« L’intelligence de l’avenir dépend de celle du présent », D. Bensaïd
La mobilisation contre la réforme des retraites de l’automne 2010, tout comme la force des révolutions arabes appellent à reprendre les débats sur ce que nous appelons traditionnellement les questions stratégiques, ou, dit autrement comment préparer un changement révolutionnaire de la société [1].
Nous ne partons pas de rien, la dernière université d’été a commencé à aborder le sujet, des textes ont été produits. Il reste désormais à alimenter cette discussion et à lui donner un cadre afin qu’elle puisse irriguer l’ensemble de l’organisation. L’attente est réelle. Non par souci académique, mais parce que la réflexion stratégique a quelques conséquences sur notre manière d’appréhender la construction du parti aujourd’hui. D’abord il est douteux qu’on puisse durablement construire un parti sans aucune perspective de prise du pouvoir, même algébrique et inachevée. Plus prosaïquement, il est difficile de tracer son chemin sans idée du point d’arrivée. A moins bien sûr d’avoir juste besoin que la route soit longue.
Dans l’histoire des débats au sein du mouvement révolutionnaire, un parti révolutionnaire ce n’est pas un parti qui est pour la révolution, c’est un parti qui a un programme et une stratégie pour faire la révolution. C’est peu dire qu’il est bien présomptueux de penser que nous avons l’un et l’autre.
L’ampleur de la mobilisation [2] de l’automne dernier va bien au-delà de la seule question des retraites, sa durée, sa radicalité vient percuter les insuffisances de notre élaboration commune. C’est justement parce qu’il y a du jeu politique pour les anticapitalistes que la capacité à apporter des réponses politiques d’ensemble devient plus impérieuse. La fonctionnalité d’une organisation comme le NPA c’est bien sûr de construire les mobilisations mais cela doit être aussi d’ouvrir des perspectives politiques. Non pas en avançant des réponses abstraites de lendemains qui chantent, mais en construisant pas à pas un corps de revendications transitoires utiles pour tout de suite. Cela suppose aussi une réflexion plus aboutie sur notre projet d’ensemble.
Dans ce vaste débat, le parti pris de ce texte sera donc d’explorer quelques conséquences de nos hypothèses stratégiques en terme d’orientation et de construction.
1. De la grève générale
Le mot d’ordre de grève générale parcourt nos rangs de manière récurrente. Par grève générale, on entend ici, une grève qui soit à la fois interprofessionnelle et inscrite dans la durée. Les grèves très massives de l’automne 2010 au Portugal comme en Espagne, grève générale d’un jour, relèvent de ce qu’on aurait appelé dans les années 70, une journée d’action.
Le NPA apparaît à l’extérieur comme le parti de la grève générale. Ce fut même le seul parti à avancer cet objectif et il n’y a pas lieu d’en rougir, loin de là. Nous avons eu raison de pousser partout à l’extension de la grève et des blocages et nous avons eu raison aussi d’avancer ce mot d’ordre quand la mobilisation est devenue puissante. Compte tenu des enjeux c’était un moyen efficace pour obtenir une victoire. Ce qui n’est pas bien clair c’est la portée et la fonctionnalité que chacun met derrière ce mot d’ordre. Il faut sans doute approfondir trois aspects dans notre réflexion : la grève générale n’est pas un sésame magique qui se suffit à lui même, ce n’est pas en tout temps le seul moyen d’obtenir des victoires et enfin la relation entre existence d’une grève générale et question du pouvoir.
D’abord la grève générale ne se décrète pas. On est parfois confondu par le simplisme et le caractère incantatoire de l’utilisation de ce mot d’ordre. « Entreprendre une propagande en règle pour la grève de masse comme forme de l’action prolétarienne, vouloir colporter cette « idée » pour y gagner peu à peu la classe ouvrière serait une occupation aussi oiseuse, aussi vaine et insipide que d’entreprendre une campagne de propagande pour l’idée de la révolution » écrivait pourtant Rosa Luxembourg [3]. Il n’y aura pas de renversement du système sans irruption de mouvements de masse extrêmement puissants, sans confrontation sociale de grande ampleur. Dit autrement, nous avons besoin de la grève générale pour développer notre projet, mais cela ne nous donne pas le projet. La réponse en terme de grève générale est donc un peu courte. La grève générale n’est pas un but en soi, elle est un moyen. Elle permet d’élargir le champ des possibles mais elle n’exprime rien sur les propositions, perspectives que doit avancer un parti anticapitaliste dans une situation donnée pour y être utile.
L’histoire du mouvement ouvrier français donne une place particulière à la grève générale avec les expériences de 1936 et 1968. A deux reprises, des millions de travailleurs se sont mis en grève et, ce qu’Enerst Mandel appelle la grève générale active, ont occupé leurs usines. C’est énorme par rapport à bien des pays capitalistes, mais deux fois au XX° siècle reste un événement extraordinaire. Toute mobilisation interprofessionnelle ne porte pas en elle les germes de la grève générale. De ce point de vue l’approche défendue par Philippe Corcuff dans une tribune publiée sur Médiapart [4] est particulièrement intéressante. Bien sûr, il y a sans doute des faiblesses dans ce texte. La comparaison entre la mobilisation contre la réforme des retraites et le Mai rampant italien mériterait sans doute plus de prudence pour deux raisons essentielles. La première c’est qu’au début des années 70, la perspective, l’aspiration socialiste étaient largement dominantes dans les secteurs de la gauche ouvrière italienne. La situation est évidemment toute autre aujourd’hui nous y reviendrons car cela constitue une part essentielle du problème. La seconde raison, tout aussi importante, c’est la force de l’auto-organisation pendant le Mai rampant italien. Cette réalité a été suffisamment forte pour produire un courant particulier l’opéraïsme [5], extrêmement vigoureux dans les années 70. Mais au-delà de la limite de l’analogie avec l’Italie, quel est le cœur du propos de P. Corcuff ? Que ce n’est pas la grève générale ou rien et qu’une telle approche est démobilisatrice et mortifère parce que en général, justement, ce n’est pas la grève générale qui se produit.
Dès lors viser l’émergence « d’une guérilla sociale durable » est une idée féconde qu’on ne doit pas écarter d’un revers de main. Depuis au moins 2003, les formes d’action peuvent varier : grève reconductible, grève tournante, participation aux temps forts, actions de blocage etc... Chacun sait bien que sur un même site, tout cela cohabite. Sans doute est-ce même une condition du développement de la mobilisation tant les niveaux de conscience, la compréhension des rapports de forces peuvent être hétérogènes. Sensible à la théorie des conjonctures fluides [6], Philippe Corcuff indique que les mobilisations interprofessionnelles même partielles ouvrent une tendance à la désectorisation de l’espace social. Participer à l’extension de cette désectorisation, chercher à construire des ponts entre différents fronts de lutte (sociaux, écologiques, défense des libertés) doit évidemment être une des tâches pour un parti comme le NPA. A cette étape, il ne s’agit pas tant de réaliser une homogénéisation souvent factice et réductrice mais bien d’articuler et de mutualiser.
Il ne faut pas opposer cette guérilla sociale à la grève générale. La première peut être le prélude de la seconde. Peut-être s’agit-il même d’une condition. Car la situation est beaucoup plus difficile aujourd’hui. Les grands mouvements sociaux en France ont souvent été portés par un secteur en particulier. En raison des défaites subies (cheminots, enseignants) ou des réorganisations/ délocalisations (tri postal pour ne pas parler de la sidérurgie), ces secteurs ont vu leurs capacités de mobilisations fortement réduites.
A cela il faut ajouter l’atomisation des salariés tant dans leur cadre de travail que dans leur lieu d’habitation. La contre offensive libérale à l’œuvre depuis 30 ans, ce n’est pas seulement des points de PIB regagnés dans la répartition capital/travail, mais aussi une déconstruction systématique et organisée de tous les cadres collectifs du mouvement ouvrier. Aujourd’hui il n’existe plus en France que 131 établissements de plus de 2000 salariés dont 62 dans l’industrie (le reste étant essentiellement des hôpitaux). Aux mutations des unités de travail, il faut aussi ajouter la profonde modification dans la structuration de l’habitat des salariés. La césure toujours plus marquée entre lieu de travail et lieu de vie, l’encouragement à l’accession à la propriété dans des banlieues toujours plus lointaines participent de cette déconstruction. « L’éthique néolibérale de l’individualisme possessif et son corrélat, la fin du soutien politique à toute forme d’action collective, pourraient devenir le modèle de socialisation de la personnalité humaine » [7]
Le dernier point qui mérite d’être débattu renvoie au rapport entre grève générale et question du pouvoir. Disons, qu’il n’y a pas automaticité entre les deux et que donc l’existence d’une grève générale ne pose pas nécessairement la question du pouvoir.
Les expériences de 36 et 68 plaident plutôt dans ce sens. Même si cela fait sans doute débat entre nous, la thèse d’un Front populaire, révolution manquée [8], paraît assez discutable. D’abord soulignons que cette grève générale naît d’une victoire électorale, comme quoi tout arrive. Qu’elle ne soit pas un simple appui au gouvernement nouvellement élu, c’est l’évidence même car sinon il n’y aurait pas eu de grève générale. C’est donc un mélange d’appui et de méfiance avec des formes de lutte, les occupations d’usine, qui expriment un rejet du capitalisme mais qui n’ont pas posé la question du pouvoir. « Car il y a eu un autre facteur, qu’on ne peut nier, c’est que Juin 1936 ne s’est pas seulement fait, mais aussi défait, avec une facilité assez déroutante » [9]. De même, pour d’autres raisons, il est difficile de dire que 68 ait posé la question du pouvoir. Sur cette question, je renvoie à la conclusion de l’article de Patrick Le Moal dans la Revue TEAN , « Mai-juin 1968 n’était pas une situation révolutionnaire : même si le gouvernement a vacillé, ceux d’en haut ont gardé le pouvoir et ceux d’en bas, même très mobilisés, étaient loin de le leur arracher et surtout de le remplacer par quelque chose d’autre » [10].
Dans un pays capitaliste comme le nôtre, il est pour le moins illusoire de penser que le système pourrait s’effondrer sous le simple coup de boutoir d’une grève générale. Les fondements de l’état bourgeois en France sont un peu plus solides que cela. L’approche défendue par Ernest Mandel apparaît plus sophistiquée : « Il paraît évident que la présence d’un gouvernement issu du suffrage universel, d’un suffrage universel qui peut même refléter la majorité d’il y a deux ou trois ans , voire d’il y a six mois , et dans lequel les masses ne se reconnaissent plus, ne suffit pas pour créer une crise révolutionnaire. C’est une crise gouvernementale, ministérielle, dans le pire des cas une crise de régime, mais ce n’est pas encore une crise révolutionnaire. Il faut donc une dimension idéologico-morale supplémentaire pour qu’il y ait vraiment une crise révolutionnaire, c’est à dire un début de rejet par les masses de la légitimité des institutions de l’Etat bourgeois. Et ça ne peut venir que d’expériences de lutte très profondes, d’un affrontement très profond » [11]
Notons enfin, qu’aucun processus révolutionnaire ne s’est historiquement construit autour d’une grève générale. Cela ne suffit pas à invalider cette hypothèse, mais la focalisation de la tradition anarcho-syndicaliste sur ce projet est excessive. Tout cela n’enlève rien à la portée que peut avoir une grève générale. On se reportera ici utilement à un rapport de formation d’Ernest Mandel sur la question [12] même si bien des aspects mériteraient débat. Mais la question du pouvoir est autrement complexe.
2 Quelques réflexions sur la crise révolutionnaire
Dans son rapport introductif à l’université d’été 2010 F. Sabado a repris les conditions énoncées par Lénine comme ouvrant la possibilité d’une crise révolutionnaire :
• Ceux d’en bas ne veulent plus
• Ceux d’en haut ne peuvent plus
• Ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas
• L’existence d’une (des ?) force révolutionnaire pour renverser l’ordre établi.
Cette définition très générale, dans le temps et dans l’espace mérite d’être interrogée. Je n’aborderai pas dans ce texte déjà trop long les problèmes de délimitations que posent les trois premiers critères.
Car en réalité seule la catégorie « ceux d’en haut » ne pose pas de problème. Avec la bourgeoisie, voilà bien une classe en soi et pour soi consciente de ses intérêts et de la manière de les défendre [13]. Toutefois, il ne serait pas inutile de s’interroger dans une démocratie bourgeoise sur la réalité et la cohérence de la base sociale de cette bourgeoisie.
La définition de « ceux d’en bas » et « ceux du milieux » est autrement plus problématique. Pour Lénine, est compte tenu des formes sociales du début du XX° siècle (en particulier pour la Russie, mais pas seulement). Le »ceux d’en bas« correspond peu ou prou à la classe ouvrière industrielle, le »ceux du milieu" à un vaste groupe hétérogène incluant essentiellement la paysannerie et les artisans. L’importance numérique de la paysannerie dans presque tous les pays à l’exception de l’Angleterre et de l’Allemagne en fait alors une question centrale. En France jusque dans les années 1930 la majorité de la population est rurale et formée de petits agriculteurs. Mais aujourd’hui quel est le sens politique de cette différenciation ?
En réalité derrière ce débat se pose le problème de quelle définition pour le prolétariat. Et probablement plusieurs acceptations coexistent au sein de notre organisation. Faut-il réduire la définition à la production de plus-value, élargir à l’existence d’un surtravail ? Ne retenir que le travail d’exécution ? Ceux qui vendent leur force de travail ? bref le salariat 90% de la population active ou une vision très étriquée qui peu ou prou se ramène aux ouvriers de l’industrie ? Pour une discussion plus détaillée sur le sujet, je renvoie aux Cahiers de Critique communiste [14].
Mais c’est sur le quatrième critère que je voudrais m’attarder. Commençons par l’évidence, le renversement du système capitaliste ne peut être que le fruit d’une volonté consciente. Il faut donc que des forces politiques en lien avec les mobilisations populaires ouvrent la voie à un changement de système.
Pour autant, et si on exclut une vision putchiste de type blanquiste assez présente dans le mouvement révolutionnaire français, la question est de savoir comment se fait le lien entre le mouvement de masse et les organisations révolutionnaires. L’idée que, naturellement, les masses révolutionnaires vont reconnaître LE parti qui défend leurs intérêts historiques et qu’elles vont se ranger sous sa direction est largement sous jacente dans bien des positionnements. Comme toujours la vie est plus compliquée. D’abord parce que ce n’est pas LE parti mais LES partis et que donc la question des alliances et du programme est évidemment cruciale. Mais surtout parce qu’il ne suffit pour les partis révolutionnaires d’être candidats au pouvoir encore faut-il que de larges secteurs de masse les reconnaissent comme légitimes à cette prétention. Pour dénouer les fils et renverser le système dans une telle situation il ne suffit pas d’un groupe conscient et déterminé. Non, la crise révolutionnaire ne se réduit pas à la crise de direction [15].
Alors bien sûr une période de montée révolutionnaire est un processus dynamique. Le cours des mobilisations transforme en profondeur les consciences politiques, élargit le champ des possibles et se traduit le plus souvent par un développement extrêmement important des organisations en phase avec la période.
Toute la difficulté, c’est que cela ne suffit pas, au moins dans les pays capitalistes avancés où la vie sociale et politique est relativement complexe. Ce problème de la spécificité de l’occident n’est pas exactement nouveau, déjà en 1922, Radek indiquait que « les masses ouvrières en Occident ne sont pas politiquement amorphes et inorganisées comme en Orient ». Plus tard à propos de l’Est, Gramsci parlera même de « société civile primitive et gélatineuse ». L’expérience historique montre en effet que le retard initial face aux organisations réformistes est extrêmement difficile à combler. Or la question non résolue à laquelle nous sommes confrontées peut se synthétiser de la manière suivante, comment vaincre l’emprise du réformisme ? En toile de fond, c’est bien sûr le ressort de la domination bourgeoise qui est en jeu. « Gramsci formula le concept d’hégémonie pour désigner la force et la complexité incomparablement plus grandes de la domination exercée par la classe bourgeoise en Europe de l’Ouest, ce qui avait empêché toute répétition de la révolution d’Octobre dans les zones de capitalisme avancé du continent. Ce système hégémonique de pouvoir était défini par le degré de consentement qu’il obtenait des masses populaires qu’il dominait et en conséquence, par la réduction des moyens de coercition nécessaires pour les réprimer. Ses mécanismes de contrôle pour s’assurer ce consentement résident dans un fin réseaux d’institutions culturelles - écoles, églises, journaux, partis, associations - inculquant la subordination aux classes exploitées à travers un ensemble d’idéologies tissées par le passé historique et transmises par des groupes intellectuels auxiliaires de la classe dominante » [16]. Conscient du problème, E. Mandel indiquait que pour se dégager de la légitimité de la démocratie bourgeoise, un pays d’Europe occidentale aurait besoin d’une période de dualité de pouvoir de l’ordre de plusieurs années.
A la lumière des expériences passées il est important de différencier la période de montée révolutionnaire de la crise révolutionnaire au sens de crise paroxystique. La nécessité de la crise révolutionnaire provient de cette évidence : on n’a jamais vu les représentants du capital abandonner la partie et beaux joueurs reconnaître leur défaite. Mais si la phase de montée révolutionnaire peut s’étaler sur plusieurs années avec des avancées et des reculs, le moment où la situation est mûre pour abattre le système ouvre un temps de quelques semaines, quelques mois tout au plus. La réunion conjointe des 3 premiers critères de Lénine n’est pas seulement relativement rare. Elle est aussi limitée dans le temps. C’est ce qu’on pourrait appeler une fenêtre de tir pour une victoire révolutionnaire. Bref avant l’heure ce n’est pas l’heure, après l’heure ce n’est plus l’heure. Si la crise est certaine, son issue ne l’est pas.
Une stratégie dans les pays capitalistes développés doit combiner problèmes de direction, de programme et de transformation du mouvement ouvrier dans sa texture même. Devenir hégémonique, être un candidat légitime au pouvoir suppose d’aborder la phase révolutionnaire en ayant accumulé suffisamment de forces au préalable. L’expérience de la révolution portugaise en 1975 est de ce point de vue particulièrement édifiante.
La période qui précède la phase révolutionnaire ne l’étant pas par définition, comment construire un parti dont le poids ne soit pas marginal et quel type de parti dans une telle situation ? Potentiellement il y a là une contradiction et la conception du parti que l’on porte a une certaine incidence. Pour moi c’est la raison profonde qui valide notre choix de construire un parti anticapitaliste.
Je laisse ici de côté la discussion sur ce que veut dire être révolutionnaire dans une période qui ne l’est pas et alors même qu’il n’y a pas eu d’expérience de ce type avec une dynamique socialiste depuis plus de trente ans. Mais le repli sur un projet révolutionnaire traditionnel me paraît sans objet. Soit il s’agit de retomber dans les ornières d’un parti de fer en attendant la révolution, et cette approche très messianique où les justes seront reconnus est une impasse. Soit, il revient à acter que rien n’est possible dans la situation si ce n’est de maintenir la flamme. C’est tout à fait respectable mais tellement en-deçà des possibilités de la situation.
3. Reconstruire un projet d’émancipation
La réalité de notre combat depuis plus de 30 ans relève plus de la résistance pied à pied que de la conquête de droits nouveaux, pour ne pas parler de la révolution. L’ampleur de la contre offensive néolibérale a non seulement fait exploser le niveau des inégalités sociales mais se traduit aujourd’hui même un peu partout en Europe par une baisse du niveau de vie pour le plus grand nombre. Dans ce contexte, le mot d’ordre d’une autre répartition des richesses a pris une place centrale dans notre orientation. En mettant à nu les formidables inégalités générées par le système, la portée agitatoire de cette bataille est incontestable. Pour autant, une autre répartition des richesses, même sous la forme de revendications comme l’interdiction des licenciements ne relève jamais que d’un keynésianisme d’extrême gauche. Comment créer les richesses, quelles richesses et pour faire quoi sont des questions très largement occultées dans notre projet. Il y a bien sûr une raison essentielle à cela. L’éloignement de toute perspective révolutionnaire et l’absence d’expérience de ce type ont conduit à abandonner des débats qui existaient jusqu’au début des années 70.
Je crois qu’il nous faut aujourd’hui accorder une place prioritaire à ce travail d’élaboration pour au moins deux raisons.
– La première c’est qu’il n’y aura pas de transformation révolutionnaire de la société sans l’existence d’un projet alternatif, d’une croyance collective instrument de la cohésion de classe. Cela ne veut évidemment pas dire que ce projet sera le principal ressort des mobilisations. C’est en général beaucoup plus simple que cela, le pain, la paix ...Mais à bien des égards, le vide politique est aujourd’hui un vide idéologique [17]. De ce point de vue, le projet du NPA apparaît un peu à la croisée des chemins. Fruit d’un compromis, il demeure une hésitation entre la construction d’un socialisme du XXI° siècle et le toilettage des acquis, indispensables, du XIX° et du XX° siècle. Il faudrait mener la discussion en notre sein, mais il me semble que les conséquences du désastre stalinien sont souvent largement sous-estimées. « Une époque s’achève avec la décomposition d’un système qui a corrompu et dénaturé les idéaux d’émancipation humaine » [18] écrivait la LCR en 1992. Tout cela n’a pas été qu’une parenthèse, qu’un mauvais rêve, le stalinisme est mort, son bilan se paie encore. La reconstruction d’un projet d’ensemble prend du temps. Raison de plus pour s’y atteler dès maintenant.
– La seconde raison tient à la crise écologique. Celle-ci nous impose aujourd’hui de reprendre la discussion sur le monde que nous voulons construire. Non pas que la victoire soit à portée de main mais parce que les transformations désormais prévisibles à échéance de quelques dizaines d’années sont absolument majeures. Il nous faut tirer toutes les conséquences de cette évidence, pour pouvoir construire le socialisme encore faut-il qu’il demeure une planète habitable.
Je n’aborderai pas ici des problèmes aussi cruciaux que la question de l’eau, l’épuisement des énergies fossiles ou le réchauffement climatique pourtant absolument décisifs. « Laisser de côté la question climatique, ou la citer pour mémoire, revient à escamoter une dimension majeure de la crise capitaliste. Une dimension qui ne fait certes pas l’objet de luttes de masse, mais que les militants anticapitalistes doivent absolument s’approprier car il y a urgence, que les conditions d’existence de plusieurs milliards d’êtres humains sont en jeu et que les réductions d’émission à opérer surdéterminent non seulement tout projet de société alternatif mais aussi, dans une certaine mesure, la stratégie et le programme à mettre en œuvre dès maintenant » [19]. D’ores et déjà, les mutations climatiques avec leurs effets sur le niveau des récoltes se traduisent de manière récurrente par la fragilisation des populations les plus dépendantes d’un point de vue alimentaire.
Je citerai ici un seul autre exemple celui de l’épuisement programmé des minerais. Les chiffres peuvent varier d’une étude à l’autre mais en réalité, pour l’essentiel, ces dernières concordent. Selon une étude récente [20] construite en fonction de la consommation 2009 et des réserves connues à ce jour, on aboutit à la projection suivante, tout à fait impressionnante : avant 2025, épuisement pour le diamant, l’antimoine, le chrome et le strontium, avant 2030 pour l’étain, le zinc, l’argent le plomb et l’or, avant 2050 pour le cadmium, le fer, le bismuth le cuivre, le bore. Sans rentrer dans les détails, il est difficile d’envisager à quoi pourrait ressembler l’électronique sans étain, cuivre ou or, de fabriquer des accumulateurs sans cadmium quant à l’absence du fer... A l’horizon de moins d’une génération, nos sociétés vont subir des modifications extrêmement profondes qu’on peine à imaginer. Bien sûr, il faudrait intégrer la question du recyclage qui s’il est effectivement mis en place permettra de repousser les échéances.
Au-delà même des conséquences politiques de la lutte prévisible pour le contrôle des gisements, il y a désormais nécessité de commencer à repenser un monde socialiste, égalitaire qui tienne compte de ces profonds changements. Pour le dire autrement, nos problèmes ne sont pas seulement qui possède les moyens de production, qui contrôle, qui décide mais aussi quelle répartition des ressources, quelle exploitation de ces dernières, quel type de production. C’est peu dire que nous sommes loin du compte, il y a pourtant urgence.
A cela s’ajoute la nécessité d’affronter ce qui, dans les travaux classiques apparaît comme fondamentalement incertain dans une perspective contemporaine. Il y a un peu plus de 35 ans, Perry Anderson traçait dans la postface d’un livre important un programme de travail pour la gauche révolutionnaire des pays capitalistes avancés : « Que Marx n’ait pas résolu l’énigme du nationalisme, que Lénine n’ait pas élucidé le mouvement de la démocratie bourgeoise, que Trotsky n’ait pas prédit les révolutions sans soviets ne doit pas surprendre, ni amener à censure. L’ampleur de leurs réalisations n’est pas diminuée, quelle que soit la liste de leurs oublis ou de leurs erreurs... Nous avons vu maintenant combien les problèmes sont nombreux et tenaces. Quelle est la nature constitutive de la démocratie bourgeoise ? Quelle est la fonction et l’avenir de l’Etat-nation ? Quel est le caractère réel de l’impérialisme en tant que système ?...Quelle serait la structure d’une démocratie socialiste authentique ? » [21]. Sur tous ces points et même si des travaux sérieux ont été produits, il nous faut constater que nous n’avons pas assez avancé et qu’il faut poursuivre et approfondir notre travail d’élaboration.
4 Construire une intervention anticapitaliste d’ensemble
La construction d’une organisation politique est une tâche de longue haleine. Dans un pays comme la France qui combine présence d’un prolétariat puissamment éduqué et forte tradition démocratique bourgeoise il n’existe hélas aucun raccourci. Je n’aborderai ici, ni la question des alliances, ni même la crise du militantisme qui frappe l’ensemble des organisations du mouvement ouvrier pour en rester sur le terrain de l’orientation.
La question qui nous est posée est de lier l’état présent du combat et de la conscience à la lutte pour un changement de société. Il ne suffit donc pas d’être de toutes les luttes même si bien sûr c’est un préalable. Dans leur texte F. Sabado et S. Johsua insistent, à raison, sur la démarche de transition. « Il faut donc un pont jeté entre les revendications (sociales, écologiques, sociétales) telles qu’elles se présentent réellement, et le programme pour un changement révolutionnaire de la société qui en est l’aboutissement nécessaire. Un programme de transition n’est donc pas un »programme minimum« , mais un point de départ pour poser la question du pouvoir de la bourgeoisie et son appareil d’Etat, et leur renversement » [22]. Dans notre activité quotidienne il nous faut articuler tout à la fois question sociale, écologique et démocratique en essayant d’apporter une cohérence d’ensemble ce qui n’a rien de naturel. Reste la question, par où commencer ? Le texte, Nos réponses à la crise, adopté lors du congrès du NPA représente un solide point d’appui. Le texte Vingt défis pour la pensée communiste du siècle débutant de Samuel Johsua dresse un tableau assez complet des problèmes à discuter. Je voudrais donc juste pointer deux éléments qui doivent être débattus plus soigneusement.
La question sociale va de soi aux yeux de tous. Toutefois, une des conséquences de l’offensive néo-libérale doit être tout particulièrement examinée. David Harvey note une profonde modification à partir de la crise pétrolière de 1973 dans le processus d’accumulation du capital. En particulier, il souligne l’importance prise par ce qu’il appelle l’accumulation par dépossession depuis cette période. Par ce terme, il entend une extension du concept d’accumulation primitive fondée sur l’escroquerie, la prédation et la violence. Loin d’être simplement une étape originelle du capitalisme, sur la longue durée c’est bien à la persistance et même au développement de ce type d’accumulation que nous sommes confrontés, y compris dans les métropoles impérialistes. La privatisation des services de base (électricité, énergie, télécoms, eau), la soumission de nombreuses institutions (comme les universités ou les hôpitaux) à une logique entrepreneuriale, le brevetage du vivant ont entraîné une transformation radicale du domaine dominant de relations sociales et une redistribution croissante des actifs en faveur des classes dominantes. Cette modification n’est pas sans incidence sur nos difficultés de construction. Le point de vue classique, valable tant que le mécanisme essentiel de l’accumulation du capital reposait sur la reproduction élargie, voulait que la contradiction fondamentale se situe dans et autour des lieux de travail. Les autres formes de luttes étaient et sont encore souvent perçues comme subordonnées, secondaires voire marginales. « La difficulté extrême à maintenir la reproduction élargie dans la durée va favoriser de plus en plus le processus d’accumulation par dépossession, tandis que les formes d’organisation développées pour lutter dans le cadre de la première se révèlent peu adéquates à combattre la seconde. En généralisant crûment, les formes d’organisation politique de gauche mises en place durant la période 1945-1973, lorsque la reproduction élargie était en plein essor, se révèlent inappropriées au monde d’après 1973, dès lors que l’accumulation par dépossession a conquis le devant de la scène en tant que contradiction principale au sein de l’organisation impérialiste de l’accumulation du capital » [23]. Cette approche, et ses conséquences du point de vue de notre intervention, me paraît très largement sous-estimée dans notre réflexion.
La seconde remarque renvoie au nécessaire développement de la dimension démocratique dans notre corpus. Celle-ci me paraît très largement absente de notre profil au-delà de quelques généralités. Le développement des processus révolutionnaires à partir de décembre 2010 dans le monde arabe montre la force d’entrainement et de mobilisation des revendications démocratiques couplées à une question sociale (inégalités, chômage en particulier dans la jeunesse, crise alimentaire, grèves en Egypte et en Tunisie) face à des régimes prédateurs et corrupteurs. Il ne s’agit pas de construire un parallèle incertain avec ces pays tant les situations sont différentes. Mais il nous faut constater qu’au cœur même des métropoles impérialistes nous assistons à une réduction systématisée et générale de la sphère démocratique. D’une certaine manière, c’est à une réelle brutalisation des sociétés que nous assistons.
Dans les pays capitalistes occidentaux, la légitimité du pouvoir de la bourgeoisie et de son Etat ont été longtemps suffisants pour que le consentement puisse largement l’emporter sur la coercition. Cette particularité n’est évidemment pas intrinsèque au capitalisme mais datée dans le temps et limitée dans l’espace. Cette singularité historique est aujourd’hui mise à mal. La montée des politiques autoritaires, le contrôle des populations, des systèmes de communications au nom de la sécurité, de la propriété ne sont pas une diversion mais bien consubstantiels au capital. Analysant la philosophie de Hobbes, Hannah Arendt notait déjà : « une accumulation indéfinie de biens doit s’appuyer sur une accumulation indéfinie de pouvoir. Le corollaire philosophique de l’instabilité fondamentale d’une communauté fondée sur le pouvoir est l’image d’un processus historique perpétuel qui, afin de demeurer en accord avec le développement constant du pouvoir, se saisit inexorablement des individus, des peuples et, finalement, de l’humanité entière. Le processus illimité d’accumulation du capital a besoin de la structure politique d’ »un Pouvoir illimité« , si illimité qu’il puisse protéger la propriété grandissante en accroissant sans cesse sa puissance » [24].
Il nous faut prendre la mesure des régressions à l’œuvre. Les raisons historiques qui ont conduit la bourgeoisie à lâcher du lest (peur du communisme, attitude pendant l’occupation...) n’ont, de son point de vue, plus lieu d’être. L’ampleur des régressions sociales programmées impose un recul démocratique majeur. Cette question est pourtant trop souvent banalisée dans nos rangs pour ne pas dire parfois suspecte. « Notre orientation générale doit être celle de provoquer un clivage qui permet aux masses de faire sauter la confusion entre la défense des libertés démocratiques, la défense de l’auto-activité de la classe ouvrière, entre tout ce qui est activité aussi libre, aussi large, aussi spontanée, aussi autodéterminée des masses que possible, et les institutions de l’Etat bourgeois.... Il est donc irresponsable, voire criminel, pour des révolutionnaires, de vouloir opposer le concept de »dictature du prolétariat« ou le concept de »pouvoir populaire« , aux libertés démocratiques. Il est au contraire hautement utile, indispensable même, de mettre en œuvre toute tactique, toute initiative, qui permettent de faire faire l’expérience aux masses que l’élargissement de leur propre liberté se heurte aux institutions restrictives de la démocratie bourgeoise » [25].
Les éléments abordés dans ce texte fort long mériteraient approfondissements et critiques. Ma conviction, c’est qu’il n’est pas possible pour un parti qui veut être un acteur important de la vie politique française, un moteur de la transformation sociale, d’éluder ces débats. Nous avons pris je crois beaucoup de retard sur ces questions. Il reste aussi à donner un cadre plus formel à une discussion qui doit tout à la fois irriguer l’ensemble de l’organisation et être capable de s’adresser à l’extérieur aux secteurs militants et intellectuels intéressés.
Guillaume (Paris XX, CE)