Basta ! : Parmi les partis politiques d’après-guerre, existait-il un consensus sur la question du nucléaire ?
Paul Ariès – La fondation du Commissariat à l’énergie atomique, le (CEA) commence en 1945 dans le cadre d’un accord historique entre de Gaulle et le PCF. C’est une histoire de foi dans la techno-science mais aussi de patriotisme national. Ces deux courants politiques veulent développer autant l’un que l’autre le nucléaire. Le grand scientifique et militant communiste, Frédéric Joliot-Curie, sera d’ailleurs le premier haut-commissaire du CEA. C’est lui qui pilotera l’opération de la première pile atomique française dénommée Zoé en 1948. Il participe cependant au lancement de l’Appel de Stockholm en 1950 contre l’arme nucléaire, ce qui lui vaut aussitôt d’être révoqué. Le PCF va camper dès lors dans la seule défense du nucléaire civil, la droite assumant les deux. Or, le nucléaire civil est – quoi qu’on puisse dire – inséparable techniquement, culturellement, politiquement, anthropologiquement même du nucléaire militaire. Il suffit de regarder le fonctionnement du CEA, son histoire et son organisation. On ne peut raisonnablement combattre la bombe nucléaire et accepter le nucléaire civil.
Comment expliquez-vous la position du Parti socialiste, et de la gauche dans son ensemble sur le nucléaire ?
La gauche a loupé le rendez-vous écologique durant les années 1970. Le PS aurait pu alors évoluer, car beaucoup de ses intellectuels et même certains de ses dirigeants se disaient alors ouvertement partisans de l’objection de croissance. Je pense notamment à la publication d’un numéro spécial sur ce thème en 1973 de la revue La Nef avec Rocard, Attali, etc. Le blocage venait en fait des « spécialistes » de la question. Songeons que les trois quarts des membres du « Comité de l’énergie » du PS avant 1981 étaient des membres d’EDF et du CEA. Le Parti communiste était lui foncièrement attaché au nucléaire pour des raisons de doctrine tant économique (industrialisation, planification) que politique (indépendance nationale). On ne saurait enfin sous-estimer la responsabilité du monde syndical, notamment la CGT-EDF.
On peut parler dans le domaine énergétique d’une véritable subculture professionnelle. Peu de syndicalistes défendront avec autant d’acharnement leur entreprise que ceux d’EDF... avec autant d’aveuglement aussi... refusant par exemple d’entendre la critique sur « l’État EDF » c’est-à-dire l’État dans l’État. Je me souviens des débats extrêmement violents à la fin des années 1970 sur cette question. Cet esprit de corps marquera plus durablement encore la gauche syndicale que politique. Dans ce domaine, la gauche n’hésite pas à faire appel au jugement des experts, des savants. Il faut aujourd’hui en finir avec cette « Union sacrée » autour du nucléaire civil. Le débat sur le nucléaire doit pour cela échapper aux experts et revenir aux citoyens. C’est un débat de société. Souvenons-nous du vieux slogan « société nucléaire, société policière ».
Alors que surviennent des accidents nucléaires, jamais les gouvernements n’ont évoqué jusqu’à présent la possibilité de rouvrir le débat autour de cette énergie. Pourquoi ?
Les Tchernobyl passent. Le nucléaire ne trépasse pas. La peur nous rend impuissants. Je dirai même que le système a besoin de la peur, que le pouvoir gouverne par la peur. Le catastrophisme est l’allié des technolâtres, car il oblige à penser dans le cadre du système. Il donne la parole aux experts qui nous ont précisément conduits dans le mur. Il donne la primauté à l’action, c’est-à-dire à ceux qui sont encore et toujours aux commandes. Ce n’est pas au nom de la peur que les peuples se mobilisent mais en raison de la prise de conscience d’un scandale (scandale de l’amiante, scandale des OGM ou du nucléaire).
Nous devons donc exorciser la peur, ce qui n’est possible que par une action collective/politique. On ne sort de la peur que par un sentiment de justice, que par une prise de parole construite. C’est pourquoi j’ai relayé dans l’émission de Frédéric Taddéï du 17 mars dernier l’appel du Sarkophage et de nombreux élus et intellectuels pour convoquer un nouveau Tribunal Russell [1]. Celui de 1966 avait jugé les responsabilités des crimes de guerre et notamment de l’usage du nucléaire militaire. Un nouveau Tribunal Russel en 2011 ou 2012 doit juger la responsabilité du nucléaire civil. Ce geste fort est indispensable avant tout référendum, car ni le sentimentalisme de la gauche ni les hésitations des écolos ne seront suffisants pour gagner cette victoire idéologique décisive.
Pourquoi juger devant un tribunal la responsabilité du nucléaire civil ?
L’appel que je lance, en tant que directeur du Sarkophage, avec mon ami René Balme, maire de Grigny (Rhône), et des dizaines et bientôt des milliers de citoyens et d’élus s’adresse à l’ensemble des citoyens de ce pays. Je dirai cependant que pour moi, il vise d’abord à faire bouger les différentes familles de gauches. Aux citoyens de droite, aux écologistes de droite de faire bouger aussi leur propre camp, s’ils le peuvent. Nous, nous n’en pouvons plus de cet aveuglement produit par des décennies de bonne conscience « nucléolâtre ». Nous n’en pouvons plus de cette confiscation de la parole au nom du caractère trop complexe des enjeux.
Nous tenons donc à réaffirmer haut et fort que dans ce domaine, la vraie démocratie, c’est d’abord et toujours de postuler la compétence des incompétents, bref de rendre la parole au peuple. Aux savants ensuite d’utiliser leur expertise pour détailler et appliquer les décisions citoyennes. Chacun à sa place : les citoyens et leurs élus aux commandes et les spécialistes aux ordres des premiers. Cet appel visant à instituer un tribunal d’opinion pour juger des crimes du nucléaire civil est à la fois un coup de gueule face à l’irresponsabilité de la technoscience et des milieux d’affaires, mais c’est aussi un souffle d’espoir, car c’est le bon moment pour faire bouger les gauches sur le nucléaire.
Est-ce que la gauche pourrait se réunir autour de la construction d’une nouvelle politique énergétique ?
La liste des premiers signataires comprend notamment des personnalités et des élus des différentes gauches. C’est la première fois en France qu’une telle initiative trans-courant se produit dans ce domaine. C’est déjà en soi une grande victoire. C’est le signe que nous pouvons faire bouger la gauche pour faire bouger la France. Ce n’est pas à nous initiateurs de cet appel de dire sous quelle forme se réunira ce Tribunal d’opinion. En deux jours, des Belges, des Suisses s’en sont aussi saisis. L’appel est déjà traduit dans plusieurs langues. On peut cependant imaginer que ce tribunal d’opinion s’internationalise et tienne des sessions dans divers pays.
Ce tribunal sera l’occasion de comprendre comment ce complexe techno-industriel lié aux milieux d’affaires a pu nous berner. Nous aurons besoin pour cette analyse de mobiliser toutes les compétences et les bonnes volontés. On y parlera bien sûr des catastrophes déjà produites et potentielles, mais aussi des mensonges de l’industrie nucléaire. J’affirme dès maintenant que ce tribunal d’opinion osera mettre en cause les responsables de cette barbarie industrielle. Que l’on sache que les responsabilités économiques et la compétence scientifique ne doivent plus être des excuses. Nous examinerons donc collectivement comment agir politiquement, culturellement, juridiquement contre tous ceux qui, milieux d’affaires et savants technolâtres, ont conduit l’humanité à la barbarie.
En quoi l’abandon du nucléaire est-il étroitement lié à l’abandon de la société productiviste et consumériste ?
L’industrie nucléaire concentre tout ce contre quoi les antiproductivistes se dressent. Le mythe d’une croissance folle, la confiscation de la parole, l’irresponsabilité techno-industrielle contre laquelle aucun principe de précaution n’est efficace, l’idée que tout soit possible, la foi aveugle dans la technoscience, le mépris des citoyens, etc. En finir avec le nucléaire c’est ouvrir aussi la porte à une espérance, celle du bien vivre, celle d’une société conviviale, celle du moins mais mieux, celle d’un surcroît de démocratie.
Propos recueillis par Sophie Chapelle