Le 15 novembre 2010, la région du bas Aguán au Honduras a été le théâtre d’un massacre de plus, perpétré contre cinq paysans membres de l’organisation paysanne Movimiento Campesino del Aguán (MCA). Les faits se sont produits à l’aube du 15 novembre, lorsque deux cents gardes armés à la solde de M. Miguel Facussé Barjum [1], le magnat hondurien de la palme africaine, ont tiré avec des armes de gros calibre sur un groupe de paysans qui venait présenter les papiers les accréditant comme légitimes propriétaires de la finca (propriété) El Tumbador (municipalité de Trujillo).
Ces assassinats constituent un nouvel épisode dans le conflit agraire qui oppose de longue date le MCA aux grands entrepreneurs et propriétaires terriens de la région : M. Facussé Barjum – président de la société Dinant et oncle de l’ex-président libéral Carlos Flores Facussé (1998-2002) –, M. René Morales Carazo – industriel et frère du vice-président de la République du Nicaragua, M. Jaime Morales Carazo –, M. Reynaldo Canales – lui aussi grand patron –, et M. Oscar Najerá – député du parti Libéral (droite).
A la différence d’autres pays d’Amérique latine, où la culture de la palme africaine connaît un essor très récent – lié à l’élaboration des agro-carburants –, celle-ci est présente au Honduras depuis les années 1970. A cette époque, des réformes agraires ont en effet été promues – souvent par des gouvernements militaires, comme au Pérou et au Honduras – pour réduire la pression sur les latifundia(grandes propriétés) et contrôler le mouvement paysan. La culture de la palme constitue donc un enjeu économique important, qui explique d’une part la force et la capacité des coopératives paysannes, et d’autre part la convoitise des grands propriétaires et entrepreneurs de l’industrie de transformation du précieux végétal.
Au début des années 1990, sous la présidence de M. Leonardo Callejas (Parti national [PN], droite), se met en place la loi de modernisation et développement du secteur agricole [2], qui modifie celle de 1962 sur la réforme agraire. Suivant la même tendance que dans le reste des pays d’Amérique latine, la nouvelle loi privilégie la « sécurisation de la propriété » à travers la titularisation individuelle des terres et l’incursion croissante du secteur privé dans le financement de la production agricole. Ce procédé – développé et promu par la Banque mondiale – est également connu sous l’appellation trompeuse de « réforme agraire assistée par le marché ».
La majorité des organisations paysannes du Honduras s’accorde sur le fait que cette loi marque le début d’une accélération de la réappropriation privée des terres anciennement attribuées à des coopératives dans le cadre de la réforme agraire des années 1960.
Considérant cet accaparement comme illégal, les paysans partent à la reconquête des terres. C’est dans ce contexte que le MCA voit le jour, début mai 2000, en occupant les terres du Centre régional d’entraînement militaire (CREM), soit plusieurs milliers d’hectares utilisés pendant les années 1980 par les instructeurs de l’armée des Etats-Unis pour former les combattants de la Contra nicaraguayenne.
Pour le MCA, l’objectif consiste à faire pression pour l’application des dispositions légales établissant l’usage social de la terre et limitant la concentration agraire.
Dans les premiers temps, la tension entre les paysans et les propriétaires terriens est si forte que le président de la République (l’homme d’affaires Ricardo Maduro, PN) n’a d’autre choix que d’intervenir en personne. Le 12 octobre 2000, 1124 hectares sont titularisés au nom des coopératives du MCA, cependant que l’Institut national agraire (INA) entreprend des démarches pour annuler les titres de propriété indûment attribués aux grands propriétaires.
Toutefois la victoire est de courte durée et, pendant des années, la situation reste explosive et le harcèlement constant.
Le 12 juin 2009, un accord est pourtant signé entre le président hondurien, M. Manuel Zelaya, et les organisations paysannes de l’Aguán. Il établit qu’aucune expulsion ne pourra se réaliser avant que la légalité sur les titres de propriété et les ventes de terres n’ait été établie par les autorités compétentes. Mais le coup d’Etat du 28 juin 2009 met fin à cette courte trêve. Le MCA, qui, comme de nombreuses organisations populaires, a rejoint le Front national de résistance contre le golpe [3], se retrouve une fois de plus dans la ligne de mire.
Les attaques reprennent avec plus de vigueur au début de l’année 2010, avec l’entrée en fonction du gouvernement de factode M. Porfirio Lobo, parvenu au pouvoir lors des élections organisées à l’ombre du putsch militaire, en novembre 2009. Face à la paralysie du processus de titularisation, le mouvement [4], qui recense désormais plus de 3 500 familles organisées en centaines de coopératives, a en effet décidé de reprendre, le 9 décembre 2009, les occupations de terres.
Le 8 janvier, une première expulsion violente des terres nouvellement occupées a lieu : 27 personnes, dont dix femmes, sont détenues. Le 13 janvier, trois dirigeants du MCA sont arrêtés, ce qui porte à 18 le nombre de membres du MCA emprisonnés depuis la création du mouvement. Dans un communiqué, l’organisation dénonce par ailleurs la présence menaçante d’hommes armés aux alentours des terrains des coopératives et accuse un colonel de l’armée de « prêter ses services » aux entrepreneurs de la palme africaine.
Mi-février 2010, des groupes paramilitaires à la solde des grands propriétaires, appuyés par l’armée et la police, attaquent les campements du MCA et font plusieurs blessés. Les faits se produisent alors même qu’une délégation du MCA négocie la ratification des accords signés avant le putsch de 2009, avec l’actuel ministre de la réforme agraire, Cesar Ham. Ce dernier, un ancien député du parti de gauche Union démocratique (UD), s’est à la fois opposé au coup d’Etat… et l’a légitimé en acceptant d’entrer au gouvernement de M. Lobo. Depuis cette « position », il prétend jouer le rôle de « courroie de transmission » des revendications populaires auprès du gouvernement.
Début mars 2010, de nouvelles négociations s’ouvrent entre le gouvernement et les paysans du MCA alors que la région est totalement militarisée et subit une intense répression. Quarante personnes ont été détenues pendant le processus de dialogue, y compris le responsable régional de l’INA, M. Coronado Ávila Mendoza. Le dirigeant du MCA, M. Rudy Hernandez, décrit la situation : « La région du bas Aguán a été inondée de militaires, 28 coopératives étaient en cours de récupération (de leurs terres) et c’est pour cette raison que le 13 avril, après une réunion de plus de quinze heures avec le gouvernement, qui ne voulait nous concéder que 6000 hectares, nous en avons obtenu 11 000. Nous avons signé parce que nous étions sous la menace des canons et nous ne pouvions pas mettre en danger la vie de nos compagnons. Malgré tout, la lutte n’a pas été seulement pour cette quantité de terres mais pour toute la terre assignée à la réforme agraire. » [5]
Le 13 avril 2010 les deux parties « s’entendent » donc : 3 000 hectares de terres affectées à la palme africaine seront titularisés immédiatement en faveur de 28 coopératives et après évacuation volontaire des champs occupés (par les paysans), les mêmes surfaces (en friche) leur seront attribuées dans un délai de trois mois et à un autre emplacement. Enfin, dans un délai d’un an, les paysans devront recevoir 1 000 hectares cultivés en palme et 4 000 hectares non cultivés. Le président de facto se rend lui-même sur place et se porte garant des accords.
Mais l’apaisement qu’on aurait pu attendre à partir de la signature des accords n’a pas lieu. Au contraire, la zone de l’Aguán connaît un regain de tension. En effet, le magnat de la palme, M. Facussé, donne la mesure du peu de cas qu’il fait des dispositions légales. Il annonce qu’il fera appel des décisions prises auprès des tribunaux.
Allant au-devant de ses désirs, le 20 avril, l’armée resserre son étau autour de la communauté Guadalupe Carney (fondée sur les terres occupées du CREM), qui se retrouve complètement encerclée par plus d’une centaine d’effectifs des commandos Cobras et de militaires. Le prétexte : l’arrestation de membres du MCA. Par ailleurs, le syndicat des travailleurs de l’INA (Sindicato de Trabajadores del INA [SITRAINA]) de la région dénonce des menaces et des intimidations contre ses membres.
Le 23 avril, alors que le MCA fait état de l’invasion imminente de la communauté Guadalupe Carney par l’armée, M. Facussé annonce qu’il refuse de négocier ne serait-ce qu’un hectare de terre. Le bras de fer engagé avec le MCA s’étend à l’INA et à son directeur dont le propriétaire réclame ouvertement la tête. Cette situation révèle le double jeu du gouvernement qui, d’un côté, fait mine de jouer la conciliation par le biais de l’INA, et de l’autre, prend prétexte du climat de tension pour militariser la région.
Quelques jours plus tard, le 28 avril, la radio communautaire de Zacate Grande (une communauté située dans le golfe de Fonseca, région pacifique, à 150 km de la capitale) est attaquée et détruite par des hommes armés à la solde de M. Facussé.
Le 25 mai, le quotidien La Prensa avait publié un entretien avec M. Facussé dans lequel celui-ci affirmait que « le problème de l’Aguán détruirait l’économie », laissant ainsi entendre que le« climat d’insurrection » dans la région faisait fuir les investisseurs étrangers [6]. En juin 2010, l’annonce du licenciement de 500 employés des entreprises de Miguel Facussé dans la région constitue une manœuvre de plus pour attiser les dissensions entre les paysans.
Le 21 juin, une opération conjointe de membres des bataillonsCobras et des vigiles de l’entreprise de sécurité Orión (recrutée par M. Facussé), menée dans le but d’arrêter deux membres de la coopérative La Aurora, provoque la mort d’un jeune de 17 ans. L’autopsie révèle douze impacts de balles [7]. Le communiqué du MCA souligne que la finca La Aurora avait été assignée à la coopérative par l’INA.
Le 17 août, trois membres du MCA (dont un adolescent de 14 ans) sont assassinés. Quelques jours plus tard, un affrontement a lieu à Zacate Grande entre les occupants des terres récupérées et les habitants de villages voisins, à qui M. Facussé a remis des « titres de propriété » et fait miroiter la construction d’un collège pour leurs enfants.
La liste des intimidations et arrestations arbitraires s’allonge tous les jours mais les institutions financières internationales ne sourcillent pas. Dans une lettre [8] adressée le 17 novembre 2010 au président de la Banque mondiale, M. Robert Zoellick, l’ONG canadienne Rights Action accuse celle-ci d’être coresponsable des exactions commises dans l’Aguán. Dénonciation fondée sur le fait que le 5 novembre 2009, Dinant avait reçu de la Corporation financière internationale (IFC) – chargée de l’attention au secteur privé au sein de la Banque mondiale – le prêt n° 27.250, à hauteur de 30 millions de dollars.
Les rumeurs, régulièrement relayées par la presse, faisant état de l’existence de groupes armés au sein du MCA se sont renforcées ces derniers jours. Certains médias croyant même savoir que les bases d’entrainement de la guérilla se trouveraient au Nicaragua [9]… Ironie du sort : les terres originalement occupées par le MCA, avaient, elles, bel et bien servi de base pour les troupes de la Contra, dont l’objectif était précisément d’agresser le Nicaragua voisin…
Le massacre du 15 novembre a donné un nouveau prétexte à l’envoi de l’armée dans la région. Mais contre toute attente, au lieu de s’en prendre aux milices armées des entrepreneurs de la palme, ce sont les bureaux de l’INA – ceux-là même où sont entreposés les dossiers de régularisation des terres du MCA – qui ont été militarisés.
Le 6 décembre les paysans ont repris les blocages de route pour exiger que justice soit faite. Le 7 décembre, un communiqué du MUCA avertit que la communauté Guadalupe Carney est de nouveau encerclée par l’armée.
Le 15 décembre, 600 militaires ont pris position sur les collines alentours et des hélicoptères survolent la zone.
Hélène Roux
Journaliste et sociologue.