L’Afrique est depuis quelques années la proie préférée des fonds vautours : ces fonds d’investissement privés qui extorquent en toute légalité des ressources financières vitales pour le développement des pays du Sud. Leur méthode : racheter à très bas prix, sur le marché secondaire de la dette, des dettes de pays en développement à leur insu pour ensuite les contraindre par voie judiciaire à les rembourser au prix fort, c’est à dire le montant initial des dettes, augmentées d’intérêts, de pénalités et de divers frais de justice. Ces prédateurs de la finance, basés majoritairement dans les paradis fiscaux, auraient déjà engrangé au minimum 2 milliards de dollars [1] et comptent bien poursuivre leur funeste entreprise, puisqu’ils traînent actuellement en justice une dizaine de pays africains dans une cinquantaine de procès [2]. Mais la Banque africaine de développement (BAD) a décidé de leur compliquer la tâche en enrayant leur stratégie judiciaire jusqu’ici imparable.
La Facilité africaine de soutien juridique : nouvel outil à la disposition des Etats « en danger »
La « Facilité africaine de soutien juridique » (en anglais ALSF : African Legal Support Facility ) désigne le Fonds international qui fournit l’assistance juridique aux Etats attaqués par les fonds vautours. Elle a été constituée le 29 juin 2009 à Tunis après deux ans de consultations et de négociations entre les États membres de la BAD et les grands cabinets d’avocats de Londres, Paris et New York. Son budget de départ est de 20 millions de dollars mais il pourrait rapidement monter à 30 millions de dollars [3].
Ce Fonds interviendra essentiellement à deux niveaux contre les fonds vautours. En amont, il financera la mise à disposition de services juridiques à travers des cabinets d’avocats pour négocier une réduction du montant de la créance réclamée par les fonds vautours. En cas d’échec des négociations, il financera, en aval, l’aide juridique au cours des procès intentés devant les tribunaux et les organes d’arbitrage. Ce financement prendra la forme de dons avec un plafond quant au montant maximum à allouer à chaque pays.
Ce nouveau dispositif est destiné aux 53 pays africains membres de la BAD qui en feraient la demande. Rappelons que la BAD regroupe au total 77 Etats dont des pays d’Amérique latine, victimes également des fonds vautours. Le continent sud-américain fut, en effet, le premier terrain de chasse de ces « fonds-charognards ». En 1999, le Pérou a été contraint par la Cour d’appel de New York à payer 58 millions de dollars au fonds vautour Elliott Associates pour une dette rachetée seulement à 11 millions de dollars. La même année, une juridiction étasunienne a condamné le Nicaragua à payer 87 millions de dollars pour une dette rachetée par le fonds Leucadia à 1,14 million de dollars, soit une plus-value de 7500% [4] !
L’Afrique s’organise face aux fonds vautours : une nécessité dans un contexte de crise globale et de future crise de la dette
Dans le contexte actuel de crise systémique mondiale qui touchera le continent africain encore plus violemment que les autres [5], l’initiative de la BAD qui, rappelons le, est une banque régionale de développement appliquant à l’échelle du continent les même politiques que la Banque mondiale, devrait seulement permettre de soulager un peu les pays pris dans les griffes des fonds vautours en réduisant les montants escomptés par ces derniers. Dans le meilleur des cas, elle pourrait même aboutir à quelques décisions de justice leur refusant le titre de créanciers (si les juges décident de sanctionner des manœuvres de corruption prouvées, par exemple) et ainsi stopper une longue série de victoires judiciaires remportées par les fonds vautours.
Le dernier exemple en date opposait la RD Congo à FG Hemisphere, dont le siège se trouve dans l’Etat américain du Delaware. L’affaire remonte à septembre 2004, date du rachat par ce fonds vautour d’une créance de 18 millions de dollars envers la SNEL (l’entreprise publique d’électricité de RD Congo). La dette de la SNEL datait des années 1980 à l’époque de la dictature de Mobutu. En 2007, la justice étasunienne oblige la RD Congo à payer 104 millions de dollars. Fort de cette décision de justice, FG Hémisphère cherche à obtenir la saisie de biens appartenant à l’Etat congolais pour se faire rembourser les 104 millions de dollars. En janvier 2009, le tribunal sud-africain l’a finalement autorisé à saisir pendant les 15 prochaines années les recettes escomptées par la SNEL sur le courant vendu à l’Afrique du Sud, estimées à 105 millions de dollars [6].
La Facilité africaine de soutien juridique intervient au moment où une nouvelle crise de la dette publique du Sud est sur le point d’exploser, comme conséquence de la crise internationale initiée dans les pays du Nord en 2007 [7]. Dans les mois et les années qui viennent, de nombreux pays vont, en effet, rencontrer de graves problèmes de remboursement et risquent d’aggraver leur dépendance à l’égard du FMI et de la Banque mondiale. En juillet 2009, les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine se sont d’ailleurs endettés à hauteur de 900 milliards de Francs CFA (soit 1,3 milliard d’euros) auprès d’institutions multilatérales dont le FMI rien que pour rembourser les arriérés sur leurs dettes internes… La domination des IFI, renforcée depuis la première crise de la dette de 1982 à travers les conditionnalités, risque donc de perdurer en Afrique et dans les autres pays en développement.
La nouvelle crise de la dette en gestation est très certainement une aubaine pour les fonds vautours, qui continueront à racheter pour une bouchée de pain des créances impayées sur les pays en développement et accroître leurs gains en les attaquant en justice, une fois que ces pays auront retrouvé un peu d’oxygène financier. En effet, il y a fort à parier que de nouveaux fonds vautours vont faire surface, tant ce business de la dette est fructueux. Dans ces conditions, la Facilité africaine de soutien juridique ne sera certainement pas en mesure de secourir tous les pays tombés dans l’escarcelle des fonds vautours. Par conséquent, d’autres mesures doivent être prises pour stopper l’hémorragie et enfin éradiquer ces prédateurs.
Agir collectivement contre les fonds vautours en adoptant des lois fermes
La lutte contre les fonds vautours doit se mener partout, au Sud comme au Nord. Pour être efficace, les Etats ont intérêt d’adopter immédiatement des lois visant à enrayer leur actions mortifères. A cet égard, la Belgique, après avoir été elle-même victime d’un fonds vautours [8], a ouvert la voie en se dotant en janvier 2008 d’une loi avec pour article unique une disposition très forte pour lutter contre les fonds vautours : « Les sommes et les biens destinés à la coopération internationale belge ainsi que les sommes et les biens destinés à l’aide publique belge au développement – autres que ceux relevant de la coopération internationale belge – sont insaisissables et incessibles » [9].
Bien évidemment, cette loi ne concerne que les fonds belges et ne bloque donc que très partiellement l’action des fonds vautours, qui n’ont qu’à se tourner vers les autres pays pour saisir d’autres biens au vol. Ce type de loi doit donc être généralisé à l’ensemble des pays pour être totalement efficace. En effet, les codes de bonne conduite prônés par les bailleurs de fonds internationaux ne peuvent pas régler la situation. Dès lors, il est de la responsabilité des législateurs d’adopter des lois qui luttent contre les pratiques des fonds vautours. Une autre piste intéressante se trouve en France où une proposition de loi, déposée en septembre 2007, vise à rejeter toute action judiciaire intentée par un fonds vautours devant les tribunaux français [10]. Malheureusement, cette proposition législative n’est toujours pas à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Enfin, les Etats-Unis et le Royaume-Uni nous fournissent un dernier exemple d’initiative législative possible contre les fonds vautours, puisque deux propositions sont actuellement entre les mains du législateur, l’une aux Etats-Unis et l’autre au Royaume-uni [11]. Le fait que ces deux Etats prennent enfin des mesures est très important pour plusieurs raisons : les fonds vautours utilisent exclusivement le droit anglo-saxon pour fonder leurs réclamations, saisissent très majoritairement les organes judiciaires et arbitrales situés dans ces pays et nombre d’entre eux sont basés sur leurs territoires (Debt Advisory International, Elliott Associates L.P, FG Hemisphere, Kensington International [12]…). Toutefois, la portée de ces deux textes de loi est malheureusement très limitée, puisqu’ils se contentent de réduire le montant des réclamations et ne concernent qu’un nombre très limité de pays décidés par la Banque mondiale [13].
Par ailleurs, la soudaine empathie des Etats-Unis et du Royaume-Uni à l’égard des pays du Sud victimes de fonds vautours ne doit pas nous faire oublier qu’ils participent, d’une part, à la bonne marche des affaires de ces fonds d’investissement puisqu’ils leur offrent discrétion et avantages fiscaux à travers les paradis fiscaux qu’ils abritent. D’autre part, ces deux Etats exigent, aux côtés des autres riches créanciers, le remboursement annuel du service de la dette externe, obligeant ainsi les pays du Sud à sacrifier les budgets sociaux. A titre d’exemple, le Liban consacrait, en 2005, 52% de son budget au remboursement du service de la dette contre seulement 23,1% pour l’éducation et la santé ! Au sein des IFI, ils imposent également aux pays du Sud mais aussi d’Europe de l’est des conditionnalités qui violent les droits humains fondamentaux. Sous la pression du FMI, la Lettonie a imposé en janvier 2009 une baisse de 15% des revenus des fonctionnaires, la Hongrie leur a supprimé le 13e mois (après avoir réduit les retraites dans le cadre d’un accord antérieur) [14]. Autre continent, même recette : l’accord Stand by conclu entre le FMI et le Pakistan en novembre 2008 impose notamment la fin des subsides pour le combustible et l’électricité, la poursuite des privatisations et des coupes dans les dépenses sociales. La liste des pays soumis à ces conditionnalités est encore longue…Face à l’hypocrisie des grands argentiers du monde, les pays du Sud ont tout intérêt de prendre immédiatement les devants et récupérer leur souveraineté en soumettant les litiges avec les fonds vautours à leurs juridictions nationales, conformément à la doctrine Calvo.
Réhabiliter la doctrine Calvo pour pallier l’absence de juridiction supra-nationale sur la dette externe
Les fonds vautours tiennent leur victoire de l’application du droit anglo-saxon très favorable aux créanciers, qui régit la majorité des contrats de prêts internationaux. Ces contrats contiennent des clauses dangereuses pour les pays débiteurs : la cession de la créance est totalement libre par le créancier, le droit applicable en cas de litige est le droit anglo-saxon qui ne tient pas compte des circonstances externes au contrat de prêt ; les tribunaux compétents sont situés aux États-Unis ou au Royaume-Uni ; la levée d’immunité (sur les biens de l’État emprunteur ou garant) en cas d’impayés est prévue… Le juge ou l’arbitre saisi par un fonds vautours est donc obligé d’appliquer le droit anglo-saxon sans prendre en compte les principes généraux du droit international (l’équité, l’abus, la bonne foi….). Face à cette situation où le droit commercial prévaut et où l’obligation de rembourser une dette est considérée comme absolue, la création d’un tribunal international sur la dette appliquant les normes du droit international public (contenues dans l’article 38 du statut de la Cour Internationale de Justice) constituerait une réelle entrave à l’action des fonds vautours. Mais en attendant la création d’une telle juridiction, les pays du tiers-monde devraient se saisir de la doctrine Calvo [15] pour confier les litiges sur la dette publique extérieure à leurs tribunaux nationaux. Selon cette doctrine, tous les biens, corporels, incorporels, matériels et immatériels, sont soumis à la loi de l’Etat souverain et en cas de différends, ce sont les tribunaux nationaux qui sont compétents. C’est ce qu’à fait l’Argentine en 2000 avec la sentence Olmos, qui a déclaré l’illégalité des dettes contractées par la junte militaire. Le droit d’auditer la dette publique et de la répudier est également une compétence souveraine des Etats.
L’audit de la dette : une outil à la disposition des Etats pour remettre en cause les créances des fonds vautours
La plupart des contrats de prêt léonins, sur lesquels se basent les fonds vautours pour agir en justice, ont été signés sous des dictatures. C’est le cas par exemple de la dette de la République Démocratique du Congo (RDC) à l’égard du fonds FG Hemisphere. La RDC aurait donc pu invoquer la doctrine de la dette odieuse [16] pour remettre en cause la légalité de la dette réclamée par le fonds vautour. Il en va de même pour la Zambie par rapport à la dette réclamée en 2007 par le fonds Donegal International [17]. Plus généralement, les pays en développement pourraient réaliser l’audit de toutes leur dettes publiques, comme l’a fait l’Equateur en 2007-2008, afin d’identifier et déclarer nulles toutes les dettes illicites. La répudiation est, rappelons-le, un acte unilatéral reconnu en droit international [18] qui ramènerait un peu de justice face au pillage des ressources du tiers-monde.
Renaud Vivien, Gaspard Denis