« Mon nom est un pseudo, mon e-mail est une adresse électronique jetable et je ne suis pas professeur. Pour vous écrire, je suis passé par un proxy. » Les mots d’« Ahmed*, professeur », 45 ans, l’un des nombreux Tunisiens à avoir répondu à l’appel à témoignages du Monde.fr, sont révélateurs de l’ambiance qui règne dans le pays.
Sites Internet bloqués, policiers en civil dans la rue, établissements scolaires fermés : les autorités surveillent comme le lait sur le feu une population dont la mobilisation est sans précédent depuis le suicide d’un jeune vendeur ambulant à Sidi Bouzid, dans le centre du pays. Lors de son inhumation mercredi, une foule estimée à 5 000 personnes a marché derrière son cortège funèbre en criant sa colère.
DES MOUVEMENTS CIRCONSCRITS MAIS QUI SE MULTIPLIENT
Plus de trois semaines après son geste désespéré, les heurts secouent toujours Thala, une petite ville de l’intérieur du pays, à 250 km de Tunis et à une centaine de kilomètres de Sidi Bouzid. « Une manifestation pacifique a commencé devant le lycée et s’est déplacée vers le centre-ville », raconte un jeune Thalois sous le couvert de l’anonymat. « Les policiers ont commencé à lancer des bombes lacrymogènes et ça a dégénéré, les manifestants ont mis le feu à des pneus. Ils en ont jeté un dans le jardin du poste de police, et ont incendié le local du RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti au pouvoir]. Le ciel était noir avec les fumées du gaz lacrymogène et des pneus. » A Hammamet et Kasserine, plusieurs internautes font également état de rassemblement ces derniers jours.
Malgré les tensions, l’ambiance n’est pourtant pas encore celle d’un embrasement généralisé. Selon les témoignages recueillis par Le Monde.fr, les rues des grandes villes du pays sont calmes et les quelques rassemblements très vite pris en main par les forces de l’ordre. A Tunis, des étudiants de l’Institut préparatoire aux études d’ingénieurs de Tunis, sorte de « prépa » tunisienne, s’étaient rassemblés il y a quelques jours devant l’établissement : « Des agents de l’administration essayaient de dissuader les étudiant en s’infiltrant parmi les étudiants et en s’adressant à chacun pour les intimider, raconte Karim*, leur disant ’qu’est-ce que tu fais là, éloignes-toi un peu, tu ne veux pas avoir de problèmes’. »
Les forces de l’ordre agissent le plus possible dans la discrétion. Malgré les quatre personnes qui ont déjà péri dans les troubles, ils tentent d’éviter que les choses s’emballent. Car si les mouvements restent pour l’instant circonscrits, l’audace des manifestants est inédite. « Travail pour tous », « à bas les pistons et les pots-de-vins », mais aussi « Tunisie Libre... Ben Ali dehors ». « La foule ose scander des propos qu’on n’aurait pas osé dire en public il y a peine un mois », témoigne Anis*, 36 ans. Pour Nadia*, 26 ans, « c’est bien un mouvement sans précédent que nous vivons là pour la Tunisie », ajoute-t-elle.
LE WEB BOUILLONNE
Chez les jeunes, Facebook et Internet en général ont joué un grand rôle dans la mobilisation : les autorités ne s’y sont pas trompées, et tentent en vain de museler la Toile. « Grâce aux réseaux sociaux et à Internet, nous avons pu relayer les informations entre nous, jeunes Tunisiens », témoigne Nadia*. Certains se sont créé un profil anonyme, d’autres n’hésitent pas à relayer les informations et à les commenter sous leur propre nom. Les mots d’ordre pour des rassemblements partent souvent du Web, puis circulent par le bouche à oreille et arrivent jusque dans les cafés, très fréquentés par les Tunisiens, s’étendant à toutes les générations.
Une émission de la chaîne privée Nessma TV, en particulier, a fait beaucoup parler d’elle : les Tunisiens ont écouté avec attention un débat aussi libre qu’inédit. L’avocate Bochra Belhaj Hamida y déclare en direct : « Ce n’est pas possible d’avoir un emploi sans donner de l’argent ou devoir employer des moyens malsains. » Des propos qui n’apprennent rien à beaucoup de Tunisiens, mais qui détonnent dans le paysage médiatique. « C’est extraordinaire, c’est la première fois que les gens parlent de corruption, de médias qui ne font pas leur travail », commente Sofiane*, 27 ans.
UNE SITUATION SOCIALE EXPLOSIVE
Si jusqu’ici la population tunisienne acceptait un régime autoritaire mais qui lui avait apporté une certaine prospérité économique, la crise et certaines politiques gouvernementales ont changé la donne. Le chômage tourne autour de 30 % chez les jeunes. Une situation d’autant plus mal vécue que les familles les plus modestes se sont souvent endettées pour envoyer leur enfant faire des études, sans que celle-ci offrent le débouché espéré. « La voiture la moins chère en Tunisie vaut 14 000 dinars, avec un salaire minimal aux environs de 250 dinars », explique Walid*, 22 ans. « Comment voulez-vous vivre, s’occuper de sa famille, rembourser sa banque, profiter de la vie, s’amuser ? »
A Tunis, Sousse, Thala et ailleurs, beaucoup espèrent que cette vague de mobilisation puisse faire bouger les choses. « L’Etat doit comprendre qu’il est temps pour la société et les jeunes de découvrir leur droits et d’apprendre à vivre avec », conclut Mehdi*, 25 ans.
Marion Solletty
* Tous les prénoms des personnes ayant témoigné dans cet article ont été changés pour protéger leur anonymat.