Présentation
« L’engagement militant c’est pour moi un principe de responsabilité et d’humilité. De responsabilité parce qu’on a des comptes à rendre, ce qu’on dit et ce qu’on fait on le dit en rapport avec une pratique collective, avec une expérience collective (…). Il y a un collectif et on est un peu comptable de sa parole. On peut se tromper, mais dans ce cas-là il faut le dire, on peut changer, mais il faut expliquer pourquoi, etc. Et d’humilité, au sens où le miroir aux alouettes médiatique tend à faire croire qu’on est intelligent et génial tout seul. Non ! On pense toujours avec d’autres, dans l’échange, etc. » [1]
Daniel Bensaïd nous a quitté il y a un an. « Théoricien reconnu, du moins par ceux dont la reconnaissance lui importait » [2], Daniel pensait pour agir et agissait pour penser, jamais seul, toujours au sein d’un collectif, d’une communauté liée par un objectif d’émancipation, par la « politique de l’opprimé » [3]. Daniel pensait l’histoire pour penser la stratégie, pas pour la raconter mais pour mettre à jour les alternatives, pour découvrir les bifurcations possibles, en militant. Il nous a laissé une œuvre inachevée, éclatée, dont on continuera à découvrir la richesse à chaque nouvelle bifurcation de l’histoire future. A l’heure où des processus révolutionnaires se lèvent en Tunisie et en Égypte, au moment où, ailleurs, les débats tacticiens brouillent la vision stratégique, nous avons pensé qu’il sera utile de revenir à Daniel.
Le 17 avril 2009, Daniel Bensaïd était interrogé par Marcel Trillat et Maurice Failevic, qui rassemblaient des interviews pour un film documentaire, L’Atlantide, dans le but de comprendre pourquoi et comment les partis communistes ont pu exister durant 70 ans et disparaître en quelques mois. Finalement, les auteurs n’ont pas retenu ces deux heures d’entretien pour le montage de leur film, car Daniel n’a fait que passer par le PCF et s’il y a joué un rôle, c’est surtout en tant que critique extérieur et non en témoin de son déclin. Mais « la cohérence et la clarté de son propos » leur ont semblé constituer « un élément de débat passionnant pour tout militant révolutionnaire » [4] au point de l’éditer sous la forme d’un DVD. Nous avons choisi de publier des extraits de ce document, en mettant en forme le langage parlé de Daniel, en les rassemblant en quatre chapitres : le témoignage d’un militant de la génération qui s’est émancipée de la gangue stalinienne du PCF, l’analyse de l’échec soviétique, la réflexion sur le projet communiste après la défaite des politiques d’émancipation du XXe siècle et, finalement, une intervention dans le débat sur la stratégie de construction du Nouveau parti anticapitaliste…
Jan Malewski
Paris, le 12 janvier 2011.
1. De la dissidence dans le PCF à l’organisation indépendante
Daniel Bensaïd : Nous étions dans un des lycées mixtes pionniers, le lycée Bellevue. Le paradoxe, c’est que lorsque nous avons créé le cercle de la Jeunesse communiste (JC) on a voulu nous faire créer deux cercles : un cercle de l’Union des jeunes filles de France (UJFF), qui était le collège des oiseaux pour les filles, et un de la Jeunesse communiste pour les garçons. Ce fut le premier conflit. Nous avons dit que c’est quand même absurde… Au lycée on est mixtes et à la JC non mixtes ! Donc nous nous sommes rebellés, le début d’une dissidence qui s’est nourrie assez vite après.
Lorsque j’étais en prépa, au lycée Fermat, on avait un cercle UEC, on devait être une bonne quarantaine, ce qui n’était pas mal. Une anecdote : Gérard de Verbizier [5], dont le grand-père avait été le délégué de la Haute-Garonne au congrès de Tours, nous ramenait la revue Quatrième Internationale. L’actualité, c’était le conflit sino-soviétique, donc nous voulions essayer de comprendre et il y avait des articles intéressants dans cette revue, mais nous ne savions pas du tout ce que c’était... On tenait réunion avec la revue sur la table, le secrétaire fédéral est passé et a commencé à gueuler, on l’a foutu dehors, on a dit que le cercle est souverain, que l’on fait ce qu’on veut, que l’on ne comprend pas… Et après il y a eu le procès Siniavski-Daniel [6] Donc voilà en fait une grogne qui, disons, s’est greffée après sur la crise de l’UEC.
Et en 1965 il y a un grand conflit...
Daniel Bensaïd : Nous avions notre propre logique qui touchait aussi bien des questions d’organisation que de démocratie, on trouvait qu’il y avait une sorte de bigoterie moralisante dans le parti, qu’il n’y avait pas d’ouverture intellectuelle, qu’il n’y avait pas de pluralisme éditorial, etc. Toute une série de griefs accumulés comme ça, qui après se sont cristallisées sur deux choses. On trouvait que le parti était mou sur le soutien au Vietnam et de là, a commencé à venir un réexamen concernant la guerre d’Algérie, nous avons commencé à redécouvrir les critiques qu’avait fait le FLN sur le type de soutien pendant la guerre d’Algérie et puis le point de rupture, ça a été le soutien à Mitterrand à la présidentielle de décembre 1965 où là, nous sommes entrés en opposition ouverte...
Il faut rappeler que le parti communiste ne présente pas, au premier tour, de candidat et appelle à voter pour Mitterrand…
Daniel Bensaïd : Le PCF a appelé à voter pour Mitterrand au premier tour. Finalement, rétrospectivement, je trouve que c’était un bon motif de conflit.
Ça nous a amené, en fait, à entrer en contact avec ce qui était quand même un petit peu le microscope effervescent au sein des étudiants communistes, surtout à Paris, avec les différents courants : les pro-italiens — Pierre Kahn, Alain Forner, Philippe Robrieux —, l’opposition de gauche — Alain Krivine… — puis Guy Hermier et Jean-Michel Catala qui représentaient l’orthodoxie de l’époque. On s’en méfiait beaucoup en tant que provinciaux. On disait : les Parisiens, ils causent bien il faut s’en méfier . On a envoyé des délégués au congrès qui sont revenus en disant que l’opposition de gauche n’était pas mal, qu’ils n’étaient pas sectaires, qu’on pouvait voir…
En 1965 on a senti qu’on allait se faire exclure. Je ne dis pas que ça nous peinait énormément mais le problème c’était, se faire exclure pour faire quoi ? Parce qu’à l’époque, quand même, l’idée dominante c’était qu’il n’y avait pas de vie en dehors du parti…
Des anciens nous ont aussi aidés. Il y a eu des oppositions intellectuelles à l’époque. A Toulouse il y a eu un appel — je ne sais plus exactement ce qu’ils réclamaient, ça devait être une certaine libéralisation — signé par Rodolphe Roellens, un psychiatre de l’école Bonnafé, par Rolande Trempé, historienne, et par Jean Garipuy, qui avait été chef de cabinet de Billoux à la Libération. On a fait un cercle conspiratif avec eux, pour discuter. On y discutait des textes que l’on ne discutait pas dans le parti. C’était l’époque où sortent les premiers bouquins de Gorz [7]... Mais on est vite entrés en conflit avec eux, du moins avec Garipuy qui trouvait qu’on critiquait trop. Quand Khrouchtchev [8] a été renversé, nous avions dit que, quand même, quarante ans après la révolution russe, une révolution de palais, ça ne devrait pas exister. Il a commencé à nous traiter de petits cons… et, du coup, nous avons volé de nos propres ailes. Mais avec une certaine inquiétude.
Finalement, je crois que ce qui nous a convaincu, c’est l’idée que ce n’était qu’un détour. En fait, on se faisait exclure, on allait faire une organisation de jeunesse à nous, se former, se donner une liberté d’action sur le Vietnam ou autre chose, etc. Mais après avoir été bien formés, on reviendrait au parti. Et ça, ça semblait à peu près raisonnable. Je crois en plus que ce n’était pas du baratin, c’était plus ou moins l’idée qui était dans l’air à l’époque, puisque nos aînés, membres de la Quatrième Internationale…
C’est-à-dire trotskistes ?
Daniel Bensaïd : Oui. Ils étaient à 90 % dans le parti. Et ils n’imaginaient pas qu’on puisse en sortir, disant qu’il n’y avait pas d’espace en dehors de lui, que c’étaient des processus lents et qu’ils se passaient dans le parti. Bon, il se trouve que 1968 en a décidé autrement …
Et alors, je reviens à 1965 : comment ça se passe une exclusion à cette époque ?
Daniel Bensaïd : D’abord, ce qu’on appelait le secteur lettres de l’UEC à Paris ou étaient Alain Krivine, Henri Weber [9], etc. a été exclu collectivement.
Mais je parle de toi : comment ça s’est passé ?
Daniel Bensaïd : Moi, je n’allais pas tellement au parti, je militais essentiellement à l’UEC, j’avais une carte, c’est tout. On a été délégués au congrès de l’UEC qui était au printemps 1966, à Nanterre. On est arrivés comme délégués oppositionnels. On a posé une question préalable au congrès — Catherine Samary [10] a réussi à avoir la parole sur la question à l’ordre du jour — pour demander la réintégration des gens du secteur lettres exclus, qui étaient dans les allées aux alentours du gymnase de Nanterre. Il y a eu refus. On n’a pas été soutenus à l’époque par les normaliens althussériens, ce brave Robert Linhart [11] en tête, et on a dit puisque vous ne les réintégrez pas, on se barre, donc on a pris nos valises et on a quitté le congrès. On est allé dans une minuscule salle au-dessus du café Saint-Sulpice, place du même nom. Elle n’est pas grande : quand j’y suis retourné elle m’a paru vraiment minuscule. On a dit : on crée la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). Et, arrivés à Toulouse, il a fallu quand même ratifier une procédure d’exclusion cercle par cercle, je crois. La direction locale nous proposait des compromis, il fallait signer une espèce de repentance ou d’abjuration à la Jeanne d’Arc. Bon ! Là on les a envoyé paître. Donc l’exclusion a été ratifiée. Dans le cercle prépa on était 80 %. (…)
Vous dites trotskistes… c’est l’ambiguïté. Il y avait la composante Quatrième Internationale. Moi je suis plutôt représentatif (entre guillemets !) d’une génération nouvelle. Pour aller vite on pourrait la caractériser de guévariste, ou fanoniste [12], qui a découvert Trotski et Rosa Luxembourg après…
Ce fut, un peu, la rencontre d’un courant historique ayant sa propre trajectoire et d’un phénomène né des formes de radicalisation de la jeunesse des années 1960, qui s’est produite partout. Elle avait pris divers aspects : aux Etats-Unis, avec les campus, jusqu’à la création du SDS américain [13] et après des Weathermen [14] ; en Allemagne avec le SDS allemand [15] où l’on se reconnaissait dans la tonalité libertaire de Rudi Dutschke. Les liens ont été très étroits avec Dutschke, on a co-organisé la manifestation de Berlin de janvier 1968 principalement entre la JCR et le SDS allemand. Donc il y avait une nouvelle génération qui redessinait finalement une sorte de culture communiste radicale à tonalité libertaire.
Alors là tu te retrouves par rapport au parti communiste dans la peau d’un frère ennemi,
Daniel Bensaïd : D’un côté on était soulagés parce qu’on disait, on fait un pied de nez, on fait notre expérience et on verra bien. D’un autre côté, c’était une rupture de milieu social. J’avais 18-19 ans à l’époque. Dans le bistrot familial j’étais le jeune qui fait des études et qui quitte le parti, la promotion sociale. C’était une trahison. Les clients qui étaient en même temps des militants pour une bonne partie d’entre eux, étaient des anciens résistants, etc. D’une certaine manière, je n’étais pas navré d’être exclu, de partir. Il y avait une part des deux en réalité. Mais je savais à peu près ce que je laissais derrière, que je considérais un peu déjà comme le pire et en même temps le meilleur…
D’autant plus qu’un nouveau parti était improbable, il fallait une certaine insouciance ou une part d’inconscience juvénile pour faire ça d’un cœur léger. 300 étudiants ou lycéens qui quittent le parti : si on regardait rationnellement, à l’époque, notre survie politique était improbable. On nous disait : Mais regardez ce que ça a donné dans le passé, Jacques Doriot [16], Auguste Lecœur [17], etc .
Finalement, il faut croire que c’est indécidable par avance, qu’il y a quelque chose en suspens dans l’air du temps. On disait : mais non ce n’est pas vrai que les sociétés sont intégrées... Parce qu’il y avait aussi ça derrière : les sociétés occidentales sont intégrées, le prolétariat n’est plus pareil. Gorz disait que les réformes de structure mènent au réformisme révolutionnaire, parce que la société de consommation digère ses opposants. Ce n’est pas vrai qu’on lisait Marcuse [18] à l’époque, ça n’a été traduit qu’en 1968, mais...
Il y avait ça déjà ? Sur la consommation et tout ça, une réflexion ?
Daniel Bensaïd : Oui, c’était dans l’air du temps. D’abord La critique de la vie quotidienne de Henri Lefebvre [19], c’est 1962 et Les choses de Georges Perec [20], c’est 1965. Donc l’idée déjà d’une société de consommation, qui absorbe les contradictions, qui neutralise ses oppositions et qui ne laisse de possibilités qu’à des voies réformistes, des alternatives électorales, etc. Dire non, sans même lui donner la charge lyrique Grand soir, parler d’une vraie rupture révolutionnaire qui reste d’actualité, c’était un discours très minoritaire et à contre-courant.
S’il n’avait pas été validé au-delà des espérances par 1968, je ne sais pas ce qui se serait passé, mais il se trouve que…
Tous ces discours sur l’intégration se traduisaient par ailleurs sur le champ intellectuel — c’est un peu pédant, mais pour moi c’est important. Le discours dominant dans les sciences humaines, c’était le discours structuraliste. Il s’intéressait surtout aux éléments d’équilibre, de stabilité, au temps long et non pas aux points de rupture… l‘événement devenait presque impensable. Même chez Louis Althusser [21], dans certains textes, notamment dans celui d’Étienne Balibar [22] Lire le Capital. L’événement, donc la révolution, devenait pratiquement impensable. Et puis, à l’époque, ceux qui pouvaient être les penseurs de l’événement, ou de la subjectivité, comme Jean-Paul Sartre [23], étaient sur le déclin au profit des grandes architectures historiques. Alors pour Fernand Braudel [24], la mode de la linguistique, pour Lévi-Strauss [25], les sociétés immobiles, etc.
Puis, pouf, 1968… et pas qu’en France : l’explosion des ghettos aux États-Unis, les Black Panthers [26] et après aussitôt l’Italie et l’automne chaud italien [27], donc voilà !
Si ça n’avait pas eu lieu… mais bon c’est idiot de faire des hypothèses à rebours, ça a eu lieu, donc quelque chose qui aurait pu finalement se décomposer, parce que c’était un pari improbable, s’est trouvée légitimée d’une certaine manière. Avec des illusions, parce que là, du coup, on a commencé à croire qu’on avait tellement raison qu’il y aurait des révolutions en Europe dans la décennie.
Ah oui ? Ça vous y croyiez ?
Daniel Bensaïd : On y croyait dur comme fer. Par ailleurs, comme ça n’a pas eu lieu, on peut dire que ce qui a eu lieu n’est jamais inévitable. Si l’histoire est ouverte, il n’y a jamais une seule hypothèse, il y a toujours une pluralité de possibles. Il y a des possibles qui gagnent et d’autres qui sont éliminés. On y croyait… sûrement en surestimant beaucoup.
2. L’échec soviétique et les bifurcations de l’histoire
Les choix que tu fais à ce moment-là avec d’autres, ça suppose un tout autre regard sur l’Union soviétique et le camp de l’Est ?
Daniel Bensaïd : Oui, finalement. (…) Il a fallu quand même se donner une compréhension historique et là c’est un peu la différence entre ce qu’a été notre courant et ce qu’ont été les courants maoïstes à l’époque — et ça c’est important. Eux avaient un certain dédain de l’histoire. L’histoire, justement en raison de ce que je disais sur la mode du structuralisme, apparaissait comme une discipline universitaire, en tout cas un centre d’intérêt mineur. L’histoire, ce n’est pas une science, donc on est dans l’interprétation permanente et dans l’approximatif.
Et curieusement, pour des raisons évidemment logiques, le courant issu du trotskisme était né de et par l’histoire. Ce n’est pas par hasard qu’Alain Krivine était étudiant en histoire, que Pierre Broué [28] —appartenant à une autre famille trotskiste — était historien. Une culture historique était portée par les courants trotskistes qui nous permettait d’avancer, une fois qu’on a émis un certain nombre de critiques… sur la bureaucratie, sur les conditions du départ de Krouchtchev, sur ce qui se passe, sur le type de solidarité inconditionnelle ou limitée avec le Vietnam. Pour nous, à Toulouse, ça réveillait en plus les échos en réexamen de la guerre d’Espagne, ce qui était important…
A partir de ce moment, il fallait se ressourcer dans l’histoire pour essayer de comprendre comment on en était arrivé là. Et alors — autant on ne venait pas du trotskisme en ce qui me concerne, et c’était le cas de la majorité des copains de la JCR — on a trouvé, notamment dans La Révolution trahie de Trotski [29] ou dans les textes de Broué… Il y avait peu de choses à l’époque… Il y avait le gros bouquin de Broué sur l’histoire du parti bolchévique. Ça a été un peu notre nourriture de base pour comprendre ce qui s’est passé en Union soviétique.
Avant qu’on en arrive là, quand tu t’es engagé, ça représentait quoi, l’Union soviétique ?
Daniel Bensaïd : Ce qu’on voit dans le film Rouge baiser [30]. J’étais gamin, il y avait Regards [31] au bistro. Alors l’Union soviétique c’était le Spoutnik [32] et les médailles olympiques : Emil Zatopek, Vladimir Kuts, le record du monde de Valeriy Brumel au saut en hauteur [33]. … et Youri Gagarine [34]. C’était l’idée, l’image d’une société égalitaire et qui avait développé de façon impétueuse la culture, la technique, qui était capable de rivaliser. A l’époque on pouvait croire au discours de Nikita Krouchtchev : « rattraper et dépasser le capitalisme d’ici la fin du siècle ». La première approche ça a été ça.
Après on a biberonné — là je parle de la JC — la littérature soviétique : Nicolas Ostrovski Et l’acier fut trempé [35], Alexei Tolstoï Le chemin des tourments [36]…
C’est une découverte petit à petit… Puis il y a eu les controverses publiques. Les étudiants communistes ont joué un rôle important. D’abord parce que c’était une organisation pluraliste en conflit. On a appelé ça les italiens pas par hasard, c’était l’influence du PC italien. Je me souviens du numéro de Clarté discutant du texte de Sartre sur le fantôme de Staline [37]…
Le réexamen historique est venu petit à petit à ce moment-là. Et alors, disons, qu’un texte fondateur c’est La révolution trahie de Trotski, qui donnait une clé, ne revenant pas sur la révolution russe, au contraire valorisant ce qu’avaient été les premières années, même dans la pénurie et la guerre civile, l’expérimentation… Les bouquins d’Anatole Kopp — Changer la vie, changer la ville [38] — sont venus après, on redécouvrait le futurisme…
Ensuite c’est l’idée du Thermidor. Il y a une contre-révolution lente, bureaucratique : les procès de Moscou, la liquidation des embryons de pensée écologique avec Vladimir Vernadski [39], le thermidor au foyer avec la normalisation de la famille et des mœurs au début des années 1930, l’élaboration d’une orthodoxie philosophique… enfin tout se tient de ce point de vue là.
Il y a un débat interminable sur la datation, mais si on dit justement « une contre-révolution bureaucratique » — il y a une formule de Joseph de Maistre, je m’excuse de la référence, à propos de Thermidor : une contre-révolution ce n’est pas une révolution en sens contraire, c’est le contraire d’une révolution — ce n’est pas chercher une symétrie entre l’insurrection d’octobre et le processus thermidorien de cristallisation d’une couche bureaucratique. Après — enfin là on anticipe — cette analyse permettait d’avoir une lecture de ce qui se passait : le « nous et eux », quand en Allemagne de l’Est les gens disaient « nous sommes le peuple » — alors quels sont les autres ? — ou en Pologne en 1980.
Mais est-ce que ça aurait pu être autrement ? Si on revient au départ, à l’origine ?
Daniel Bensaïd : En Union soviétique ?
Oui, au départ de la révolution bolchévique ?
Daniel Bensaïd : « Les promesses de dieu sont incertaines mais il faut y croire ! ». Il faut croire que oui. C’est difficile, on ne peut pas refaire l’histoire…
Évidemment, des tendances lourdes ont pesé. Après coup, on peut dire des pays qui partent d’un bas niveau culturel, des destructions de la guerre, donc d’une économie de pénurie, finalement — c’est d’ailleurs la position des menchéviks — un communisme de la pénurie ne pourrait être (on va prendre une formule de Marx dans les manuscrits de 1844) qu’un communiste grossier et qu’un égalitarisme de la pénurie. Dans ce cas-là — on trouve ça aussi dans La révolution trahie — dès qu’il y a des queues devant les magasins, il faut des flics pour les organiser et on est dans une logique non pas de dépérissement de l’État mais au contraire de son renforcement.
L’hypothèse stratégique des principaux dirigeants de la révolution russe — qui n’avaient jamais conçu un développement vers le socialisme d’une Russie ou d’une Union soviétique isolée — c’était celle d’un début de révolution, au moins continentale. On peut reprendre tous les textes de Lénine. Il dit : on a tenu 100 jours mais, finalement, la révolution russe est viable seulement si elle peut bénéficier du développement technique et industriel de l’Allemagne.
Il faut quand même penser que ces gens-là sont quasi contemporains de Marx. Les fameuses lettres de Marx à ses correspondants russes, à Véra Zassoulitch, au début des années 1880, trente ans avant la révolution russe, font l’hypothèse d’un développement non capitaliste de la Russie à condition que dans le développement inégal, la Russie bénéficie aussi des avancées techniques caractérisant l’Europe occidentale à l’époque. C’est resté plus ou moins l’hypothèse stratégique.
La révolution commence paradoxalement en Russie — mais c’est une des ruses de l’histoire, elle ne commence jamais là où on l’attend et les gens ne jouent pas le rôle qu’on attend d’eux… Elle commence là. Ils n’ont pas choisi, c’est la guerre, la sortie de la guerre a fait que… Moshe Lewin [40] le dit très bien : quand on regarde ce qu’était la situation en 1917, finalement la démocratie parlementaire, tranquille, à l’anglaise, entre gens bien élevés, n’était pas une alternative, mais c’était ou la contre-révolution ou la révolution, après les journées de juillet 1917… L’idée était qu’on peut tenir s’il y a un relais de la révolution, notamment en Allemagne. La crise révolutionnaire en Europe a quand même eu lieu si on regarde les conseillers ouvriers en Italie en 1918-1920, les conseillers ouvriers de Bavière, la révolution hongroise. Donc cette opportunité a existé, en gros dans la séquence 1918-23, jusqu’à l’échec de l’insurrection de Hambourg et la fin de la vague révolutionnaire en Allemagne. Une des clés n’est donc pas en Union soviétique, mais dans l’examen critique de la révolution allemande elle-même, de ce qu’ont été ses possibles à tel et tel moment…
On pourrait tomber dans le déterminisme économique, que souvent on reproche au marxisme, en disant que, vu ce qu’était la Russie, ça ne pouvait finir que comme ça. Et si on le dit, la conclusion qui risque d’arriver c’est que dans ce cas là il valait mieux ne pas faire la révolution, parce que cette image du communisme en compromet durablement l’idée, aujourd’hui et pour l’avenir. Dans ce cas là, les menchéviks avaient raison, c’est la conclusion logique inévitable.
Moi, je ne me résigne pas à une fatalité de l’histoire et je crois qu’une telle conclusion n’est pas juste. Mais ça suppose de s’appuyer sur le fait qu’il y a eu des grandes bifurcations — et il y en a eu plusieurs — de cette séquence historique et notamment de l’entre-deux guerres. Il y a eu chaque fois d’autres propositions, d’autres alternatives, il y a eu des lignes différentes sur l’insurrection allemande entre 1921 et 1923. Il y a eu des orientations différentes sur la révolution chinoise de 1927 et la subordination ou pas au Kuomintang, la fameuse matière du roman d’André Malraux, La condition humaine. Il y a eu des orientations différentes et opposées sur comment faire face à la montée du nazisme en Allemagne et sur la ligne de la « troisième période » où l’ennemi principal c’était, pour Staline, les sociaux-démocraties… Il y a eu des orientations différentes sur la guerre civile espagnole…
Mais, évidemment, le cercle se referme parce qu’à chaque occasion perdue, la situation empire et je crois que c’est ce qui amène, y compris chez Trotski d’ailleurs, à des textes qui finissent par être sectaires par désespoir, aux polémiques qu’il mène contre ses propres camarades dans la guerre d’Espagne, aux condamnations très outrancière d’Andres Nin [41], du POUM… qui, je crois, sont une conséquence d’une certaine lucidité, parce que c’était la dernière des occasions perdues et que, derrière, il y avait la guerre.
Pour moi, les textes de Trotski les plus intéressants ne sont pas les plus connus. Ce sont les textes sur l’Allemagne en 1932-33, parce que là il y a presque semaine par semaine, mois par mois, ce qui était possible et ce qu’il ne fallait pas faire. Bon ! Alors après, pourquoi on perd ?
Pourquoi on le fait et pourquoi on ne le fait pas ? Et comment se fait-t-il que ce soit le pire qui gagne en Union Soviétique, après la mort de Lénine ? Et que le plus éloigné de lui…
Daniel Bensaïd : A partir du moment, où il n’y a pas de relais de la révolution européenne, les tendances lourdes le deviennent davantage en interne. Il y a les destructions de la guerre civile, il y a une culture de la guerre civile, je crois que Vladimir Zazoubrine [42], qui a écrit « Le tchékiste », dit qu’à travers la guerre civile s’est créée une culture de la brutalité. Je m’excuse de citer Trotski, mais sur cette séquence-là, c’est quand même important. Dans son Staline [43], il y a tout un chapitre sur ce qu’il appelle le groupe de Tsaritsine, c’est-à-dire le groupe qui s’est formé autour de Vorochilov [44] pendant la guerre sur le front géorgien. La guerre civile est là, pour le coup, ainsi qu’une culture bureaucratique et militaire. C’est un des groupes qui a été le support de l’affirmation du pouvoir de Staline. Si on le réduit à un phénomène individuel, on met l’histoire par dessus tête, le facteur personnel joue mais il y a surtout l’émergence d’une couche bureaucratique. C’est pour ça qu’il y a une analogie — aucune analogie en histoire ne tient jusqu’au bout — avec Thermidor : une sorte de noblesse d’empire, comme avec Bonaparte. Il y aurait des analogies, si on relit Châteaubriant [45], qui tiennent la mer. Là il y a une sorte de promotion d’appareil, dont la plus fameuse, d’ailleurs, à la mort de Lénine, la fameuse « promotion Lénine » [46], qui est une promotion de cadres nés de la guerre civile. On a toute une promotion, avec des débats importants sur le recyclage d’une partie de l’armée, de l’appareil administratif… Car il faut des experts et il n’y a pas les ressources humaines… et Lénine se bat pour dire il faut des contremaîtres. Si on regarde, y compris sous la révolution française, 90 % de l’appareil administratif reste le même. On voit la guillotine fonctionner, on dit que c’est atroce, il y a des centaines de types qui y passent… mais enfin… 90 % de l’appareil reste là, même dans une révolution. Donc il y a une jonction entre l’héritage d’un appareil d’État antérieur…
Tsariste ? Tu veux dire tsariste ?
Daniel Bensaïd : C’est ce qui c’est passé. Avec en plus la promotion d’une génération post-révolutionnaire, qui se cristallise avec la NEP, avec les parvenus du nouveau régime qui vont être la base sociale d’une autonomisation de la bureaucratie avec en même temps un dépérissement de la vie soviétique. C’est encore une autre question, que Marc Ferro [47] aborde : est-ce que cette auto-activité des travailleurs, dont on rêve, peut se maintenir en dehors des périodes de grande effervescence, quand il y a la fatigue, quand il faut gérer la vie quotidienne, quand il y a la lassitude de la pénurie… Tout ça est propice à l’autonomisation d’un corps.
Ce corps a explosé un peu après, on peut dire que c’est une première bifurcation, parce que si on dit qu’il s’agit d’un processus thermidorien, on peut aussi dire qu’après la mort de Lénine et le cinquième congrès de l’Internationale communiste en 1925, c’est un premier tournant. Au nom de la bolchevisation, il y a une mise au pas. J’en parle d’autant plus librement que pour nous — à l’époque que l’on évoquait, dans la Jeunesse communiste, etc. — il y avait un mythe bolchévique, celui d’un parti de fer contre les appareils parlementaires, tous ces parvenus électoralistes, etc., d’un parti de combat. J’ai eu l’occasion — une chance dans ma vie — d’en discuter avec Charles Tillon [48], qui disait que c’est beaucoup plus contradictoire (d’ailleurs on a fait un petit bouquin, sous un pseudonyme, à l’époque chez Maspéro [49], sur la bolchévisation du Parti communiste français). C’est à la fois rompre avec toute une culture, en partie de corruption parlementaire, avec le rôle des avocats, des journalistes, etc., donc enraciner un parti de classe et de combats, mais en même temps, ça a été un processus qui a favorisé la constitution d’un appareil et d’un contrôle au détriment de la vitalité du débat politique. Tillon disait : finalement l’atomisation des cellules en cellules d’entreprise, ça paraît conforme, c’est un parti bien ouvrier, qui est sur les lieux de travail… Mais en même temps, disait Tillon, ça a tué le débat politique qu’il y avait dans les vieilles sections territoriales, où on était plus nombreux, où pouvaient se brasser des enseignants, des ouvriers, etc. Donc ça a favorisé un certain contrôle d’appareil. Il revenait de manière critique sur cette période-là des années 1920.
En Union soviétique ou en France ?
Daniel Bensaïd : En France, la bolchevisation du PCF. Et en Union Soviétique évidemment. On pourrait en relever les indices : le discours de Zinoviev au cinquième Congrès, là où il forge d’ailleurs la formule du « léninisme » — qui évidemment n’existe pas sous Lénine — et construit le mythe du « léninisme » avec toutes ses formules, la discipline de fer, etc. Alors que le parti bolchevique sous la révolution était un gigantesque bordel : il ne faut pas se raconter d’histoires, c’était un foutoir absolu. Dans les conditions matérielles de l’époque évidemment, on ne peut pas imaginer que ce soit autrement, les communications ne connaissent ni Internet, ni les téléphones mobiles… Après se construit un mythe : le parti de fer, les hommes d’acier… et l’homme d’acier c’est Staline. Ça c’est une première séquence.
Après vient la deuxième séquence — les travaux de Moshe Lewin sur les archives sont très parlants — celle de l’explosion de l’appareil bureaucratique et administratif en termes numériques, entre 1927 et 1933 où on passe, dit-il, de 3 à 14 millions de bureaucrates. Ce qu’on peut appeler une bureaucratie, ce n’est pas forcément péjoratif, il y a des petits administrateurs dedans, etc. Mais il y a surtout la cristallisation d’un corps politique, le rétablissement d’une hiérarchie salariale, d’une hiérarchie militaire, donc il y a le phénomène « noblesse d’empire ».
Boukharine [50] aurait pu gagner, Trotski aurait pu gagner. Si Trotski avait gagné par exemple, ça aurait changé beaucoup de choses ? Parce que ce n’était pas un tendre non plus…
Daniel Bensaïd : C’était un autre éventail de possibilités, il aurait pu être battu aussi. Je pense chaque fois l’Histoire en termes de bifurcation : si on prend une branche, ça ouvre à un certain éventail de possibles, si on prend une autre branche c’est un autre éventail qui s’ouvre.
Ce qui est sous-entendu dans vos questions d’une certaine manière pourrait être accrédité par Trotski lui-même. Si on lit sa biographie par Isaac Deutscher [51], il y a un étrange défaitisme de la part de Trotski entre 1924 et 1926. Il y a certes toujours des affaires médicales. Il n’est pas là quand il faut. Au moment des obsèques de Lénine, il se soigne de je ne sais pas quoi en Crimée. Donc il n’est pas sur la photo, ça paraît secondaire mais… tout ça joue. Les séances du Comité central à ce moment-là — il lit Céline sous la table, ce qui est une manière de marquer une indifférence et une résignation à la fois. Il y a des années bizarres concernant celui qui est, en gros, l’héritier illégitime. Il ne faut pas oublier que Trotski est suspect dans le parti. Suspect parce qu’il n’est pas de la vieille garde léniniste — il a été dissident, dans l’Inter-rayon (comprenant lui et Lounatcharski [52]), qui n’a refusionné qu’en 1917. Il y a déjà l’idée de ne pas être totalement légitime, donc sûrement une forme d’inhibition… On est un peu dans la psychologie, mais je crois qu’il y a tout ça qui joue.
Et puis au-delà de la psychologie, si on veut rester dans la politique, c’est aussi la difficulté à comprendre ce qui se passe… parce qu’enfin c’est la première révolution de ce type. Qu’est-ce qu’un phénomène bureaucratique à l’époque ?
Pendant toute une période l’obsession commune et partagée, c’était l’obsession de la contre-révolution extérieure. Et ce n’est pas non plus une vue de l’esprit. Il y a eu la guerre civile, il y a les pressions économiques, l’isolement international, il faut desserrer l’étau, il faut gagner du temps…
Ces types-là ne sont pas des enfants de cœur. Pas seulement Trotski, mais les Zinoviev [53], Kamenev [54], Preobrajenski [55]… Si on lit tous les textes des dirigeants du parti bolchévique de l’époque, et culturellement et politiquement, ça vole très haut, pour des raisons y compris historiques et culturelles. Si on les comparait à ceux de nos partis actuels, on a affaire à des nabots aujourd’hui. On peut relire Boukharine sur l’économie politique du rentier pour éclairer la crise actuelle ou Preobrajenski sur la transition.
Il y a peu d’équivalent et ce n’est pas seulement pour Lénine ou Trotski. Ils ont un problème : c’est la première révolution de ce type et elle est isolée. Ce n’est pas ce qu’ils souhaitaient mais ils se trouvent dans cette situation-là. Qu’est-ce qu’on fait ? C’est une situation inédite, totalement imprévue.
Et l’obsession pendant un certain temps, c’est le danger de la contre-révolution, la vraie, disons. Du coup le danger d’être défait de l’intérieur par une forme rampante, inédite, de révolution bureaucratique… C’est un phénomène qui n’est pas propre à une société soviétique, les formes bureaucratiques se sont généralisées dans les sociétés modernes. On commence à les penser à l’époque avec la sociologie de Max Weber [56]. Mais qu’est-ce que c’est que la bureaucratie dans l’État moderne ? Aujourd’hui on a une littérature abondante là-dessus mais à l’époque, il n’y en avait pas.
Donc l’idée est que le danger principal c’est la contre-révolution — ils n’ont pas réussi avec le général Wrangel [57], avec les Blancs, mais ça peut revenir. Finalement, la formule, qui est devenue rituelle, qu’on nous a ensuite resservie, qu’il ne faut pas trop critiquer parce que c’est hurler avec les loups…, a joué un rôle à l’époque même dans l’opposition de gauche.
Je ne mythifie pas Trotski. Il ne faut pas oublier que Trotski était, beaucoup plus que Lénine, pour la militarisation des syndicats [58]. Trotski avait aussi cette culture de guerre. Finalement il y avait une certaine idée de l’autorité de la direction…
Il a fait massacrer les marins de Kronstadt [59] sans trop d’états d’âme…
Daniel Bensaïd : Sans trop d’états d’âme… Par la suite, il y a des textes partiellement autocritiques, en disant que c’était déjà un symptôme, mais qu’on a pas compris à l’époque. Il pouvait y avoir — dans les situations de pénurie, on ne sait pas — un côté contre-révolutionnaire, mais c’était en même temps une alerte sur ce qui commençait à dysfonctionner en 1921, à la fin de la guerre civile… Il y a ce double aspect de Kronstadt.
Mais surtout, je crois que pendant toute une période, il avait la vision qu’il fallait pour gagner du temps, vu que les masses étaient fatiguées, remplacer ça par un surcroit d’énergie, de volontarisme, d’autorité, de discipline, de production et de travail… Lénine est alors plus prudent que Trotski là-dessus. Dans le débat sur la militarisation des syndicats, en 1922, il dit non. Il dit qu’il faut que les syndicats soient indépendants de l’État, car c’est ce qui nous permet d’écouter. Ce n’est pas forcément une idée très forte de l’autonomie des syndicats… dont le rôle est plutôt celui d’un révélateur, d’un palpeur de la réalité du pays.
Et en même temps il se bat sur l’autre front, contre l’Opposition ouvrière qui veut tout ramener, finalement, à une espèce de démocratie corporative des usines… Mais c’est un autre débat.
Il y a donc chez Trotski cette idée-là, qu’il va traîner jusqu’en 1927. Si on regarde la plate-forme de l’Opposition de gauche unie de 1927 [60], il n’y a pas de critiques du parti unique. Il y a l’idée qu’il faut revivifier les soviets, celle d’une démocratie à la base, mais il n’y a pas l’idée du pluralisme comme principe. Ça va venir après, dans « La révolution trahie ». Là il y a cette idée, mais elle est nouvelle. Quelle est l’idée qui se découvre petit à petit dans le cours de ça ? C’est que finalement il ne suffit pas de faire la révolution, d’exproprier les grands propriétaires fonciers ou la grande industrie pour que le prolétariat devienne une classe harmonieuse, unie… Comme dirait l’autre, les contradictions au sein du peuple perdurent après. Les contradictions au sein du prolétariat aussi. Il y a des intérêts contradictoires, il y a des fractions, des bouts de classes… Ce n’est pas une classe homogène. Et je crois en fait qu’au début de la révolution russe, presque tous véhiculaient une idée, qui est celle de la révolution française : on se débarrasse des aristocrates, on coupe la tête au roi et le peuple libéré est un peuple harmonieux, il fait la fête, les grandes célébrations… Ce qui porte atteinte à l’homogénéité du peuple, ça ne peut être que l’agression extérieure. D’où les métaphores médicales — le virus, la contamination — de la trahison de l’intérieur. On a le même schéma dans la révolution russe : la révolution est victorieuse, le prolétariat est naturellement bon une fois qu’il est débarrassé de ses parasites et exploiteurs, donc il ne peut pas y avoir de contradictions majeures. Et si il y a des problèmes, ils viennent de l’extérieur ou de l’extérieur relayés par la trahison interne. D’où la figure, y compris récurrente dans les procès de Moscou [61], de la trahison : les agents du Mikado, les hitlero-trotskistes… On a retrouvé ça jusqu’au procès d’Arthur London [62], jusqu’au procès de Prague après la guerre. Je crois qu’il y a derrière des phénomènes sociaux, mais aussi cette vision du monde.
Il a fallu quinze ans d’expériences pour que des gens comme Trotski et d’autres, en arrivent à l’idée que non, puisque la révolution ne suffit pas à créer une société homogène, les différences, y compris les contradictions, doivent pouvoir s’exprimer de manière pluraliste. Par le principe de l’indépendance des syndicats par rapport au parti, à l’État, et par un pluralisme de la vie politique dans les partis politiques. Mais c’est un cheminement qui a été douloureux.
Mais après coup ? On ne sait pas, pour être grossier, si Trotski prenant le pouvoir aurait mis en pratique tout ça ?
Daniel Bensaïd : Oui, si on s’en tient aux positions écrites, en tout cas à partir des années 1920. Je pense à l’opposition de gauche unifiée, de 1927, s’ils avaient fait ce qu’ils disent, enfin ce qu’ils écrivent. De même est-ce que la NEP, conçue par Boukharine — un des grands thèmes d’ailleurs de Moshe Lewin dans des discussions orales avec lui — n’est pas l’occasion ratée ? Il y aurait pu avoir au tournant de 1927-1929 un accord entre l’opposition de gauche et l’opposition boukharinienne parce que Trotski était assez partisan de la NEP. Il y avait à ce moment-là des points communs, Trotski s’opposait à la collectivisation forcée.
Il était pour l’alliance avec les paysans ?
Daniel Bensaïd : A ce moment il était pour l’alliance avec les paysans en disant qu’il fallait une politique de planification plus active auparavant, mais sur la collectivisation forcée ses textes sont probants. Ça va être un désastre : on a eu la catastrophe sociale, effectivement la famine en Ukraine en 1932 [63]…
Et en même temps, Daniel, il y a aussi cette hypothèse que sans ça, l’Union soviétique n’aurait pas gagné la guerre, s’il n’y avait pas eu ce truc forcé, brutal…
Daniel Bensaïd : Là il faut revenir à nos points de bifurcation. L’Union soviétique a gagné la guerre, elle l’a gagnée au prix fort aussi. C’est un débat entre historiens : combien a coûté au début de la guerre la désorganisation de l’Armée Rouge, la liquidation en 1938 de Toukhatchevski et de tout l’état-major de l’Armée Rouge [64], donc les purges ?
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Pour la partie II : Daniel Bensaïd – Une pensée, un parcours militants (des années soixante au tournant du siècle) – Partie II