Anna Musso – Le discours gouvernemental, dont des médias se font l’écho, et certains chercheurs lient immigration, jeunesse et banlieues à la délinquance. Comment estimez-vous ce lien ?
Maryse Tripier. Le rôle des sciences sociales est justement de démonter cette chaîne de préjugés. Car cette stigmatisation est en soi facteur de frustrations et de rébellions diverses.
Si l’on s’en tient aux mots, un immigrant est quelqu’un qui quitte son pays volontairement (sinon c’est un demandeur d’asile) pour s’installer durablement dans un autre. En soi, il n’y a aucune raison pour qu’un immigrant soit prédisposé à la délinquance : il vient pour travailler, épargner pour sa famille, éduquer ses enfants, etc. Les principaux faits délictueux imputés aux immigrants sont liés aux lois des pays d’accueil et aux conditions d’accès : filières et trafics pour les passages, maintien sur le territoire sans papier, travail sous une fausse identité, etc. Quant à la jeunesse vivant dans des quartiers « ségrégués », et comprenant une forte proportion d’enfants d’immigrés postcoloniaux, il ne s’agit plus d’immigrés. La pauvreté, la relégation, l’inégal accès à la réussite scolaire et à l’emploi, les discriminations ethno-raciales, entraînent séparément et surtout conjointement des réactions dont la délinquance, mais pas seulement elle. Cette délinquance est associée à d’autres symptômes, retour du religieux, absence de repères et d’espoir (pointés par les psychologues et les juges pour enfants). L’affaire d’Outreau a montré que des populations très peu scolarisées et inactives, marginalisées, tombent dans d’autres formes d’anomie, de désorganisation familiale, et de délinquance.
Véronique Le Goaziou. Ces « liens » ne sont pas nouveaux. Cela fait au moins vingt ans que les banlieues sont désignées comme des territoires de production de la délinquance et les « jeunes issus de l’immigration » comme les responsables de ces actes délinquants et, plus largement, de l’insécurité en France. Ce qu’il en est vraiment est en réalité plus complexe. D’abord, il n’y a pas d’évaluation de cet aspect à l’échelle nationale, seulement des études locales – notamment celle que nous avons réalisée sur les Yvelines (1) – qui montrent surtout les ressorts psychologiques, économiques et sociaux de la délinquance (ressources financières, place dans la famille, parcours scolaire…). Dès lors, c’est sur ces processus qu’il faut travailler, qui ne sont d’ailleurs pas propres aux « jeunes issus de l’immigration » mais qui traversent des pans entiers de la société française à différents moments de son histoire, notamment le monde ouvrier et, aujourd’hui, ses franges précarisées.
Michel Wieviorka. Ce lien est une représentation, et pas nécessairement un fait sociologique. Il n’y a là rien de neuf. L’historien Louis Chevalier, par exemple, a bien montré comment les classes laborieuses, au moment où naît l’industrie moderne, sont d’abord perçues comme des classes dangereuses. L’immigration n’est pas par nature plus criminelle que d’autres, et les statistiques suggèrent même plutôt le contraire. De même, la jeunesse n’a pas à être criminalisée, et pas davantage les banlieues en tant que telles. Mieux vaut s’intéresser aux processus et aux rapports sociaux qui produisent de la précarité, de l’exclusion, du racisme, de la discrimination, ou qui fabriquent des ghettos, avec en fin de compte pour certains, effectivement, de la délinquance. Les Noirs américains, les musulmans français sont statistiquement nombreux en prison, non pas du fait de leur couleur de peau ou de leur religion qui expliqueraient leur délinquance ou leur criminalité, comme par essence, mais du fait de logiques sociales qui les poussent peut-être plus que d’autres dans les voies de la délinquance ou du crime, et du fait, aussi, des modalités du travail policier, qui vise ces populations plus que d’autres, comme l’a montré encore récemment une étude du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) sur les contrôles au faciès. Si l’on décide par exemple que les jeunes Noirs sont par essence plus délinquants que d’autres, alors, on les contrôle plus que d’autres, et il n’est pas surprenant que l’on trouve parmi eux plus de délinquants que chez les jeunes Blancs, qui sont moins contrôlés.
Certaines études se basent sur des chiffres de la délinquance (procès-verbaux de la police…) pour remonter à des paramètres culturels (religions, structures familiales…), que pensez-vous de cette méthode ?
Maryse Tripier. Partir de la délinquance, c’est déjà savoir comment la police et la justice procèdent, or l’étude récente de Jobard et Levy (2) a démontré qu’il existe un contrôle au faciès et que les jeunes d’apparence maghrébine ou africaine sont plus contrôlés que d’autres, surtout s’ils ont le « look banlieue ». Cependant, on peut retrouver ces jeunes, mais pas eux seuls, pour certains délits. La culture du pays d’origine a peu à voir avec tout cela, sinon à imaginer que les cultures africaines du Nord ou du Sud sont « criminogènes », ce que personne ne peut dire. En revanche, le déracinement et des parcours entachés de difficultés économiques et morales, sans portes de sortie évidentes, peuvent aboutir à des délits.
Véronique Le Goaziou. Comme tout outil, les statistiques policières ont leur intérêt et leur limite et il a été montré qu’elles calculaient autant l’activité policière que l’activité délinquante. Ainsi, sur certains territoires, il a été enregistré ces dernières années une forte hausse des outrages et rébellions à personnes dépositaires de l’autorité publique. Mais cette hausse traduit en fait un renforcement des vives tensions qui sévissent entre des jeunes et des policiers. Quant aux paramètres culturels, très en vogue aujourd’hui (mais très peu chez les chercheurs qui sont plutôt très prudents sur ce sujet), ils ne sont pas convaincants – et ne l’ont jamais été. Nul n’a pu montrer que telle religion, langue, structure familiale ou coutume matrimoniale produisait, plus que d’autres, de la délinquance. Ou même une incapacité à se conformer aux normes d’une société.
Michel Wieviorka. Il n’est pas sérieux de postuler des déterminations simples et directes, du genre : telle culture produit nécessairement plus que d’autres la délinquance. Il est déjà plus utile d’examiner comment les cultures s’entremêlent, se fécondent ou se détruisent les unes les autres, et d’avoir en tête l’image de processus diversifiés. La même culture peut constituer aussi bien une ressource communautaire évitant certaines dérives, le groupe garantissant en quelque sorte que les comportements de ses membres sont sous son contrôle, qu’un encouragement au contraire à des conduites inacceptables, en adoptant par exemple des valeurs comme la loi du silence. La même religion peut se présenter comme facteur de paix sociale, ou comme une légitimation pour la violence. Il faut en finir avec les images unidimensionnelles ; les cultures ne sont jamais un tout stable et homogène, elles varient dans le temps, comme a dit l’historien Eric Hobsbawm, les traditions s’inventent, elles ne font pas que se reproduire.
Cela pose la question des statistiques ethniques, actuellement interdites en France : auraient-elles une utilité pour pointer les difficultés et permettre une meilleure intégration des familles immigrées, ou participeraient-elles à davantage de discriminations ?
Maryse Tripier. La question des statistiques ethniques est un sujet complexe. Il n’y a aucune raison, dans des recherches indépendantes, anonymes et contextualisées, de se priver de catégorisations ethniques ou raciales, si dans les situations observées, cette projection sur des origines réelles ou supposées rend compte des faits. La race n’existe pas mais le racisme existe. En revanche, nous sommes nombreux à avoir refusé que de telles catégorisations soient introduites dans la statistique publique et dans les entreprises. Jusqu’ici en France, dans les recensements, on ne demande pas aux gens leur religion, ni leur appartenance à un ou des groupes « ethniques » dont le label est éminemment variable et flou. On peut déjà lutter plus efficacement contre les discriminations, sans compter les supposés discriminés, à moins d’avoir en tête une politique de quotas ethniques, qui n’a jamais fait l’objet d’un débat national. Pour l’instant, seule une timide politique de discrimination positive s’applique aux territoires (ZEP, zones franches), sans effets très visibles. Même les dispositions concernant l’égalité hommes-femmes (et là on a des chiffres) ont peu de portée depuis des décennies. Il est plus important de s’attacher à comprendre les logiques discriminatoires, de mettre en œuvre les sanctions prévues par la loi et d’effectuer un travail de longue portée sur les mentalités.
Véronique Le Goaziou. La volonté de savoir n’est jamais négative à condition qu’elle soit désintéressée et basée sur des méthodes rigoureuses, transparentes et que l’on peut contrôler. Deux organismes publics de recherche, l’Ined et l’Insee, ont réalisé l’an dernier une étude intitulée « Trajectoires et origines » qui utilise des statistiques ethniques et permet de dresser un portrait très contrasté et par bien des aspects tout à fait inattendu des immigrés et de leurs descendants. Le premier résultat est d’ailleurs qu’« immigrés » ou « jeunes issus de l’immigration », cela ne veut rien dire et qu’il faut au minimum distinguer en fonction des époques et des courants migratoires. Ces études, réalisées dans ces conditions, ont pour vertu d’éviter les paresses de l’esprit et les simplifications abusives qui fabriquent de la peur et mènent tout droit aux discriminations.
Michel Wieviorka. Rien que l’expression « statistiques ethniques » pervertit le débat, elle est disqualifiante (on n’aime pas en France l’idée d’ethnicisation de la société) et inappropriée : relever la religion, l’origine nationale ou la couleur de peau d’un individu, c’est utiliser des catégories peut-être contestables, mais en tout cas autres qu’ethniques. Les partisans de ce type de données parlent de « statistiques de la diversité ». Il y a des avantages, mais aussi des risques à aller dans ce sens. Cela permet de mieux savoir qui est victime des discriminations, de mieux les cerner et, de là, de mieux combattre ces discriminations. Ainsi, en janvier 2007, en publiant les résultats d’un sondage permettant de se faire une idée du nombre de personnes se tenant elles-mêmes pour noires, et de l’importance des discriminations qu’elles disent subir, le Cran (Conseil représentatif des associations noires de France) a fait, je pense, œuvre utile. Cela peut aussi déboucher sur la stigmatisation d’un groupe donné, qui servira à le traiter injustement. Par exemple : faire apparaître un pourcentage important de musulmans en prison peut servir à adapter le système pénitentiaire à des demandes (nourriture hallal, présence d’imams) jusqu’ici non prévues, ce qui est bien ; mais cela peut aussi donner à penser que les musulmans sont statistiquement plus délinquants que d’autres, ce qui est un raisonnement faux, mais tentant, et qui alimente l’extrême droite. Je suis en faveur de ces données, mais sous conditions, les plus élémentaires tenant à l’anonymat des personnes interrogées dans les enquêtes.
Quels sont les critères, selon vous, qui permettraient de parler de réussite ou d’échec d’intégration ?
Véronique Le Goaziou. Je n’ai jamais été très emballée par le débat sur l’intégration, qui ne se pose au fond que lorsque certaines personnes « issues de l’immigration » posent problème. Mais lorsqu’un jeune, né de parents français, eux-mêmes français et ainsi sur plusieurs générations, commet un délit, on ne s’interroge pas sur son « intégration ». L’on constate éventuellement des déficits de socialisation ou d’insertion, qui peuvent dans certains cas être renforcés par la composante migratoire, mais pas toujours. Être intégré, que l’on ait des parents natifs du Sahel aujourd’hui, du Portugal hier ou de l’Italie dans les années 1930, voire d’une région rurale de la France il y a plusieurs siècles, c’est se sentir bien dans la société où l’on vit, y avoir une place sur le plan social et économique, entretenir de bonnes relations avec les autres et être reconnu par eux. La culture n’a rien à voir là-dedans.
Michel Wieviorka. L’intégration est réussie quand elle est une promesse tenue, et un échec lorsqu’un fossé sépare le discours qui la promeut des réalités vécues par les intéressés ; ce discours devient incantatoire, et il n’y a que la répression pour faire face aux problèmes et aux difficultés – quand le pouvoir ne sait rien faire d’autre que d’en appeler aux valeurs de la République et d’envoyer les forces de l’ordre pour régler des problèmes dans les quartiers populaires, alors il y a échec.
Maryse Tripier. Difficile de parler d’échec ou de réussite d’intégration, sans que l’on sache ce que l’on met derrière ce mot. Les premiers résultats de l’enquête « TEO » (3) montrent une réussite économique des descendants d’immigrants du Sud-Est asiatique. D’aucuns diront que cette réussite s’appuie sur des liens communautaires forts et que la participation sociale est faible. S’agissant des jeunes issus des immigrations postcoloniales, ils sont fortement acculturés au pays d’accueil et à une culture mondialisée, mais pour certains sans intégration économique. L’intégration n’est pas une échelle, elle a plusieurs dimensions.
Selon certaines études, les enfants d’immigrés de première génération connaissent plus de difficultés que les autres, comment analysez-vous cette situation ?
Michel Wieviorka. Il faut une autre politique de l’éducation, des moyens supplémentaires pour donner à ces enfants les mêmes chances qu’aux autres ! Le problème n’est pas ces enfants, c’est l’école, et peut-être, plus largement, les conditions d’existence des migrants.
Véronique Le Goaziou. « Enfants d’immigrés », je le répète, cela ne veut rien dire. Il faut distinguer entre les courants migratoires, les modes de venue en France, le niveau social d’origine et le sexe, notamment. Et lorsqu’on regarde de façon attentive, on a des surprises. Ainsi, dans l’enquête « Trajectoires et origines » évoquée plus haut, l’on s’aperçoit que les enfants d’immigrés qui ont le plus de difficultés, si l’on prend en compte plusieurs indicateurs, ce sont les jeunes filles d’origine turque… Cela étant, si difficultés il y a, selon moi, pour certains garçons en particulier, c’est l’emploi. Les immigrés ont été les premières victimes de la crise dans les années 1970, certains de leurs enfants le sont encore aujourd’hui, dans un contexte socio-économique qui s’est singulièrement durci. Rappelons que le taux de chômage de certains jeunes, non ou faiblement diplômés, enfants d’immigrés ouvriers, peut dépasser 50 % à certains endroits.
Maryse Tripier. En matière de réussite scolaire, plusieurs études arrivent à des conclusions différentes. Mais la dégradation de l’école publique touche en priorité les enfants des classes et territoires populaires. S’agissant de l’emploi, les jeunes en général, et les enfants issus de l’immigration ouvrière connaissent davantage la précarité et le chômage.
Quelle politique d’accueil en France permettrait de réduire les inégalités ?
Véronique Le Goaziou. La question des immigrés (des étrangers) se pose toujours en période de crise ou de mutation économique et politique. Lorsque la vie est plus rude, que l’on a moins confiance en l’avenir et que l’on a peur, on fabrique un épouvantail – les « jeunes issus de l’immigration », les « familles polygames », les « parents démissionnaires »… –, c’est vieux comme le monde et cela marche toujours aussi bien. Ce que l’on peut faire pour réduire les inégalités (pas uniquement entre immigrés et non-immigrés mais dans l’ensemble de la société), on le sait parfaitement bien, les dispositifs on les connaît et les procédures on peut toujours les inventer. Cela demande en revanche de la volonté, des efforts et du courage. Cela s’appelle projet collectif, justice sociale et solidarité. Et c’est de cela dont on manque aujourd’hui, en France certes mais dans d’autres pays européens également.
Michel Wieviorka. Il faut entrer dans un nouveau cycle de politiques publiques incluant des services publics denses et personnalisés, capables de tenir compte des spécificités de chaque groupe, de chaque individu, et des moyens supplémentaires pour contrer les discriminations et le racisme – la Halde doit être renforcée, et non pas dissoute. Il faut envisager des mesures d’action affirmative, comme disent les Anglo-Saxons – les Français disent à tort « discrimination positive » –, et appuyer l’action publique sur des connaissances solides, par exemple sur l’apport économique des migrants. Dans l’éducation, la santé, le logement, l’emploi, il faut veiller à ce que les ressources nécessaires à l’intégration soient proposées aux migrants. Et en finir avec les propos hypocrites, par exemple sur la mixité sociale, tenus par des personnes qui évitent pour leurs propres enfants l’école publique la plus proche, et ses immigrés.
Maryse Tripier. Le maillon faible de l’intégration, c’est l’école, sans cesse affaiblie, la politique de la ville, sans moyens et sans vision, et plus généralement le contexte xénophobe qui s’amplifie dans toute l’Europe et semble renoncer à l’idée du vivre ensemble. Si l’on n’y prend garde le rejet de l’autre peut s’étendre à toutes les couches de la population, y compris, par réaction à celles qui en sont victimes. Quand l’État renonce à préserver les services publics, à être présent sur tout le territoire, ce sont des sous-groupes, comme les leaders religieux par exemple, qui remplissent le vide. Autrefois un mouvement ouvrier plus fort, notamment municipal, permettait la constitution de communautés. Il y réussit encore, entraînant des groupes plus larges (Réseau Éducation sans frontières, par exemple) dans des territoires et des entreprises, où la mixité perdure. Les enfants de l’immigration sont des précaires parce que jeunes, parce que pauvres, parce que mal acceptés, parce qu’au cœur d’une crise mondiale mais il ne faut pas sombrer dans le catastrophisme pour autant, parce que notre pays et notre jeunesse ont d’immenses ressources de solidarité.
Entretiens croisés par Anna Musso
NOTES :
(1) La Violence des jeunes en question, de Véronique le Goaziou et Laurent Mucchielli. Champ social Éditions, collection « Questions de société », 2009.
(2) « Police et minorités visibles : contrôles d’identité à Paris », de F. Jobard et R.Lévy, New York Open Society, Justice Initiative 2009.
(3) Enquête « Trajectoires et origines ». Éditions de l’Ined, collection « Documents de travail », 2010.
Maryse Tripier est l’auteure de Sociologie de l’immigration, avec Andrea Rea. Éditions La Découverte, collection « Repères », 2008.
Michel Wieviorka est l’auteur de la Différence, Éditions Balland, 2001. Auteur du Rapport à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sur la diversité, Éditions Robert Laffont, 2008.