi, il a détruit notre pays ! » Le ton monte, les deux hommes manquent d’en venir aux mains. Deux jeunes filles insouciantes passent en gloussant. « Ben Laden ? Il est mort ? Ah bon ! Vous savez, nous on fait du shopping, ça ne nous intéresse pas. »
Amir, propriétaire jovial d’une boutique de chaussures, tient absolument à donner son avis : « Voilà une très bonne nouvelle. La situation va s’apaiser ici, cet homme était un problème pour notre pays. Je suis contre la guerre américaine, maintenant les Américains vont devoir quitter l’Afghanistan. » Une cliente, jeune institutrice afghane réfugiée au Pakistan depuis douze ans, s’exclame : « J’espère que la paix va revenir maintenant et que nous, les Afghans, nous allons pouvoir retourner dans notre pays. »
Lit de cordes. Devant la Mosquée rouge, un bastion extrémiste d’Islamabad, les visages se ferment et les hommes refusent de répondre d’un geste dédaigneux. « Notre mufti n’est pas ici, il n’y a que lui qui peut répondre. » Un homme des services secrets, vêtu en civil, ordonne de quitter les lieux. Des femmes voilées pressent le pas pour éviter les questions. Sur la route, deux réparateurs de lits de cordes s’arrêtent, tout sourire : « Ben Laden, j’ai entendu dire que c’est un grand moudjahid, un homme très courageux. Je suis triste d’apprendre sa mort, c’est un martyr et je vais prier pour lui. Si j’en ai l’occasion, bien sûr que je le vengerai ! Moi aussi je suis taliban dans l’âme. Ici, au Pakistan, nous sommes pour l’islam. »
Par CÉLIA MERCIER Envoyée spéciale à Islamabad
03/05/2011 À 00H00