L’année 2010 a été marquée par de grandes grèves ouvrières pour des augmentations de salaires en Chine, au Bangladesh, au Cambodge et au Vietnam.
Dans ces trois derniers pays, ce sont les ou-vriers du textile qui se sont révoltés. Les travailleurs sont confrontés à l’inflation des prix sans que leur salaire n’augmente. Leurs revenus sont en dessous du minimum nécessaire pour assurer les besoins vitaux de leur famille. Le Bangladesh est le pays où les ouvriers du textile sont le moins bien payés de la planète et où les salaires des femmes, principale main d’œuvre du textile sont bien en dessous de celui des hommes pour le même travail.
Dans l’industrie du textile, ce sont les donneurs d’ordre européens ou américains qui commandent de grandes quantités de produits manufacturés à bas coût. La production textile se fait dans des pays où la main d’œuvre est peu payée, où les lois sociales sont faibles, où les conditions du travail sont très dures et où le droit du travail, s’il existe, n’est pas respecté.
Dans les pays d’Asie, comme partout ailleurs, le chantage à la délocalisation existe. Les travailleurs ont peur de revendiquer et de perdre leur travail. L’importance du textile dans les exportations de ces pays est telle que les gouvernements et les industriels, en particulier au Bangladesh, considèrent le fait de revendiquer comme une atteinte à la sécurité du pays.
Leurs revendications
En raison des hausses de prix des biens de consommation courante, les ouvriers ne peuvent subvenir à leurs besoins de base. Ils réclament non seulement un salaire minimum, mais un salaire décent, c’est-à-dire le minimum vital pour eux et leur famille, car il leur devient impossible de se nourrir même en faisant des heures supplémentaires. En 2009, les revenus sont estimés à 1 $ par jour au Bangladesh, 2 $ en Inde, au Vietnam, au Cambodge et au Pa-kistan, 2 à 4 $ en Chine, en Indonésie et en Thaïlande [1].
Au Bangladesh, pour le seul mois de mai, l’inflation a atteint presque 9% et les prix des aliments de base, comme l’huile, le riz ont augmenté de plus de 10% en un mois et triplé en quatre ans. Le salaire minimum est resté inchangé entre 1994 et 2006 alors que l’inflation atteignait 4 à 5% par an. Le salaire mensuel minimum a été réactualisé en 2006 pour passer à 1662 takas (19,1 euros). En juillet 2010, le gouvernement bangladais a proposé aux travailleurs du textile un salaire quotidien de 1,10 € (33 euros par mois). Soit 80 % d’augmentation. Les syndicats revendiquaient 5 000 takas, soit 60 euros par mois.
Au Cambodge, la maigre revalorisation du salaire en juillet a déclenché le mouvement de 200 000 ouvriers pendant trois jours. Le gouvernement et les industriels voulaient passer le salaire mensuel de 50 à 61 dollars (47,5 euros). Les syndicats réclamaient 93 dollars. Le strict minimum pour vivre.
Au Cambodge comme au Bangladesh, c’est la faible augmentation des salaires qui a mis le feu aux poudres.
Les conditions de travail
Au Sri Lanka [2], une ouvrière raconte que pour assurer ses dépenses pour la nourriture, le logement, les médicaments, les quelques vêtements, les rares déplacements sur de grandes distances, il ne lui reste plus rien pour l’éducation et les loisirs. En travaillant 12 à 14 heures par jour, les dimanches et pendant les vacances, son salaire n’est pas suffisant pour satisfaire ses besoins de base. La nourriture n’est pas suffisante pour assurer une grossesse.
En Chine, le travail peut se faire le dimanche s’il s’agit d’une commande urgente à terminer. Les congés annuels notamment lors des fêtes de Nouvel An où les ouvriers rentrent dans leur famille ne sont pas payés. Les maladies musculo-squelettiques dues au travail répétitif se développent. L’assistance médicale n’existe pas, encore moins une couverture sociale. Le salaire d’un couple doit assurer la vie d’une famille avec enfants et éventuellement les grands parents.
Au Bangladesh, les ouvriers travaillent dans le bruit et la chaleur des ateliers surchargés et surchauffés. Les conséquences sur la santé sont le manque de sommeil, le stress physique et mental. Pour ceux qui ne tiennent pas le rythme, ce sont les accidents, la maladie et le manque d’argent pour se soigner puisque sans travail.
« On travaille quatorze heures par jour, parfois sept jours sur sept, et on ne peut plus nourrir nos familles », raconte à Libération Amirul Haque Amin, président de la Fédération des Travailleurs du Textile (National Garment Workers Federation) [3]. Les horaires ne sont pas respectés ; sous la pression des commandes, les patrons demandent des heures supplémentaires et tentent de faire la production de deux jour-nées en une. Jusqu’à présent, les ouvriers acceptaient car le salaire d’une journée de 8h n’était pas suffisant pour satisfaire les besoins d’une famille. Et le travail supplémentaire était le seul moyen de survivre. L’impact sur la vie de famille fait que les enfants se retrouvent confiés à d’autres ou retirés de l’école par manque d’argent.
Les usines ne sont pas sécurisées. Entre 2006 et 2009, 414 ouvriers du textile ont perdu la vie dans plus de 200 incendies d’usines, dus à la vétusté des installations électriques et des court-circuits. Le 14 décembre 2010, 25 personnes ont péri dans un incendie : selon les travailleurs, les issues de secours étaient bloquées.
Au Bangladesh, l’industrie du textile représente 80 % des exportations et pèse, dans la balance commerciale, 12 milliards de dollars (9,8 milliards d’euros). Elle emploie quelques 3 millions de personnes, soit 40 % de la main-d’œuvre nationale, réparties dans 4 000 usines.
La plupart des employés sont des femmes. Leur salaire est considéré comme un salaire d’appoint par rapport aux pères de familles et elles sont bien moins payées alors qu’en fait c’est souvent le seul revenu de la famille. Les femmes ont la responsabilité du ménage et font des doubles journées. Elles reçoivent moins de promotions. Souvent leurs chefs sont des hommes et l’intimidation ou le harcèlement ne sont pas rares. Les employeurs s’accommodent de la production « juste-à-temps », de la fluc-tuation des commandes et des prix en em-ployant des femmes soumises à des jobs précaires, saisonniers ou effectués à la maison.
Les exigences des donneurs d’ordre
Dans le textile, les délocalisations sont un phénomène ancien. Les usines textiles du Nord de la France ont fermé tout d’abord au profit du Portugal, de la Tunisie, de la Turquie, puis de l’Indonésie, du Vietnam, du Cambodge, en passant par le Bangladesh et la Chine. A la fin des années 90, au moment de la chute de Suharto, l’Indonésie a été traversée par de grandes grèves dans des usines textiles. Aujourd’hui beaucoup de ces usines ont fermé, délocalisées vers d’autres pays d’Asie où le coût du travail pouvait baisser. Et cela continue, chaque pays subit à son tour la délocalisation vers un autre pays.
Les fabrications textiles sont exportées vers les États-Unis et l’Union européenne. Les donneurs d’ordre sont de grandes marques internationales comme Gap, Zara, H&M ou de grandes enseignes comme Wal-Mart, Tesco, Carrefour, Metro, Marks and Spencer.
Selon l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode, « les entreprises du secteur mode/habillement travaillent aujourd’hui activement à l’optimisation de leur chaîne d’approvisionnement, du processus de collection à la distribution en magasin ». Et cette chaîne comprend une division du travail à l’échelle du monde. Si la conception se fait à un bout de la planète, la fabrication se fait en Asie. Et la mode change tous les trois mois en magasin ! Les géants du prêt-à-porter réduisent les coûts et les délais de production. Ils multiplient leurs fournisseurs, si l’un ne peut pas effectuer une commande, cette dernière est rapidement délocalisée ailleurs. Les commanditaires, font jouer la concurrence, imposent les tarifs les plus bas tout en n’étant pas trop dépendants d’une même usine.
Parce que des acheteurs payent en retard ou annulent des commandes, les patrons locaux se retrouvent en difficulté financière et les répercutent sur les travailleurs. Dans certains cas, ils peuvent arrêter pendant plusieurs mois de payer des salaires. En Chine, les autorités officielles reconnaissent le défaut de paiement des entreprises comme le « déclencheur d’actions de désespoir » ou de « perturbation du calme social ».
Les droits et les organisations des travailleurs
Au Vietnam, en novembre, ce sont les travailleurs de deux usines de textile et de chaussures de Ho Chi Minh City qui se mettaient en grève pour des augmentations de salaires. Avec une inflation de 1% par mois, 10% pour l’année, leur salaire trop bas ne leur permettait plus de payer leurs dépenses journalières de nourriture.
Au Cambodge, à la fin de 2007, il y avait déjà eu des grèves avec des revendications salariales. En 2010 en septembre, pendant trois jours 200 000 ouvriers de 90 usines de Phnom Penh et de province ont manifesté. Ils revendiquaient une revalorisation du salaire minimum.
Suite à ce mouvement, la répression a été forte. Plus de 300 travailleurs ont été licenciés ainsi que plusieurs leaders syndicaux. Ils ont été « punis » pour avoir participé à un mouvement d’ampleur pour un salaire vital.
Les actions des patrons contreviennent à la constitution cambodgienne et aux lois du travail existantes. Le gouvernement cambodgien a réagi en faisant pression sur les employeurs pour qu’ils renoncent à leurs procès et qu’ils reviennent à la table des négociations. En octobre, la justice a ordonné aux employeurs de réintégrer les ouvriers licenciés, mais cela n’est toujours pas effectif.
En novembre, Sous Chantha, syndicaliste de la Coalition des Syndicats Démocratiques des Travailleurs de l’habillement (C.CAWDU) a été arrêté pour trafic de drogue. Il risque plusieurs années de prison. Il s’agit selon toute vraisemblance d’une provocation pour empêcher ses activités syndicales.
D’un côté, le gouvernement cambodgien appelle au dialogue entre patrons et syndicats, de l’autre, la police utilise la violence et l’intimidation.
Au Bangladesh, 3 millions de personnes sont employés dans le textile. 800 000 ouvriers ont été en grève du 19 juin au 23 juin pour réclamer des salaires plus élevés. Une deuxième vague de grève a touché quelques 700 usines en juillet-août. Les travailleurs et travailleuses réclamaient un triplement du salaire minimum fixé à 25 dollars depuis 2006. Et début décembre de nouvelles mobilisations ont eu lieu. Cette fois parce que le salaire fixé à 43 dollars en août n’était toujours pas versé en novembre. A chaque mobilisation la police anti-émeute a attaqué violemment dans la région de Dacca et Chittagong et fait plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés. Les militants syndicaux qui tentent d’organiser les travailleurs subissent des intimidations. Leurs familles aussi sont persécutées. Moshrefa Mishu, présidente du Forum pour l’Unité des Travailleurs (Garment Workers Unity Forum) a été arrêtée le 14 décembre à son domicile. A ce jour elle est toujours emprisonnée, après avoir subi des violences de la part des policiers.
Des Organisations Non Gouvernementales européennes et des syndicats asiatiques ont cherché à unifier les revendications des travailleurs du textile à l’échelle régionale. Ils ont cherché à fixer le salaire nécessaire pour assurer le minimum vital. C’est-à-dire fixer un salaire minimum commun en Asie en fonction du coût de la vie et de la taille des familles dans chaque pays. Cette revendication est légitime pour résister à la concurrence entre pays d’Asie et le chantage à la délocalisation fait par les donneurs d’ordre.
Les marges de manœuvre restent bien étroites quand la violence de la lutte de classes est telle. Le problème reste de pouvoir mettre en œuvre cette revendication alors que l’exigence actuelle est que les salaires suivent l’inflation ou que les gouvernements subventionnent les aliments de base. La révolte des travailleurs du textile correspond à la violence de leur exploitation.