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Des processus révolutionnaires en France
Je développe ici des éléments supplémentaires par rapport à ce qui a été exposé dans les textes proposés par François Sabado et moi-même. Je considère donc les cadres qui y sont développés comme des bases que je partage, mais ça ne règle bien entendu qu’une partie des problèmes. Dont certains sont abordés ci-dessous.
15. Sur l’hégémonie, l’auto activité et « les majorités d’idée »**
Il y a toujours eu une polémique vive sur l’interprétation à faire de la « guerre de position » chez Gramsci. En Italie par exemple, vu la force du PCI, c’est son interprétation institutionnelle, électorale, qui a dominé. C’est bien sûr plus compliqué. Il y a c’est vrai des points d’appui pour une telle interprétation, qui sont d’ailleurs congruents avec ce qu’on a connu après guerre (l’importance fondamentale des salaires socialisés pour la solidarité sociale et les limites mises ainsi à la guerre de classe généralisée). Mais il y a surtout chez Gramsci la trace persistante du « conseillisme » des années 20. Évidemment dans un cadre fort différent, mais qui reste cependant attaché à la production sociale « d’en bas », et demeure très méfiant envers les institutions d’État. C’est vraiment une pensée « en contre » (à chaque classe ses intellectuels « organiques », sa « culture », voire son « école »). Rien à voir avec le républicanisme d’un Jaurès. Sauf qu’au lieu que l’épreuve de force entre deux pratiques sociales se dénoue en un temps bref, elles coexisteraient sur le temps long. Franchement je ne vois pas quel autre cadre peut être le nôtre à partir du moment où cette coexistence nous est imposée par la réalité elle-même.
On donne à cette version de Gramsci une tonalité surtout « culturelle », mais c’est une erreur. Elle doit s’étendre aussi à des pratiques alternatives de tous ordres. Politiques, sociales, associatives, micro-institutionnelles. Même économiques, sauf que bien sûr là les limites sont rapidement atteintes. Une manière donc de contredire partiellement le « nous ne sommes rien, soyons tout », et d’être « quelque chose » avant d’être vraiment au pouvoir. Dans une phrase célèbre, Marx dit que « les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante ». Incontestable. Non seulement ces idées s’imposent « d’en haut » (coercition, endoctrinement) mais elles pénètrent celles « d’en bas ». Sauf qu’il faut maintenir un contrepoint : s’il y a des idées dominantes, c’est qu’il y a des idées dominées (et plus généralement des pratiques sociales qui cherchent à émerger). Elles ne sont jamais complètement alternatives, mais peuvent être à la source de l’expression de ces « potentialités humaines » que Marx appelle le communisme à libérer [1]. Jusqu’à en faire une « contre-société » ? C’est la question.
En effet comme on ne peut guère miser sérieusement sur le versant « institutionnel » de la guerre de position à cause de l’évolution générale des États (même donc si on le souhaitait et qu’on faisait fi des risques d’opportunisme inhérents), il ne reste fondamentalement que la partie « contre-sociétale ». Or ces expérimentations sociales ne peuvent que s’épuiser dans leur émiettement si elles ne sont pas mises en relation à un niveau purement politique. Et de ce que l’on connaît comme données historiques concrètes, ceci se fait par le truchement des partis. Mais, avec des résultats négatifs au final, vu que les expériences connues ne sont guère encourageantes (Social-Démocratie allemande d’avant 1914 ; PCF d’après 1945 ; PCI surtout). Peut-on conserver l’un (la combinaison politique) sans l’autre (domination d’un parti) ? Que faire de la remarque de Daniel Bensaïd, « le dehors est toujours dedans » ?
C’est là qu’il faudrait se livrer à un bilan sérieux de la fonction réelle de notre courant. Élaborations théoriques/stratégiques, formations de cadres et liaison avec l’histoire des luttes émancipatrices, animateurs de luttes, conquête de positions d’influence au sein du mouvement ouvrier et autres : nous sommes tous ça. C’est notre contribution à la « préparation de la révolution ». Chose qu’il ne faut surtout pas traiter par le mépris. C’est en effet une vieille rengaine apprise pour moi en 68 et surtout après le printemps portugais des années 70 (et que développe Guillaume Liégard [2]). En fait si on n’entre pas dans ces périodes avec déjà un parti connu et un tant soit peu implanté, la précipitation des évènements ne permet pas de remonter la pente. Quand c’est l’heure, c’est trop tard. Le travail de fourmi, le « sillon » cher à beaucoup, a une fonctionnalité irremplaçable. En même temps on voit bien que cette fonction là n’est pas celle que nous accordent les larges masses, qui n’en ont rien à cirer. On ne va pas soutenir Besancenot juste pour être prêts au cas où…
Pourquoi soutiendrait-on le NPA ? Pour quatre raisons combinées.
– La première est d’être « le sel de la terre », animateur infatigable des luttes de tout type (des plus porteuses aux plus difficiles), passeur d’idées nouvelles la plupart du temps surgies hors de nous. C’est précieux, mais ça ne fait pas une fonctionnalité à l’échelle de millions de personnes. Sauf bien entendu quand des mouvements d’ampleur se profilent, où le parti lutte pour étendre, radicaliser, favoriser l’auto-organisation, politiser (poser la question du pouvoir et de la propriété). Mais ce dernier cas, bien qu’il soit incomparablement plus fréquent en France qu’ailleurs, reste suffisamment rare pour ne pas pouvoir absorber tous les éléments de notre fonctionnalité. De plus, comme il est encore plus rare que ces mouvements parviennent à gagner, leur transfert inévitable sur la perspective électorale nous laisse démunis et avec la désagréable impression de faire le travail pour les autres.
– L’autre est dite « protestataire » par les commentateurs. C’est juste, mais trop limité. Car la « négativité » de la protestation a un double, la « positivité » de l’image d’un autre monde possible, de l’utopie comme base stratégique. La caractérisation « protestataire » est juste donc parce que, quand on en a les moyens comme on l’a eu aux présidentielles récentes, on a bien cette fonction tribunicienne. On nous l’accorde, mais on nous la reproche en même temps parce qu’on « ne veut pas aller au pouvoir ». Ce deuxième reproche est encore juste en partie, puisque effectivement on n’irait qu’à des conditions qui n’existent pas et qu’on cherche à faire advenir. Mais en partie seulement, puisque nous avons nos propres propositions programmatiques ; sauf qu’elles supposent de sortir du système, ce que ces mêmes commentateurs refusent même de concevoir. Mais le point important est ailleurs et nous permet de sortir de cette opposition. A une large échelle, en constance, la fonction politique globale que nous avons (celle qui fait qu’on nous soutient ou/et qu’on se sert de nous comme instrument d’un combat) est à la fois négative : empêcher la gauche d’aller trop à droite ; et positive : gagner, par la lutte quand c’est possible, la société à des idées et des pratiques plus à gauche. Or sur ces points, et surtout le second, on est vraiment proches de la guerre de position hégémonique.
– Là se pose la question de la spécificité de l’action partidaire (celle de partis comme le NPA en l’occurrence). Elle n’est qu’une des contributions à la lutte pour « pousser la société plus à gauche », qui s’appuie sur, renforce, s’intègre à toute l’activité diversifiée de nombre d’acteurs sociaux. C’est donc dans la mise en relation des deux fonctions (« sociale » et « politique ») plus que dans leur juxtaposition qu’il faut chercher. Ce qui fait la spécificité d’un parti, quel qu’il soit, c’est d’être candidat à l’exercice du pouvoir. Les autres fonctions en découlent, et viennent se télescoper avec celles d’autres institutions : avec les syndicats s’il s’agit des luttes, avec des organisations d’éducation populaire (style Attac) s’il s’agit d’idéologie, etc. Le NPA est candidat à l’exercice du pouvoir (d’un autre type de pouvoir s’entend), mais ne risque pas de l’exercer de sitôt. En attendant, cette fonction ne disparaît pas, mais se traduit d’une autre façon : dans la mesure où, malgré tout, le NPA est candidat à l’exercice du pouvoir, il contribue à structurer le champ politique, cet espace qui se noue autour du pouvoir d’Etat, où entrent en jeu toutes les forces qui prétendent à sa direction (ou à sa destruction, mais toujours par rapport à lui). Une des fonctions pratiques du NPA est de déformer le champ politique en le tirant dans un sens plus favorable aux intérêts à court et long terme des travailleurs. Cela suppose une bataille au sein du pouvoir d’Etat (élections, etc.), mais, dans la mesure où cet Etat est celui de la bourgeoisie, cela suppose surtout s’appuyer sur les masses pour tirer le champ politique sur la gauche. C’est pourquoi dire que le NPA est « le parti des luttes » est limité : bien sûr, il faut aider les masses à lutter, en préparer le chemin, mais en définitive, ce sont les masses elles-mêmes qui décideront. Qui donc a organisé, déclenché, etc. les révolutions tunisienne et égyptienne ? Personne, le peuple lui-même en a décidé ; maintenant, ce qui manque cruellement, ce sont des forces politiques révolutionnaires implantées.
– A cela il faut ajouter une option stratégique centrale : celle de l’auto-activité des masses. La traduction du mot d’ordre « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » dans une perspective gramscienne de guerre de position et « contre-sociétale » est l’auto-activité. L’ensemble des luttes, mouvements, initiatives, expériences, majorité d’idées n’ont de sens que portés par les masses elles-mêmes. Que ce soit en petit, ou d’une manière irruptive et massive, c’est toujours pour nous le critère principal.
La tâche qui vient ensuite est de discuter du second aspect, celui « en positif ». Là, même si c’est à manier avec précaution, la comparaison avec le FN est instructive. Après tout il n’a dirigé en 30 ans que quelques petites villes. Mais il a réussi à polluer de ses idées une partie de plus en plus grande du champ politique et social. C’est une réalité maintenant incontestable. La comparaison a des limites, des deux côtés. La séparation entre droite et extrême droite était incomparablement plus forte que celle entre nous et le reste de la gauche, voire même entre nous et toute la société [3]. On peut donc influencer celle-ci plus aisément. De l’autre côté, leurs idées sont partie prenante, seulement partiellement mais fondamentalement, de celles de l’ordre dominant. Alors que les nôtres, assez rapidement, en sortent. Normal pour des révolutionnaires, mais ça freine à un moment l’influence possible si on en reste au seul débat rationnel. En tout cas cette fonction, à mes yeux, se révèle décisive sur le moyen terme. C’est très proche de ce que Besancenot appelle « des majorités d’idée », socle sur lequel s’enracine aussi la fonction tribunicienne : on proteste (résistance), mais à partir de valeurs que l’on contribue à élaborer et à diffuser (contre-société, en positif).
Le modèle pour moi est ancien, c’est celui du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) dans les années 70. Parti à contre-courant (oh combien) le mouvement gagne les esprits grâce à une pratique de masse, en partie illégale, organise des dizaines de milliers de personnes. Et triomphe, sans jamais être réellement « dans les institutions ». Il a contribué à changer vraiment la vie, non seulement en « contre » (ce qu’il fut bien entendu à ses débuts), mais dans toute la société. On voit tout de même le problème : ce type de « majorités d’idée », même ancrées par en bas (ce que nous privilégions toujours), se présentent comme visant des cibles délimitées (fin de la guerre au VietNam, mais aussi journée de 8 heures, instauration de l’impôt sur le revenu, de la séparation laïque, de la sécurité sociale, etc…). Prises en tant que telles, ce ne sont qu’une série de « réformes », jamais « la révolution ». On mesure là ce qu’on sait déjà théoriquement. Ce n’est qu’à cause de la domination de classe que certaines choses apparaissent « extrémistes », « révolutionnaires », alors que finalement, le système s’en accommode si on les lui impose. Mais c’est un débat dépassé aussi pour nous depuis longtemps : ce qui compte à nos yeux n’est jamais le degré de radicalité de la « réforme de structure » prise en tant que telle, mais le mouvement qui la porte et la signification qu’il lui donne. Mais est-ce que ce qui fut possible sur des questions de ce genre peut se retrouver quand il s’agit du rapport direct de classe (par exemple en faveur d’une loi d’interdiction des licenciements) ? On n’en a guère d’exemples.
16. Sur les institutions***
On est face à une vraie contradiction à ce sujet. D’un côté il est certain qu’une politique révolutionnaire se développant loin d’une révolution doit faire avec elles (et même d’ailleurs pendant la période révolutionnaire). Dans « La maladie infantile du communisme » Lénine dit des choses définitives là dessus qui gardent toute leur pertinence (« Tant que vous n’avez pas la force de dissoudre le parlement bourgeois et toutes les autres institutions réactionnaires, vous êtes tenus de travailler dans ces institutions »). Non seulement faut-il « participer aux élections » mais aussi à l’activité institutionnelle elle-même. Quand je fais remarquer que c’est ce que nous faisons déjà avec l’activité syndicale courante, on m’objecte que ce n’est pas pareil. Bien entendu, je vois bien la différence. Mais, surtout avec l’évolution des confédérations (plus de 80% du financement réel de la CGT vient de l’État ou du patronat), ça a quand même un air de famille.
La limite absolue d’une présence institutionnelle de notre part est connue, c’est celle du pouvoir gouvernemental qu’on ne peut envisager hors poussée populaire très radicale. Même si on est au clair dans la manière de présenter ça (oui, nous sommes candidats à aller dans un gouvernement, ça dépend lequel et pour quelle politique), en pratique, nous ne sommes pas concernés en dehors d’un puissant mouvement de radicalisation genre 68, pas moins. Pour les autres niveaux institutionnels, la discussion est ouverte, même si nous n’en avons aucune expérience (par exemple celle, banale dans l’histoire pour un parti révolutionnaire de masse, d’un groupe parlementaire). Le gauchisme à ce propos qui consiste à faire de nécessité vertu est de plus en plus un réel obstacle pour le NPA.
Cela dit cette question ne peut pas être posée de manière anhistorique. Si une poussée révolutionnaire se manifeste, il se peut qu’elle s’accompagne de succès électoraux. Mais ce n’est pas sûr du tout (dans toute l’histoire de France, on n’en a aucun exemple, même s’il faudrait une discussion spéciale sur l’effet particulier de la victoire du Front Populaire en 36). Mais possible en théorie.
Cela dit, si on discute stratégie dans un cadre qui serait celui des conditions générales actuelles maintenues, Il faut en tout état de cause tenir compte de la nature concrète des institutions dans chaque pays, et en premier lieu, des modes de scrutin. Puis de l’évaporation des centres de pouvoir, voire même de la crise des états westphaliens. Un des grands problèmes des débats du NPA tient à la difficulté de tenir compte de ces nouveautés tout en se gardant de tout gauchisme de principe. Les systèmes électifs sont immédiatement déterminants. Si nous étions aux USA (ou en GB) on ne discuterait même pas de la question, tant le bipartisme bourgeois le rendrait complètement abstrait. En France on n’en est pas là, mais on s’en rapproche. En pratique en effet il est impossible en général de gagner des élus sans un accord avec le PS. Quoi qu’on pense du cas des élections régionales en Limousin, la configuration de l’époque (sans le PS à un second tour, et avec un succès notable) était exceptionnelle. Elle l’est moins aux municipales, mais pas plus que ça. La cuisine, si difficile à expliquer, des « fusions techniques » montrent bien la complexité du problème. Ce même modèle (« fusion technique ») pourrait conduire, si nous sommes un jour en situation, à des désistements réciproques à des Législatives. Mais, outre qu’il deviendrait alors de plus en plus difficile de distinguer « technique » et « politique » c’est vraiment abstrait : dans combien de cas peut-on imaginer que nous soyons en voix, même dans une seule circonscription législative, devant un bloc PS/EE (voire PS/PC) ? Et si vraiment la question se posait d’une manière nationale, est-on sûrs que le PS nous ferait une place sans condition politique ? Le système majoritaire, surtout s’il est renforcé en 2014, rend difficile en pratique pour nous (je ne parle pas de principe général) un vrai ancrage institutionnel de haut niveau.
Même si le déclin du PC a bien d‘autres coordonnées, on voit bien comment le type de mécanisme le tue à petit feu. Ce n’est pas pour rien que c’est différent pour le Bloco portugais ou Die Linke et que nous ayons nos chances (nous, ou LO, ou Mélenchon) au premier tour de la Présidentielle, qui est une sorte de « proportionnelle des opinions ». Sans proportionnelle, cette voie est bouchée. Peut-être que EE imposera une dose de proportionnelle au PS, et alors les choses seront changées. Mais sinon les percées seront rares et peu assurées de la durée. A moins bien sûr d’un bouleversement des rapports de force électoraux. Si on parle stratégie en général et sur le long terme, on ne peut pas exclure cette dernière hypothèse, heureusement. Mais si on discute des conditions stratégiques prévisibles, on est bien devant une difficulté spécifique.
A cela il faut ajouter la restriction des marges d’autonomie de ces institutions. Le génie maléfique de la classe dominante a non seulement renforcé la dictature des marchés (et l’affaiblissement volontaire des États face à eux) mais inventé la lente destruction de la démocratie représentative dans l’opacité de la « gouvernance », en particulier dans l’UE. C’est plus un problème pour les réformistes que pour nous qui n’imaginons pas d’être en responsabilité à l’échelle nationale hors exception révolutionnaire. Le problème est que ça s’étend à tous les échelons avec la réforme de l’État et qu’aux autres niveaux (Régions, Départements) ce n’est guère différent. Ceci est déjà vrai des grandes villes et ça deviendrait général si la métropolisation gagne (or elle va gagner, le PS étant d’accord sur ce point de la réforme des collectivités locales). Finalement le seul vrai débat (je parle toujours politique pratique ici en France, pas principes généraux, et tant que les choses ne changent pas fondamentalement) que nous devrions avoir se limite à ceci :
– Il faut essayer d’avoir des élus à tous les niveaux, (cela suppose donc un maniement délicat, « technique », des rapports avec le PS), mais sans jamais imaginer réellement être en situation de « gestion » pour les grandes institutions. Mais, comme quoi qu’on en dise, les électeurs le sentent bien qu’on ne gérera pas, ça limite d’autant nos capacités d’en avoir, des élus.
– Ouvrir le débat sur le seul niveau où la question de la gestion se pose avec une certaine ambition « stratégique » dans l’immédiat, celui des municipalités de taille moyenne. En disant les choses franchement. Ce n’est possible de discuter de ça que si on va jusqu’à imaginer des accords de gestion avec le PS local, sinon c’est pipeau. Ça dépend déjà des conditions générales (le PS est-il au pouvoir national ou pas ?). Puis il faut discuter deux questions liées. Quelle autonomie restera pour une gestion un tant soit peu décalée (comme celles des banlieues rouges de l’époque) avec l’évolution actuelle de l’État ? Quelle possibilité pour que des secteurs locaux PS/PC/EE utilisent avec nous ces marges dans un sens progressiste ?
17. Sur la structuration du mouvement ouvrier****
On verra comment le mouvement syndical sortira de la bataille des retraites. Mais déjà on constate deux éléments forts. L’opposition à l’intérieur de la CGT est diffuse, importante peut-être. Mais incapable de fournir une alternative de luttes de classe, et surtout, de déborder la direction confédérale si même la volonté en existe. Les parties plus radicales (Solidaires, certains à la FSU) peuvent parler, mais pas toujours agir au niveau qu’il faudrait. Quoi faire de ces constatations, je ne sais vraiment pas.
Mais il y a plus de toutes manières. Le syndicalisme est toujours aussi minoritaire, appuyé sur des corporations elles-mêmes fortement attaquées. Il me semble qu’il faudrait là aussi en discuter stratégiquement, en vue de la réorganisation souhaitable du mouvement ouvrier. Comment toucher, organiser, intégrer, le nouveau prolétariat : féminisé, travaillant dans des petits ensembles, précaire, chômeur durable, Quartiers Populaires et économie souterraine ? La seule chose qui me vient à l’idée est de discuter à nouveau frais d’un syndicalisme de zone (comme les Bourses du début du syndicalisme) et d’une extension-intégration d’autres thèmes que le seul salaire et le droit du travail. Ce n’est certainement pas le chemin pris. Mais ça n’empêche pas d’en discuter.
Ceci a un lien avec les formes de lutte. Le dernier mouvement social montre à quel point, au moins en France, la problématique de la grève générale est centrale. C’est l’outil majeur à la fois de la confrontation au régime en place et celui de la dynamisation de l’auto-activité. On sait aussi le poids important pris par les « blocages » (à condition qu’ils ne soient pas seulement symboliques) et par les occupations de rue (déjà centraux dans les révolutions à l’Est, mais qu’on retrouve désormais à chaque fois : Argentine, Thaïlande, Tunisie, Egypte ; etc…). D’un certain point de vue, ce n’est que la reprise de thèmes déjà développés dans l’ouvrage majeur de Rosa Luxemburg, « grèves de masse, partis et syndicats ». Mais il faudrait fouiller l’idée suivante : il est possible qu’on mesure là la double conséquence de l’urbanisation généralisée, accompagnée de l’extension numérique du prolétariat, qui donnerait cette évolution. Dans toutes les luttes d’importance désormais, on voit bien que se combinent la grève elle-même et une série de formes de mobilisation, dont « le blocage » et l’occupation, en particulier de rue, devient l’étendard. Pris de ce côté, vraiment stratégique, on retrouve la même nécessité : que le mouvement ouvrier, et en particulier le mouvement syndical, étende son champ d’intervention, d’organisation et d’action au-delà du domaine corporatif (même si, bien entendu, ce niveau demeure décisif).
18. « Les biens communs »*
Une fois ce tour d’horizon effectué, je rappelle qu’à mes yeux la fonctionnalité de notre parti, c’est tout ceci en même temps et que la véritable réponse au questionnement d’ensemble viendra si on arrive à tisser tous les aspects en faisceau : préparer et implanter des cadres révolutionnaires, être ancré dans les luttes et les étendre, si possible appuyé par des élus porte-voix, lutter pour une hégémonie sociale de gauche. Ce dernier point doit seulement être relevé comme un élément central, ce que nous faisons rarement dans notre pensée stratégique. En gros donc, réfléchir - en plus du reste - à la partie du positionnement « stratégique » de contre hégémonie, loin des institutions d’État (ceci autant par choix que par pragmatisme), appuyé sur l’auto-activité. Comment se combine ceci avec une véritable stratégie de transition, c’est la question qui vient après. Et elle n’est pas facile. Je discute ci-après de comment lier ces revendications/activités avec la question du pouvoir central en général. La partie de la stratégie de transition qui aborde le « qui contrôle » ne pose pas (trop) de problèmes. Elle est constitutive de ce que j’envisage et peut aisément s’étendre à tous les domaines, économiques, politiques, sociaux, au moins dans une formulation propagandiste. Ce n’est guère différent de ce que l’on fait déjà avec le thème du « contrôle social » dans nos programmes.
Pour l’autre partie (« à chaque étape les communistes posent le problème de la propriété » comme le dit Le Manifeste) c’est beaucoup plus délicat. Comme l’expérimentation et l’auto-activité sont quasiment impossibles sur le strict terrain économique, du moins sur un moyen terme, le gros risque avec les stratégies de type gramsciennes est de contourner la question, décisive évidemment, de la propriété capitaliste. Il me semble pourtant qu’une partie de la réponse peut résider (à mi chemin de la bataille hégémonique « des idées » et des luttes effectives possibles) dans l’importance donné aux « biens communs ». C’est une problématique qui s’est fortement développée dans les derniers soubresauts de l’altermondialisme (« the commons »), et qui poursuit ce que nous connaissons en France comme « services publics », le cas échéant étendus à des domaines nouveaux : santé, retraites, transports, éducation, énergie, petite enfance et grand âge, eau, environnement, voire même logement, etc… C’est un moyen majeur de faire le lien entre social et écologie. Évidemment, là encore, ça ne résout pas tout, puisque ça ne dit rien de la grande masse du reste de la production. Implicitement, celle-ci serait (par la négative) considérée à tort comme hors du « bien commun », et donc, obligatoirement sous régime de propriété privée (même si, par exemple, le « droit à l’emploi » peut en tirant un peu être mis dans « le bien commun »). Ce n’est pas pour rien qu’une partie de la social-démocratie européenne tente de se refaire une façade « gauche » avec ce thème.
Mais ce n’est pas parce que c’est limité que ce n’est pas puissant si nous nous en emparons. En fait, ce n’est jamais que le développement du mot d’ordre si efficace « nos vies valent plus que leurs profits », avec la même force et les mêmes limites. On peut l’étendre « aux droits humains fondamentaux », dont l’égalité hommes/femmes, le combat antiraciste, le droit des peuples, celui des minorités. On peut même y mettre le contrôle et la propriété sociale de la finance (ce qui pour le coup touche à un élément capitaliste décisif), surtout avec la question actuelle de la dette. Pour aborder le reste, on touche à la difficulté principale : cette question (la propriété capitaliste dans sa généralité, autrement dit le rapport social fondamental) ne peut uniquement être posée de manière immédiate en réalité (si on dépasse la seule propagande toujours utile) que dans des moments de crise capitaliste (on y est) et de mobilisation sociale à la hauteur de cette question (on n’y est pas). Donc proche d’une situation révolutionnaire ou de forte rupture. Je ne vois pas comment contrecarrer ça, mais ce n’est jamais que la situation où nous sommes déjà, et on peut continuer là avec les outils que nous mobilisons traditionnellement (en particulier avec des textes comme « nos réponses à la crise », adopté par le dernier congrès du NPA) et des « formules algébriques » sur le plan politique.
19. La nature du PS***
Il faudra bien y venir un jour. Selon les cas nous traitons le PS comme l’autre grand parti de la bourgeoisie (à l’exemple du Parti Démocrate américain par exemple) ou alors comme un parti social-démocrate classique. Que faisons nous d’autre quand on se propose de bâtir un Front Uni dans les luttes avec lui tout en excluant de gouverner ensemble même un CG ? Nous ne proposons jamais que le Modem, par exemple, entre dans des comités type Attac/Copernic, signant par là notre analyse que, par-delà telle ou telle prise de position, le Modem est un parti de l’autre classe. Pas le PS ?
Mais en excluant toute collaboration (même théorique) avec lui pour gérer ensemble, il est clair alors que nous ne traitons pas le PS comme « un parti ouvrier bourgeois », formule théorique classique pour désigner un parti réformiste social-démocrate. Susceptible donc de manifester une nature contre-révolutionnaire, mais, du fait de sa référence au socialisme et de son ancrage prolétarien, redevable tout de même d’une politique classique de Front Unique (donc y compris d’une bataille au moins propagandiste pour un gouvernement commun). Trois éléments, au moins, l’empêchent. L’affaiblissement drastique de son ancrage prolétarien (c’est largement désormais un parti des salariés de niveau moyen, et, concrètement, un « parti d’élus et de ceux qui aspirent à le devenir » comme le disait le sénateur Henri Weber) ; la conversion désormais officielle à l’économie de marché et au capitalisme comme horizon indépassable (« au moins pour un siècle » dit Michel Rocard, alors que Léon Blum défendait encore la perspective de …la dictature du prolétariat) ; la fin de toute illusion sur son caractère anticapitaliste non pour les seuls révolutionnaires, mais d’une manière désormais universelle (et ceci à la fois à cause des deux évolutions précédentes, mais aussi avec l’expérience répétée des politiques menées dans les gouvernements qu’il a dirigé). C’est le cœur de la mutation social-libérale, encore spectaculairement confirmée par la réaction au surgissement de la crise de 2008 : pas la moindre inflexion à gauche, une défense acharnée du modèle libéral. Évolution qui paraît quand même irréversible (disons pour ne pas trop insulter l’avenir qu’une évolution en sens inverse, si elle n’est pas exclue, constituerait un bouleversement qualitatif de la même ampleur).
En même temps, l’ancrage du PS dans la tradition de la gauche française ne disparaît pas au même rythme, et de plus, il reste le seul recours électoral crédible contre la droite traditionnelle. Si bien que le traiter à l’instar d’un parti bourgeois classique conduit à rompre avec ses soutiens, nombreux dans le mouvement populaire organisé comme dans les votes.
Moi qui n’ai pas l’habitude de sacrifier de trop aux caractérisations théoriques sur la nature des partis (ou des gouvernements, ou des États), je pense qu’on pourrait s’arrêter quand même sur la suivante : le PS est un parti bourgeois à clientèle populaire gardant des liens déclinants avec la tradition de la gauche française.
Si on adopte cette caractérisation, ça justifie pour la PS un traitement différent de la droite du fait de l’ancrage historique et des liens populaires maintenus (pour les mobilisations, les débats, les consignes de vote), mais aussi la rupture complète de toute idée de collaboration gouvernementale (même comme bataille propagandiste à partir d’un programme de rupture qui serait avancé par nos soins).
20. Le gouvernement des travailleurs*****
Une des questions les plus difficiles (et malheureusement les plus importantes) est celle des mots d’ordre et propositions reliés à la question du pouvoir central. Un des cercles les plus vicieux que je connaisse dans ce domaine est le suivant : des éléments du peuple se tournent vers nous et demandent comment on pourrait avancer ; et reçoivent comme réponse : ça dépend de vous, prenez vos affaires en main. C’est bien entendu une partie inévitable de la réponse. Mais totalement insuffisante. Ce n’est pas pour rien que l’Internationale Communiste (IC) expliquait que le couronnement d’une politique de Front Unique (FU) était le mot d’ordre de gouvernement ouvrier. Formule qu’elle distinguait soigneusement d’un gouvernement « … ouvrier prolétarien, qui, dans la forme la plus pure, ne peut être incarné que par un parti communiste » [4]. Par la suite, c’est le même genre de préoccupations qui a sous-tendu les réflexions sur « la démarche de transition ». Celle-ci demande un programme qui puisse conduire des revendications principales à la mise en cause du capitalisme. Disons que c’est « la valise » qui renferme les écrits du programme, le contenu, le « quoi ». Mais il y faut « une poignée », autrement dit une réponse au « comment ». Une partie de la réponse au « comment » est donc « en miroir » (ça dépend de vous, de votre mobilisation). Mais si c’est la seule, à quoi bon un parti ? Si les masses sont en état de créer cette poignée là par leur propre mouvement, c’est donc que nous sommes entrés en fait en situation révolutionnaire, dans laquelle, si la démarche transitoire ne disparaît pas, elle change radicalement de nature. Mais sinon, comme doivent exister des revendications transitoires sociales, sociétales, écologiques, démocratiques, il doit exister une proposition « chapeau » d’ordre gouvernemental (la conséquence inévitable, comme dit l’IC). Pour l’Internationale Communiste, c’était l’appel à « tous les partis ouvriers » (donc y compris la social-démocratie) à former un gouvernement de rupture avec le capitalisme.
Mais surgissent alors deux problèmes, l’un plus profond que l’autre. Le premier est celui de la faiblesse possible des partis révolutionnaires qui les prive même de la crédibilité pour prétendre en faire partie. On a cru par le passé pouvoir y suppléer par un « front unique par procuration » où on mettait « au pied du mur » des partis réformistes en exigeant qu’ils fassent le travail…révolutionnaire, sans nous. Personnellement, j’ai toujours trouvé cela absurde. Mais la critique est facile, on tentait au moins de répondre à une question capitale. En gros, puisque c’est le cœur de la démarche du FU au niveau gouvernemental, il s’agissait de dire : « oui, c’est possible ; il suffit que les partis ouvriers s’y mettent ensemble (ou qu’on « les force à le faire) », puis de faire constater que ce n’était pas l’impossibilité de la rupture qui était en cause, mais bien la politique de la social-démocratie qui s’y refusait de par sa nature même. Y compris sans nous, parce que nous étions trop faibles (et ça donnait donc des mots d’ordre comme « PC/PS prenez le pouvoir »).
Ironie de l’histoire, aujourd’hui un parti de la taille du NPA pourrait s’intégrer dans la problématique, et il n’y a plus besoin de « procuration ». Sauf que, deuxième problème, il n’y a plus rien « à démontrer », tout le monde sait bien que le social-libéralisme ne vise nullement à sortir du système. Et qu’en plus, c’est la nature profonde elle-même de cette social-démocratie qui a muté depuis le tournant social-libéral (c’est une question à part entière développée ci-dessus). Donc, pas avec le PS. Mais alors qui ? Une alliance gouvernementale NPA/LO ? Ou NPA/FG ? Cette « poignée », même toute théorique, manque complètement de crédibilité.
Nous répondons à ceci dans nos documents avec ce qu’on appelle des « formules algébriques », ou des inconnues parsèment l’équation, sans citer donc concrètement des partis. Alors que les masses attendent une réponse plus précise, des valeurs exprimées « arithmétiquement » des dites inconnues (quels partis exactement ?). Tout naturellement cette situation alimente soit l’opportunisme (appliquer au PS de maintenant les tactiques du début du 20e siècle), soit le gauchisme (« A Paris comme ailleurs le pouvoir aux travailleurs » comme l’a longtemps scandé LO). C’est pour le NPA « un plafond de verre » rarement aperçu, mais qui bloque vraiment la hauteur de vue nécessaire pour gagner des soutiens plus larges que dans la seule contestation (déjà tout à fait respectable).
On peut prendre un peu de recul et regarder la manière dont, à l’occasion, la question s’est posée dans l’histoire progressiste et révolutionnaire en France. Soit que ça se soit réalisé (une seule fois, La Commune), soit qu’on s’en soit approché (chaque fois que des transitions brutales se sont présentées : révolution de 1848, 36, 45, 68). A chaque fois s’est imposée la forme d’un Front mêlant des partis et groupes politiques, et ce qu’on appellerait maintenant des éléments issus du mouvement social (en particulier syndical), plus des personnalités respectées. Il est possible (c’est mon sentiment, bien que je ne puisse le prouver) qu’on ait là quelque chose de profond, qui, de plus, ne peut que se renforcer avec la crise de la représentation et de l’organisation par des partis, même révolutionnaires. Dans des conditions certes particulières, Trotski n’avait pas hésité à appeler à la participation de la CGT – syndicat réunifié, donc porteur de fait de l’unité ouvrière – au gouvernement [5]. Ça peut paraître très contraire à la puissante tradition de cassure entre « le politique » et le « social » en France. Pourtant, la portée politique radicale de ce mouvement social en France le porte souvent aux portes du pouvoir. Même si ça n’a rien à voir, on voit aussi la place donnée aux bases UGTT en Tunisie. Il me semble que ceci est en rapport avec une question plus profonde, la quasi absence de tradition « conseilliste » en France, si on entend par là non pas seulement des comités d’action ou de grève, mais des comités reprenant à leur compte la gestion économique, sans parler de la gestion politique. Rare ; et même exceptionnel. Il serait intéressant de se demander laquelle des deux explications suivantes, parfaitement contradictoires, en rendent compte. Soit le poids de la tradition républicaine révolutionnaire (refaire 1793, refaire La Commune qui utilisa directement cette forme et certainement pas une « pyramide des conseils ») ; soit celle de l’anarcho-syndicalisme (pris au sens le plus large possible) où le social prétend absorber le politique, mais le contourne en fait.
Même si c’est dans un contexte bien différent, le seul exemple récent où la question s’est posée (aurait pu se poser) est le LKP de Guadeloupe qui, dans des conditions très particulières, ressemblait à un front de ce type.
Il convient évidemment de rappeler ici ce que développait le texte Sabado/Johsua [6] : un tel gouvernement ne peut pas surgir de processus électoraux pacifiés, mais de puissants mouvements de radicalisation sociale, idéologique, politique, ayant leur traduction dans sur le terrain des élections certainement, mais tout d’abord sur celui de l’auto-activité et de l’auto-organisation, voire dans le cadre d’une confrontation encore plus brutale (grève généralisée). Mais la réflexion à son propos pourrait utilement aider à rendre moins opaque le « plafond de verre ».
Samy