Le grand homme que fût Abraham Serfaty vient de nous quitter. J’eu la chance de le rencontrer à Clichy, dans la banlieue parisienne, en 1991. Nous étions quelques Algériens venus assister à la cérémonie organisée en son honneur par les militants de l’Association des travailleurs marocains en France (ATMF) à l’occasion de sa sortie des geôles de Hassan II où il avait passé 17 longues années. Appliquant le principe de la double peine, le dictateur l’avait banni du Maroc.
Un combattant des causes justes
Il est inutile de préciser que ni la privation de liberté ni la torture n’étaient venues à bout de sa détermination et de ses convictions politiques. Militant anticolonialiste, Abraham Serfaty s’était dès son jeune âge engagé dans la lutte contre le colonialisme français pour l’indépendance du Maroc. Partisan d’une république démocratique, il combattait en faveur de la libération du peuple marocain du joug pesant d’une monarchie réactionnaire soumise au néo-colonialisme français. Militant marxiste, fondateur – avec d’autres dont le grand poète Abdellatif Laabi – de l’organisation Illal Amam dont il était dirigeant, il luttait pour une société socialiste dirigée par ceux qui produisent les richesses : les travailleurs, alliés aux paysans. Militant anti-impérialiste et internationaliste impénitent, il avait pris clairement position pour le démantèlement de l’Etat sioniste et son remplacement par un Etat palestinien laïc et démocratique où musulmans, juifs, chrétiens et sans religions pourraient vivre ensemble en tant que citoyens égaux en droits et en devoirs. Refusant de céder à la vague chauvine qui submergea le Maroc et emportera jusqu’à une partie du mouvement marxiste-léniniste (l’organisation du 23 mars), il soutiendra également le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination.
Son positionnement courageux lui valut, ainsi qu’à nombre de ses camarades, un « traitement de faveur » de la part du Makhzen, le régime de « notre ami le roi ». Quelques uns de ses camarades d’Illal Amam, parmi lesquels Abdellatif Zeroual et la jeune Saïda Menebhi, dirigeante de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), mourront dans les prisons du monarque après avoir subi la question. Même sa sœur Evelyne paiera de sa vie son lien de parenté avec lui. D’autres camarades s’en sortiront, après de très nombreuses années de prison, à l’instar de Sion Assidon, un militant marxiste marocain juif antisioniste, d’Abdelaziz Menebhi ou de Abdelhamid Amine.
Un antisioniste intransigeant
Près de quinze ans avant sa libération, vers le milieu des années 1970, Abraham Serfaty nous était apparu comme un astre brillant au firmament des idées de libération humaine. Certes, il existait, dans l’extrême-gauche internationale, de nombreux juifs antisionistes qui n’avaient malheureusement aucune visibilité dans les médias des pays « démocratiques ». Il y avait également des Israéliens juifs antisionistes qui luttaient courageusement contre leur propre Etat dans les rangs du Matzpen. Mais lui était arabe juif. S’affirmant juif arabe parce qu’arabe juif, il était l’incarnation vivante de l’absurdité des thèses dominantes qui nous présentent le conflit israélo-palestinien comme un conflit entre arabes et juifs.
Sans concession avec l’idéologie fondatrice de l’Etat Hébreu, il dévoilait inlassablement la réalité du sionisme pour appeler, dès 1967, les juifs marocains à « dénoncer ce monstrueux détournement qu’est le sionisme. » [1] Pour lui en effet, « la réalité qu’il faut dire et crier, est qu’il y a un nouvel Etat nazi, et que cet Etat d’appelle ‘’l’Etat d’Israël’’. Que parmi les habitants de cet Etat se trouvent d’anciennes victimes du nazisme allemand ne change rien à ce fait, pas plus que la nature de l’O.A.S. n’était changée par la présence en son sein d’anciens résistants à l’occupant allemand. » [2]
Soutenant le mot d’ordre de « Palestine laïque et démocratique » avancé alors par l’OLP, il l’insérait dans la stratégie de révolution arabe qui avait l’avantage de démontrer aux peuples de la région que l’ennemi n’était pas les juifs, mais le colonialisme sioniste, l’impérialisme et… les régimes arabes réactionnaires valets des grandes puissances (Arabie Saoudite, Jordanie, Maroc…). Conscient des limites des régimes progressistes arabes, il incarnait, pour l’Afrique du Nord, le courant révolutionnaire – aux côtés de Georges Habache et Nayef Hawatmeh – qui appelait les travailleurs et les peuples à ne pas suivre la bourgeoisie mais à prendre la direction du combat anti-impérialiste.
Le trébuchement de son retour
On ne peut terminer ce rapide survol de la vie d’un géant sans rappeler l’épisode malheureux de son retour au Maroc, en septembre 1999. Devant ses camarades venus l’accueillir, Abraham Serfaty appela à une collaboration entre la monarchie de Mohamed VI et le courant progressiste afin d’édifier un régime démocratique au Maroc. Il ne s’agit pas ici de brûler ce que l’on a adoré mais cet épisode particulièrement douloureux pour les militants progressistes marocains et pour nous-mêmes doit être rapporté afin de rappeler qu’Abraham Serfaty n’était qu’un homme et qu’il avait, à ce titre, un point faible. Et ce point faible, dans son cas, résidait dans son incapacité à vivre le reste de sa vie loin du Maroc et de son peuple. Cela explique, sans pur autant la justifier, sa prise de position politique qui créait des illusions sur Mohamed VI et son régime.
Mais cette position d’un vieux militant fatigué, qui ternit alors son aura, ne pourra effacer cinquante années de luttes héroïques et de prises de positon courageuses d’Abraham Serfaty.
En leur honneur, il nous faut rendre hommage à notre frère arabe juif Abraham Serfaty. Repose en paix, car tu l’as bien mérité !
Hocine Belalloufi