Depuis un mois, la Côte d’Ivoire est dans une situation de double présidence de la République. Côté pile, Alassane Ouattara est considéré comme élu par la Commission électorale indépendante (CEI) et par l’ensemble de ladite « communauté internationale ». Côté face, le président élu, cette fois selon le Conseil constitutionnel, certain·e·s nationalistes africains et quelques éléphants du Parti socialiste français (Henri Emmanuelli, Roland Dumas etc.), c’est Laurent Gbagbo. Alors que chacun des deux hommes s’appuie sans en démordre sur les résultats contradictoires du scrutin, une comptabilité macabre s’ajoute aux décomptes des voix, qui dénombre un à deux cents mort·e·s.
L’imbroglio juridique du décompte des voix
Gbagbo s’accroche au pouvoir. Il dit qu’il y a eu fraude. Il invoque, de fait, l’invalidation des résultats de nombreux bureaux de vote dans le Nord du pays, considéré comme fief de Ouattara. Dans cette région, l’électorat de Gbagbo aurait été dissuadé par intimidation de lui donner ses votes par les Forces Nouvelles, milice de la rébellion armée de M. Guillaume Soro (premier Ministre sortant de L. Gbagbo, et actuel premier Ministre de A. Ouattara). Le Conseil constitutionnel a prêté l’oreille aux arguments de Gbagbo et a invalidé ces votes, alors que la CEI, de son côté, n’en avait pas tenu compte. Or ce sont les résultats proclamés par cette dernière qui ont été certifiés par la mission de l’ONU en Côte d’Ivoire. D’un revers de main, la « communauté internationale »révoque cet imbroglio juridique et réfute l’appel de Gbagbo à recompter les voix (selon la procédure du Comité d’évaluation du processus électoral). Elle ne demande qu’une chose : le départ de L. Gbagbo.
Les positions fermes de Gbagbo face à la « communauté internationale »
Gbagbo refuse de se plier à cette exigence. La « communauté internationale », tient le bâton ferme et a laissé entendre, il y a quelques semaines, voire quelques jours encore, qu’elle obtiendrait ce départ par tous les moyens. Autre acteur, autres intérêts : la Communauté économique et douanière des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Celle-ci a fait savoir au départ, accordant ses violons, tant que faire se peut, à une menace subliminale de N. Sarkozy et de M. Alliot Marie, qu’elle le ferait partir aux forceps s’il le faut. On vit alors deux bâtiments de guerre hollandais détournés vers le port d’Abidjan. Mais depuis, la CEDEAO a modéré le ton et poursuit avec l’Union africaine (UA) une médiation. La semaine passée la Convention de la Société civile ivoirienne (www.societecivile-csci.org) a parlé de continuer la médiation jusqu’à la fin du mois de janvier avant d’entamer un troisième tour.
Convoitises sur une nappe pétrolifère ou démocratie
La démocratie est elle le véritable enjeu de la réaction internationale ? Le peuple ivoirien en a besoin de cette démocratie. Pourtant c’est bien lui, dans le même temps, qui s’aligne derrière deux fractions qui la piétine : l’une pseudo anti-impérialiste et l’autre qui assume, sans fard, son néo-libéralisme. Le prétendu anti-impérialisme de Gbagbo ne l’a pas empêché de distribuer les marchés de la construction (ports, ponts et palais présidentiel), du cacao et de l’exploitation du pétrole ivoiriens (voir Les Afriques, 11.12.2010). Au gré à gré, il a réparti les atouts économiques de son pays aux Bouygues et Cie. Ce jeu a rapporté gros à sa fraction, puisqu’elle a réalisé une accumulation faramineuse en une décennie d’hégémonie politique. Son entêtement à ne pas accepter l’exil est de ce point de vue hautement compréhensif.
Quant aux Etats-Unis, à la France et l’Union européenne, il est urgent de douter de leur volonté affichée de défendre la démocratie. A la lumière des événements récents du Honduras, de la Tunisie et de l’Algérie, cette volonté ne résiste pas aux faits et se révèle être de la poudre aux yeux.
Quel est donc l’enjeu central de la situation politique en Côte d’Ivoire ? Parmi les hypothèses plausibles, cet enjeu se situe au cœur d’une source de profit, celle de l’importante nappe pétrolifère, d’une superficie de 2000 km2, située à 100 km au sud-est d’Abidjan à la frontière du Ghana. Les estimations actuelles des réserves de cette nappe pourraient atteindre les 1,5 milliard de barils et, jusqu’à présent, BP, Shell, ENI, Lukoil et Vanco ont été exclus des permis pétroliers (voir Jeune Afrique, 23.10.2010).
La stabilité politique de la Côte d’Ivoire est indispensable à la stabilité économique de la région, dont elle est l’une des pièces centrales. En effet, la Côte d’Ivoire est le principal pilier du Franc CFA/BCEAO.
Le premier perdant de cette situation, c’est le peuple ivoirien, qui s’aligne massivement derrière ces deux fractions, qui n’a pu construire aucune alternative, et qui en est réduit à compter ses morts et ses blessés.
Isabelle Lucas