Même une montre cassée donne l’heure exacte deux fois par jour. Le fait que les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni aient pris l’initiative d’une résolution du Conseil de sécurité autorisant le recours à la force contre le régime libyen ne suffit pas pour la récuser d’emblée. Un mouvement de rébellion désarmé et confronté à un régime de terreur en est parfois réduit à s’adresser à une police internationale peu recommandable. Concentré sur son malheur, il ne refusera pas ses secours au seul motif qu’elle dédaigne les appels des autres victimes, palestiniennes par exemple. Il oubliera même qu’elle est davantage connue comme une force de répression que comme une association d’entraide.
Mais ce qui, logiquement, a servi de boussole aux insurgés libyens en péril extrême ne suffit pas à légitimer cette nouvelle guerre des puissances occidentales en terre arabe. L’intervention de pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) constitue un moyen irrecevable d’essayer de parvenir à une fin souhaitable (la chute de M. Mouammar Kadhafi). Si ce moyen a acquis l’apparence de l’évidence, chacun étant sommé de « choisir » entre les bombardements occidentaux et l’écrasement des Libyens en révolte, c’est uniquement parce que d’autres voies de recours — l’intervention à leurs côtés d’une force onusienne, égyptienne ou panarabe — ont été écartées.
Or le bilan passé des armées occidentales interdit d’accorder quelque crédit aux motifs généreux dont elles se prévalent aujourd’hui. Qui croit d’ailleurs que des Etats, quels qu’ils soient, consacrent leurs ressources et leurs armées à l’accomplissement d’objectifs démocratiques ? L’histoire récente rappelle assez, au demeurant, que si les guerres prétextant ce motif remportent des premiers succès fulgurants autant que largement médiatisés, les étapes qui suivent sont plus chaotiques et plus discrètes. En Somalie, en Afghanistan et en Irak, les combats n’ont pas cessé, alors que Mogadiscio, Kaboul, Bagdad sont « tombés » depuis des années.
Les insurgés libyens auraient aimé comme leurs voisins tunisiens et égyptiens renverser seuls un pouvoir despotique. L’intervention militaire franco-anglo-américaine menace de faire d’eux les obligés de puissances qui ne se sont jamais souciées de leur liberté. Mais la responsabilité de cette exception régionale incombe au premier chef à M. Kadhafi. Sans la furie répressive de son régime, passé en quarante ans de la dictature anti-impérialiste au despotisme pro-occidental, sans ses philippiques assimilant tous ses opposants à des « agents d’Al-Qaida », des « rats qui reçoivent de l’argent et servent les services de renseignement étrangers », le destin du soulèvement libyen n’aurait dépendu que de son peuple.
La résolution 1973 du Conseil de sécurité autorisant le bombardement de la Libye empêchera peut-être l’écrasement d’une révolte condamnée par la pauvreté de ses moyens militaires. Elle s’apparente néanmoins à un bal des hypocrites. Car ce n’est pas parce que M. Kadhafi est le pire des dictateurs, ou le plus meurtrier, que ses troupes ont été bombardées, mais parce qu’il était à la fois plus faible que d’autres, sans armes nucléaires et sans amis puissants susceptibles de le protéger d’une attaque militaire ou de le défendre au Conseil de sécurité. L’intervention décidée contre lui confirme que le droit international ne pose pas de principes clairs dont la violation entraînerait partout sanction.
Il en va du blanchiment diplomatique comme du blanchiment financier : la minute de vertu permet de gommer des décennies de turpitude. Le président français fait ainsi bombarder son ancien partenaire d’affaires, qu’il recevait en 2007 alors que chacun connaissait la nature de son régime — on saura gré toutefois à M. Nicolas Sarkozy de ne pas avoir proposé à M. Kadhafi le « savoir-faire de nos forces de sécurité » offert en janvier dernier au président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali... Quant à M. Silvio Berlusconi, « ami intime » du Guide libyen qui s’est rendu à onze reprises à Rome, il rallie en traînant des pieds la coalition vertueuse.
Une majorité de gérontes contestés par la poussée démocratique siègent au sein de la Ligue arabe ; celle-ci se joint au mouvement onusien avant de feindre la consternation sitôt tirés les premiers missiles américains. La Russie et la Chine avaient le pouvoir de s’opposer à la résolution du Conseil de sécurité, de l’amender pour en réduire la portée ou les risques d’escalade. L’eussent-elles fait, elles n’auraient pas eu ensuite à « regretter » l’usage de la force. Enfin, pour prendre la pleine mesure de la droiture de la « communauté internationale » dans cette affaire, on doit relever que la résolution 1973 reproche à la Libye « détentions arbitraires, disparitions forcées, tortures et exécutions sommaires », toutes choses qui n’existent naturellement ni à Guantánamo, ni en Tchétchénie, ni en Chine...
La « protection des civils » n’est pas simplement une exigence irrécusable. Elle impose aussi, en période de conflit armé, le bombardement d’objectifs militaires, c’est-à-dire de soldats (souvent des civils qu’on a requis de porter l’uniforme...), eux-mêmes mêlés à des populations désarmées. De son côté, le contrôle d’une « zone d’exclusion aérienne » signifie que les avions qui la patrouillent risquent d’être abattus et leurs pilotes capturés, ce qui ensuite justifiera que des commandos au sol s’emploient à les libérer [1]. On peut récurer à son gré le vocabulaire, on n’euphémise pas indéfiniment la guerre.
Or, en dernière analyse, celle-ci appartient à ceux qui la décident et la conduisent, pas à ceux qui la recommandent en rêvant qu’elle sera courte et joyeuse. Dresser chez soi les plans impeccables d’une guerre sans haine et sans « bavures » comporte bien des charmes, mais la force militaire à qui on confie la tâche de les exécuter le fera en fonction de ses inclinations, de ses méthodes et de ses exigences. Autant dire que les cadavres de soldats libyens mitraillés pendant leur retraite sont, au même titre que les foules joyeuses de Benghazi, la conséquence de la résolution 1973 des Nations unies.
Les forces progressistes du monde entier se sont divisées à propos de l’affaire libyenne, selon qu’elles ont mis l’accent sur leur solidarité avec un peuple opprimé ou sur leur opposition à une guerre occidentale. Les deux critères de jugement sont nécessaires, mais on ne peut pas toujours réclamer leur satisfaction simultanée. Reste, quand on doit choisir, à déterminer ce qu’un label d’« anti-impérialiste » obtenu dans l’arène internationale autorise à faire subir chaque jour à son peuple.
Dans le cas de M. Kadhafi, le silence de plusieurs gouvernements de gauche latino-américains (Venezuela, Cuba, Nicaragua, Bolivie) sur la répression qu’il a ordonnée déconcerte d’autant plus que l’opposition du Guide libyen à « l’Occident » est de pure façade. M. Kadhafi dénonce le « complot colonialiste » dont il serait victime, mais il le fait après avoir assuré aux anciennes puissances coloniales que « nous sommes tous dans le même combat contre le terrorisme. Nos services de renseignement coopèrent. Nous vous avons beaucoup aidé ces dernières années » [2].
Relayé par MM. Hugo Chávez, Daniel Ortega et Fidel Castro, le dictateur libyen prétend que l’attaque dont il fait l’objet s’expliquerait par le désir de « contrôler le pétrole ». Or celui-ci est déjà exploité par les compagnies américaine Occidental Petroleum (Oxy), britannique BP et italienne ENI (lire, à ce propos, l’article de Jean-Pierre Séréni, « Le pétrole libyen de main en main ». Il y a quelques semaines, le Fonds monétaire international (FMI) saluait d’ailleurs « la forte performance macroéconomique de la Libye et ses progrès dans le renforcement du rôle du secteur privé » [3]. Ami de M. Kadhafi, M. Ben Ali avait reçu des compliments comparables en novembre 2008, mais servis personnellement par le directeur-général du FMI, M. Dominique Strauss-Kahn, qui arrivait tout droit... de Tripoli [4].
L’antique patine révolutionnaire et anti-impérialiste de M. Kadhafi, restaurée à Caracas et à La Havane, avait sans doute également échappé à M. Anthony Giddens, théoricien de la « troisième voie » blairiste. Lequel annonçait en 2007 que la Libye deviendrait sous peu une « Norvège d’Afrique du Nord : prospère, égalitaire, et tournée vers l’avenir » [5]. Au regard de la liste très éclectique de ses dupes, comment croire encore que le Guide libyen est aussi fou qu’on le prétend ?
Plusieurs raisons expliquent que des gouvernements de gauche latino-américains se soient mépris sur son compte. Ils ont voulu voir en lui l’ennemi de leur ennemi (les Etats-Unis), mais cela n’aurait pas dû suffire à en faire leur ami. Une médiocre connaissance de l’Afrique du Nord — M. Chávez dit s’être informé de la situation en Tunisie en appelant M. Kadhafi... — les a ensuite conduits à prendre le contre-pied de « la colossale campagne de mensonges orchestrée par les médias » (dixit M. Castro). D’autant que celle-ci les renvoyait à des souvenirs personnels dont la pertinence était discutable dans le cas d’espèce. « Je ne sais pas pourquoi ce qui se passe et s’est passé là-bas, a ainsi déclaré le président vénézuélien à propos de la Libye, me rappelle Hugo Chávez le 11 avril. » Le 11 avril 2002, un coup d’Etat soutenu par les médias au moyen d’informations manipulées avait tenté de le renverser.
L’ancienne patine révolutionnaire de M.Kadhafi a abusé la gauche latino-américaine
Et d’autres facteurs inclinaient vers une erreur d’analyse de la situation libyenne : une grille de lecture forgée par des décennies d’intervention armée et de domination violente des Etats-Unis en Amérique latine, le fait que la Libye a aidé le Venezuela à s’implanter en Afrique, le rôle des deux Etats au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et des sommets Amérique du Sud - Afrique (ASA), la démarche géopolitique de Caracas visant à rééquilibrer sa diplomatie dans le sens de rapports Sud-Sud plus étroits.
A cela on doit encore ajouter la tendance du président Chávez à estimer que les liens diplomatiques de son pays impliquent pour lui une relation de proximité personnelle avec les chefs d’Etat : « J’ai été un ami du roi Fahd d’Arabie saoudite, je suis ami du roi Abdallah, qui était ici à Caracas (...). Ami de l’émir du Qatar, du président de Syrie, un ami, il est venu ici aussi. Ami de Bouteflika. » [6] Quand le régime de M. Kadhafi (« mon ami depuis si longtemps ») s’est engagé dans la répression de son peuple, cette amitié a pesé dans le mauvais sens. En définitive, M. Chávez a raté l’occasion de présenter les révoltes du continent africain comme les petits frères des mouvements de gauche latino-américains qu’il connaît bien.
Au-delà de ce fourvoiement, la diplomatie représente sans doute le domaine où, dans tous les pays, se dévoilent le mieux les travers d’un exercice solitaire du pouvoir fait de décisions opaques, libres de tout contrôle parlementaire et de toute délibération populaire. Quand, de plus, celle-ci se pique, comme au Conseil de sécurité, de défendre la démocratie par la guerre, le contraste est forcément saisissant.
Après avoir usé, non sans succès, du ressort géopolitique anti-occidental, de l’argument progressiste de la défense des ressources naturelles, le dirigeant libyen n’a pas résisté longtemps à la tentation d’abattre la carte ultime de l’affrontement entre religions. « Les grandes puissances chrétiennes, a-t-il donc expliqué le 20 mars dernier, se sont engagées dans une deuxième guerre croisée contre les peuples musulmans, à leur tête le peuple libyen, et dont l’objectif est de rayer l’islam [de la carte]. » Treize jours plus tôt, M. Kadhafi avait néanmoins comparé son œuvre de répression à celle dont mille quatre cents Palestiniens furent victimes : « Même les Israéliens à Gaza ont dû recourir à des chars pour combattre de tels extrémistes. Nous, c’est pareil. » [7] Voilà qui n’a pas dû accroître la popularité du Guide dans le monde arabe.
Mais ce dernier tête-à-queue comporte au moins une vertu. Il rappelle la nocivité politique de l’approche qui reproduit, en l’inversant, la thématique néoconservatrice des croisades et des empires. Les soulèvements arabes, parce qu’ils ont mêlé des laïcs et des religieux — et que s’y sont opposés des laïcs et des religieux —, vont peut-être sonner le glas d’un discours qui se proclame anti-impérialiste alors qu’il n’est qu’anti-occidental. Et qu’il confond dans sa détestation de « l’Occident » ce qui s’y est trouvé de pire — la politique de la canonnière, le mépris des peuples « indigènes », les guerres de religion — avec ce qu’il a comporté de meilleur, de la philosophie des Lumières à la sécurité sociale.
Deux ans à peine après la révolution iranienne de 1979, le penseur radical syrien Sadik Jalal Al-Azm détaillait pour les réfuter les caractéristiques d’un « orientalisme à rebours » qui, refusant la voie du nationalisme laïque et du communisme révolutionnaire, appelait à combattre l’Occident par un retour à l’authenticité religieuse. Les principaux postulats de cette analyse « culturaliste », résumés puis soumis à la critique par Gilbert Achcar, stipulaient que « le degré d’émancipation de l’Orient ne doit pas et ne peut pas être mesuré à l’aune de valeurs et de critères “occidentaux”, comme la démocratie, la laïcité et la libération des femmes ; que l’Orient musulman ne peut pas être appréhendé avec les instruments épistémologiques des sciences occidentales ; qu’aucune analogie avec des phénomènes occidentaux n’est pertinente ; que le facteur qui meut les masses musulmanes est culturel, c’est-à-dire religieux, et que son importance dépasse celle des facteurs économiques et sociaux qui conditionnent les dynamiques politiques occidentales ; que la seule voie des pays musulmans vers la renaissance passe par l’islam ; enfin, que les mouvements qui brandissent l’étendard du “retour à l’islam” ne sont pas réactionnaires ou régressifs comme il est perçu par le regard occidental, mais au contraire progressistes en ce qu’ils résistent à la domination culturelle occidentale. » [8]
Une telle approche, fondamentaliste, de la politique n’a peut-être pas dit son dernier mot. Mais, depuis l’onde de choc née en Tunisie, on sent que sa pertinence a été entamée par des peuples arabes qui ne veulent plus se situer « ni contre l’Occident ni à son service » [9] et qui le prouvent en ciblant tantôt un allié des Etats-Unis (Egypte), tantôt un de leurs adversaires (Syrie). Loin de redouter que la défense des libertés individuelles, la liberté de conscience, la démocratie politique, le syndicalisme, le féminisme constituent autant de priorités « occidentales » maquillées en universalisme émancipateur, des peuples arabes s’en emparent pour marquer leur refus de l’autoritarisme, des injustices sociales, de régimes policiers qui infantilisent leurs peuples d’autant plus spontanément qu’ils sont dirigés par des vieillards. Et tout cela, qui rappelle d’autres grandes poussées révolutionnaires, qui arrache jour après jour des conquêtes sociales et démocratiques dont on a perdu l’habitude ailleurs, ils l’entreprennent avec entrain, au moment précis où « l’Occident » semble partagé entre sa peur du déclin et sa lassitude devant un système politique nécrosé dans lequel le pareil succède à l’identique, au service des mêmes.
Une résolution des Nations unies qui vaut également pour les luttes des populations occidentales...
Rien ne dit que cet entrain et ce courage arabes vont continuer à marquer des points. Mais déjà ils nous révèlent des possibilités inexplorées. L’article 20 de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, par exemple, stipule que celui-ci « se déclare résolu à veiller à ce que les avoirs [libyens] gelés [en application d’une résolution précédente] soient à une étape ultérieure, dès que possible, mis à la disposition du peuple de la Jamahiriya arabe libyenne et utilisés à son profit ». Ainsi, il serait possible de geler des avoirs financiers et de les remettre aux citoyens d’un pays ! Gageons que cette leçon sera retenue : les Etats ont le pouvoir de satisfaire les peuples. Depuis quelques mois, le monde arabe nous en rappelle une autre, tout aussi universelle : les peuples ont le pouvoir de contraindre les Etats.
Par Serge Halimi