Abraham SERFATY : Issu d’une famille juive tangéroise, né en janvier 1926 à Casablanca, il devient militant communiste marocain dès 1944 et s’engage lors de son séjour en métropole dans les rangs du PCF de 1945 à 1949. Il s’investit fortement dans le combat syndical et pour l’indépendance de son pays, malgré la ligne officielle du parti à l’époque tournée vers « l’union avec le peuple français », ce qui lui vaut d’être emprisonné en 1950, et placé en résidence surveillée en 1956. Ingénieur des mines de formation, il participe ensuite à la mise en place des institutions de l’État marocain, à des postes plus techniques que politiques, dont celle de l’enseignement à l’École Mohammedia d’Ingénieurs.
Son activité professionnelle l’a amené très tôt à s’interroger sur les questions de planification, de modèle de développement et a su cerner dés le début, les impasses des politiques économiques mises en œuvres dans le cadre des rapports néocoloniaux et les limites, dans ce cadre, des réponses nationalistes. Très vite, au lieu de choisir une carrière confortable, il s’engage auprès des mineurs et se confronte à la réalité concrète de la classe ouvrière marocaine et de ses luttes. Il a dirigé l’élaboration du statut du mineur qui à l’origine représentait une législation très avancée intégrant y compris le droit de contrôle des syndicats sur la gestion des entreprises minières, resté lettre morte…
Quelques années plus tard, il se solidarise avec des ouvriers en grève et est renvoyé. Comme beaucoup de militants de sa génération, Abraham s’interroge sur la ligne officielle de son parti. La révolution cubaine, le Vietnam, la révolution culturelle en Chine nourrissent les débats locaux. La défaite de juin 1967 qui dévoile l’impasse du nassérisme et des « socialismes arabes », l’essor de la résistance palestinienne prolonge ce mouvement. Mais les facteurs propres à la situation marocaine ne manquent pas : la consolidation de la monarchie absolue dévoile les limites de la principale opposition de masse : l’Union nationale des forces populaires, issue d’une scission de gauche du parti nationaliste l’Istiqlal, et l’inconsistance d’un Parti communiste réduit à la clandestinité mais qui cherche déjà à s’intégrer à tout prix dans la légalité, quitte à passer des compromis significatifs avec la monarchie. Il note qu’ « au début des années 60, je m’étais rendu compte qu’à l’échelle marocaine, nous étions dans une impasse. Le PCM n’avait aucune stratégie. Non seulement, il n’avait aucune stratégie mais il faisait preuve du suivisme le plus total à l’égard des partis bourgeois, plus particulièrement de l’Istiqlal, ainsi que de la monarchie ».
La révolte populaire de 1965 portée par la jeunesse et les habitants des bidonvilles constitue un nœud clivant, source de fractures politiques dans les années ultérieures. Abraham qui n’est pas un homme d’appareil est sensible aux processus de radicalisation qui émergent. Les luttes de la jeunesse en 1968 et le long conflit des mineurs de Khouribga témoignait d’un réveil social en profondeur. Il participe à la lancée de la revue Souffles (« ANFAS »), qui apporte un renouveau critique à la contestation politique et culturelle et sert de point de ralliement et de cristallisation d’une nouvelle gauche, ouverte aux vents de la contestation mondiale. La rupture officielle (organisationnelle) se fait avec le PCM (actuel PPS, Parti du progrès et du socialisme) en août 1970 où Abraham avec une large fraction du mouvement de jeunesse du PCM et quelques cadres, fondent l’organisation marxiste léniniste Ilal al Amam ( « En Avant » ) rejointe rapidement par beaucoup de jeunes radicalisés.
Arrêté par le régime de Hassan II en 1972, il est libéré suite à d’imposantes manifestations et entre ensuite dans la clandestinité. Sa nouvelle arrestation en 1974 est suivie de 15 longs mois d’isolement et de torture dans le sinistre bagne de Derb Moulay Cherif. Il porte durant cette période des menottes (ce qui lui laissera des séquelles pour écrire) et un bandeau sur les yeux. Le 15 février 1977, jugé avec 139 autres personnes , la cour d’appel le condamne à la détention perpétuelle pour « complot visant à renverser la monarchie » et « atteinte à la sûreté d’Etat ».Transféré à la prison de Kenitra, sous le matricule 19559, il y restera, en tout, dix-sept ans, jusqu’en septembre 1991, date à laquelle il est libéré, privé de sa nationalité marocaine à cause de sa position à l’égard de la « marocanité » du Sahara et expulsé. Il ne reviendra qu’en septembre 1999 avec l’aval des autorités.
Il est difficile de cerner la pensée évolutive d’Abraham et ses éléments propres. Abraham s’est toujours nourri des débats collectifs qui traversaient la gauche radicale marocaine sans ignorer les grandes controverses et les évolutions qui accompagnent le mouvement ouvrier international, mais il a su, sans se prétendre théoricien, à travers ses écrits, systématiser et nourrir la pensée politique qui a inspiré , à un degré ou un autre, des milliers de militants ces trentes dernières années au Maroc. Cela, en lien avec l’expérience collective de son organisation dont les militants et cadres ont continué le combat même derrière les prisons. Sans prétendre la résumer ou la présenter, on peut en dégager quelques éléments significatifs.
L’organisation révolutionnaire
La conception du parti, de sa construction, est intéressante par rapport à nombre de traditions voisines ou se développant dans la région : loin d’être une organisation de cadres fermée sur elle-même et cantonnée à une fonction propagandiste, l’organisation ne peut se construire qu’en se liant au mouvement réel des luttes, malgré la violence de la dictature : « Construire le parti révolutionnaire sous le feu de l’ennemi, ce qui signifie entre autre ne jamais se couper de la lutte des masses ni se laisser enfermer dans un repli sur soi pour échapper à la répression ».
Ce lien aux masses n’est pas pensé comme étant un encadrement par en haut d’une organisation qui apporte de l’extérieur la conscience de classe mais un processus dialectique ou les noyaux révolutionnaires organisés développent leur propre pratique et réflexion à partir des luttes réelles, en apprenant d’elles et par un long travail de masse prolongé intégrant la question syndicale mais aussi les quartiers populaires et l’ensemble des terrains de lutte. Cet enracinement lui même devient la condition d’une orientation concrète adapté aux conditions de la lutte des classes et le moyen essentiel de la permanence de l’activité révolutionnaire organisé, malgré la répression. Et y compris le moyen d’y faire face.
L’idée essentielle qui est développée, en réaction aux courants guerillersites/blanquistes mais aussi des courants qui voient dans les masses un simple réservoir ou une base arrière à l’action politique, est qu’une stratégie révolutionnaire doit viser en permanence à stimuler, développer la lutte organisée, collective des masses populaires pour qu’elles deviennent actrices de leur propre histoire. Elles s’opposent également à d’autres fractions du mouvement marxiste leniniste, en particulier à « 23 mars » pour qui il est nécessaire d’opérer un repli tactique, de construire en priorité une organisation de cadres développant pour l’essentiel une activité de propagande sans s’exposer directement mais qui en réalité était travaillé par une orientation visant à s’inscrire dans la légalité.
Mais en 1972, le combat semblait une ligne droite. La rébellion de la jeunesse dans laquelle les révolutionnaires organisées dans un front étudiant donne du crédit à la thèse dominante à l’époque selon laquelle, le potentiel révolutionnaire de la jeunesse, concue comme une avant-garde tactique, pouvait cristalliser une mobilisation populaire. La crise du régime combiné à la montée des luttes laissait penser à la possibilité d’une percée révolutionnaire à court terme. De cette période, Abraham note « que nous n’étions guère conscient du lent travail d’organisation que cela supposait, au cœur du peuple, dans les usines, les quartiers, les villages. Ces moments privilégiés, où « les masses rentrent en fusion » pour reprendre l’expression de Sartre, ne peuvent devenir des situations révolutionnaires, permettant le renversement de l’ordre existant, que si un tel travail a déjà été suffisamment avancé. Cela ne signifie pas comme l’ont prétendu la plupart des partis communistes dans le monde qu’il faille craindre ces mouvements parce que le travail n’avait pas encore atteint son point de maturation, une maturation abstraite qui ne peut jamais être atteinte par la seule évolution linéaire de l’action politique (…).
Il y a chez Abraham, une conception du temps long de l’action politique , celle de l’enracinement de l’organisation , dans le flux et reflux de la lutte des classes , qui intègre à la fois l’ouverture au mouvement de masse et luttes spontanées mais aussi la nécessité d’une tactique politique qui vise, dans chaque situation concrète, à renforcer les points d’appui à l’élargissement et consolidation du travail révolutionnaire. L’enjeu, sans perdre de vue la perspective stratégique, est de concrétiser le maximum de conquêtes partielles qui permettent au mouvement ouvrier d’accumuler des forces et d’améliorer ses conditions de luttes. « Il faut savoir aussi consolider les avancées quand le mouvement s’épuise et arracher des acquis à l’adversaire, ouvrant ainsi la voie d’une phase plus approfondie du travail politique et des tâches d’organisation. Si au contraire, on se laisse emporter par l’impatience révolutionnaire pour tirer le mouvement au-delà de ses limites possibles en cette conjoncture précise, il s’effiloche, se divise et se marginalise, les meilleurs militants s’accrochant à la poursuite désespérée et désespérante d’une lutte , qui devient de plus en plus isolée et minoritaire. L’adversaire saisit l’occasion pour discréditer le courant révolutionnaire et, une fois la tempête calmée, tirer les leçons et inventer les réajustements nécessaires qui lui permettront de maintenir sa domination, voire de la renforcer sous des formes nouvelles ».
Ces réflexions accompagnent la prise en compte des rapports de force réel et de la nécessité d’un travail patient dans les organisations de masses en dépassant la vision d’une attaque frontale et d’en haut face aux bureaucraties qui ouvrirait, comme au début de l’expérience de l’organisation, à une répression et isolement des militants révolutionnaires. Elles aboutissent également à la prise de conscience de la nécessité d’un travail légal et de l’importance de la lutte pour les droits démocratiques. Ce n’est pas un hasard que c’est des prisons, en s’appuyant sur la lutte des familles des détenus politiques, que naitra le mouvement des droits humains. Mais c’est aussi plus largement, une avancée dans la conception de l’organisation qui se profile chez Abraham. Un des critères de la vitalité de celle-ci est bien dans sa capacité à s’ouvrir aux luttes populaires, à capter les radicalisations qui émergent et à intégrer les militants avancés massivement. C’est dans des situations d’affrontement de masses « que les possibilités d’organisations se décuplent d’un seul coup. Et c’est alors qu’il faut avoir l’audace d‘ouvrir toute grande les portes des organisations revolutionnaires aux militants qui émergent par centaines de ces masses en fusion et oser dépasser la version par trop classique de l’organisation « des révolutionnaires professionnels » élitiste et fermée, une version contre laquelle Lénine lui même s’élevait lors de la révolution russe en 1905.. Serfaty note qu’ « une structure organisé peut être un frein tout autant qu’un moteur », loin de toute conception fétichiste et mythique de l’avant-garde politique.
Refusant toute conception linéaire de l’action politique et de ses formes d’organisation et refusant toute approche mécaniste du temps historique, il s’oppose à l’idée que le parti, en raison de son programme, est un catalyseur naturel de l’action révolutionnaire, s’il n’est pas capable de saisir le moment propice et de modifier, y compris sur le plan organisationnel, sa relation aux masses. Il rappelle que L’histoire ne donne pas des rendez vous à l’avance et à heure fixe. Capricieuse, elle n’aime guère repasser les plats, préférant n’offrir qu’un seul service, une fois de temps en temps. . Aussi faut-il avoir pleinement conscience que ces moments de « « fusion » et de « maturation » sont des instants uniques, privilégiés et fragiles. Ainsi une organisation centralisée, figée d’avance dans un modèle intouchable, est elle inapte à rassembler et faire converger les potentialités qui émergent alors... ». On est loin d’une certaine conception où il suffirait d’avoir « la ligne juste » pour que celle-ci devienne une force matérielle dans la lutte des classes, la capacité de l’organisation à évoluer et s’ouvrir est toute aussi décisive que la fermeté sur les principes.
De même sur les questions d’organisation, malgré les dures conditions de clandestinité et la nécessité d’une efficacité et protection maximale (qui n’a pas suffi…) contre la répression, Serfaty et ses camarades ont su progressivement assumer une réflexion sur la nécessité d’une démocratie interne, non sans crise et déchirures internes, occasionné par le bilan des arrestations. Dans l’enfer de la prison, les divisions se sont accrues. La ligne de IA était ouvertement critiquée par des militants et sympathisants dans des directions diverses. Certains mettant l’accent sur le nécessaire dépassement de l’enracinement dans le milieu étudiant en assumant un tournant radical vers la classe ouvrière, d’autres sur le gauchisme de l’organisation supposé ignorer la nécessité d’une alliance avec les partis réformistes pour éviter l’isolement et s’alimentant une conception étroite de la lutte démocratique, d’autres appelait à un dépassement du « modèle » léniniste en s’appuyant sur les écrits de Rosa Luxemburg ou les discussions autour de la naissance du Parti des travailleurs au Brésil.
Ces débats se télescopaient avec la question de la démocratie interne où la fermeté de la ligne et le maintien de l’héritage traduisait à la fois des résistances d’une partie du noyau dirigeant devant toute remise en cause compliqué par une situation où l’unité de l’organisation apparaissait comme la condition essentiel pour résister sur la durée. Ce n’est que progressivement que la question du « centralisme démocratique » sera reformulé comme une exigence du développement d’une pratique militante collective qui corrige en permanence ses insuffisances et ses erreurs et d’une réflexion ouverte, en partant du réel concret, sur toutes les questions de l’action révolutionnaire et cela, loin de la pensée infaillible d’une quelconque direction ou leader. « Personne ne détient la vérité révolutionnaire et son approche ne peut résulter que du débat démocratique et fraternel, de la recherche commune de cette vérité par l’ensemble des militants de l’organisation, eux même ouverts aux mouvements des masses et aux aspirations qu’il traduit ».
Cette approche ne va pas jusqu’à la reconnaissance du droit de tendance mais il ya une réelle inflexion à deux niveaux : la critique et l’autocritique ne sont pas conçues comme dans la tradition stalinienne la légitimation d’un nouveau cours décidé d’en haut mais comme un retour questionnant sur la pratique et les analyses, mené collectivement, pour en dépasser les limites et les erreurs, à partir de l’expérience réalisé et accumulé. De même la place d’un débat de la base au sommet, y compris public, sur toutes les questions nouvelles en prenant le temps de l’élaboration, est considérée comme nécessaire. C’est sur la base de cette approche, que nombre d’approches initiales ont été sensiblement modifiés et corrigés. C’est le cas par exemple de l’approche de la lutte armée et plus largement de la violence révolutionnaire.
Ainsi l’approche en terme de guerre populaire prolongée a laissé place à de nouvelles hypothèses stratégiques articulée à la nécessité préalable de la construction d’une organisation politique liée et enracinée dans la classe ouvrière comme force dirigeante, loin du spontanéisme et avant gardisme de la première heure. Il a su mener également une réflexion ouverte sur les modalités d’affrontement qui, tout en reconnaissant la nécessité d’une « violence révolutionnaire organisée des masses », intégrait la place spécifique des masses prolétariennes dans un large processus d’auto-organisation et de maturation de la lutte des classes.
La révolte ouvrière et populaire qui embrasé la ville de Casablanca en 1981 a constitué un moment clef de la réorientation de IA. Loin de l’approche de l’encerclement des villes par les campagnes, ces évènements note le potentiel propre d’une dynamique insurrectionnelle urbaine qui s’appuie sur un prolétariat renouvelé et l’existence de masses laborieuses, qui même lorsqu’elles ne sont pas insérées dans les processus de productions, ne possédant que leur force de travail et cristallise un potentiel de contestation radical. De même les révoltes de 1984 qui embrasent tout le Maroc et en particulier le Rif , confirme à la fois le rôle des petites et moyennes villes, mais aussi les connections villes- campagnes adossés à des spécificités régionales. C’est une vision plus intégrée des processus révolutionnaires possibles qui prend forme, loin de tout modèle issue de telle ou telle expérience, mais où l’apport de la révolution d’octobre, la révolution chinoise et sandiniste sont intégrés. Le concept même de « violence révolutionnaire organisée des masses » laissent une lecture ouverte des dynamiques possibles mais clair sur l’impossibilité d’une transition pacifique de la dictature au socialisme.
L’approche de serfaty a su s’appuyer sur un marxisme qu’il définissait volontiers comme une méthode d’analyse des dynamiques sociales et des contradictions concrètes au service de la construction d’un intellectuel collectif tournée vers le développement de la praxis révolutionnaire des masses. Ce marxisme était pour lui incompatible avec toute forme de positivisme et d’économisme qui ont paralysé pendant longtemps une réflexion vivante, non dogmatique, sur les voies concrètes d’une politique révolutionnaire qui se déroule dans des conditions spécifiques. Si Ilal al Amam (IA) dans ses premières années, comme nombre de mouvements dans le tiers monde, a été influencé par la voie chinoise, très rapidement, elle a su affirmer son autonomie et un recul critique lui permettant de critiquer la politique extérieure de la Chine (en avril 1971, IA critique ouvertement la position du PC chinois qui approuve l’oppression du peuple de Bangladesh par l’armée Pakistanaise) mais aussi de redéfinir la problématique révolutionnaire en partant des conditions concrètes de la lutte des classes au Maroc, sans s’attacher à un modèle figé.
Le maniement partiel de la terminologie maoïste, voire parfois althussérienne (dont il critique le structuralisme) est revisité par une analyse qui s’appuie sur la totalité concrète où la contradiction fondamentale reste le fil rouge de la compréhension du mouvement d’ensemble des contradictions qui opèrent dans toute la société. Resitué dans le contexte marocain , si la scène politique du point de vue immédiat a semblé être polarisé pendant des décennies par la dialectique mouvement national/ palais, ce qui dans des conjonctures politiques concrètes, s’est traduit par la capacité des classes moyennes et de leurs partis à apparaitre comme des directions de luttes, il serait faux d’en déduire que la tâche de l’organisation politique propre des classes laborieuses est dépassée où que la contradiction principale se substitue ou annule la contradiction fondamentale qui oppose l’ensemble des classes laborieuses au bloc dominant.
En réaction à un usage simplifié et tacticien de l’analyse des contradictions, Serfaty aborde nombre de séquences sociales et politiques qui ont jalonné l’histoire du Maroc indépendant, en dévoilant l’articulation/ combinaison des contradictions de classes mais où l’opposition des travailleurs et exploités joue comme moteur fondamental et constitue en dernière analyse « la force motrice des forces motrices », une formule d’Engels qu’il reprenait volontiers. C’est cette approche qui a permis de pas sombrer dans le suivisme par rapport aux partis de l’opposition ou à réduire la vie politique à ses expressions apparentes et donner lieu à une longue réflexion entamé à la fin des années 70 et enrichie par la suite, sur les processus d’enracinement, sur le temps long, au sein des Travailleurs et plus largement des masses laborieuses, sans pour autant négliger la problématique des alliances sociales nécessaires pour isoler le noyau dur des classes dominantes.
La lutte démocratique
Cette approche a également permis d’aborder la question démocratique à partir d’une perspective stratégique nouvelle et de préciser certaines taches révolutionnaires. Serfaty et IA se sont opposés à la thèse dominante à gauche du processus démocratique selon laquelle il était possible d’arracher des reformes, voire de dépasser l’absolutisme en faisant de la participation aux institutions du régime un « front de lutte « (ce qui ne veut pas dire ignorer les possibilités d’un travail légal et l’élargir). Ils y opposent une plateforme lutte de classe impliquant « le renversement violent du pouvoir de la bourgeoisie par les masses prolétariennes insurgées, la destitution de son appareil d’Etat et l’instauration du pouvoir des conseils populaires sous la direction du prolétariat », mais cette plateforme s’intègre dans un projet révolutionnaire global de la révolution nationale, démocratique et populaire conçue, non pas comme une étape figé mais comme « un processus, un stade contenant dans sa dynamique de classe les noyaux de son développement futur vers le socialisme ». Par là même, Serfaty affirme qu’il s’agit de poser d’emblée « le rôle moteur des masses laborieuses dans le processus même de la RNDP et la construction du rôle dirigeant du prolétariat au lieu de se tenir à la traîne d’une bourgeoisie nationale », à l’opposé des schémas développés par l’ex PCM ou certains courants issus de l’extrême gauche (OADP). Cette délimitation stratégique s’oppose aux tenants de l’instauration d’une simple « démocratie bourgeoise » et met au cœur du projet une démocratie populaire sensiblement différente des expériences de l’Est ou de la chine. Ainsi en 1991, un « Projet de programme pour un front de lutte révolutionnaire », et Serfaty a largement contribué à son écriture, note que sur le plan politique, il s’agit d’atteindre les objectifs suivants :
« Abolition du régime monarchique et destruction de son appareil d’Etat oppresseur, notamment de la dissolution de sa police, de sa gendarmerie, de son armée (…), de son appareil judiciaire, de tout l’appareil d’autorité du ministère de l’intérieur à tous les niveaux.
Institution d’une république populaire et démocratique fondée sur le pouvoir des conseils populaires démocratiquement élus et révocables de même à tous les niveaux, local, municipal, régional, national, le Conseil populaire national constituant l’instance suprême dépositaire du pouvoir du peuple, le Conseil populaire national, en étroite relation avec les conseils populaires locaux et régionaux, aura pouvoir d’élaborer une nouvelle constitution se basant sur le principe de la séparation des pouvoirs, législatif, exécutif, judicaire, l’appareil exécutif étant indépendant des organisations politiques.
Amnistie totale et immédiat pour toutes les peines de caractère politique, et amnistie la plus large possible pour les condamnés de droit commun victimes d’un appareil judiciaire moyenâgeux, constitution d’un Etat de droit laïque garanti notamment par la pleine indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir exécutif et fondé sur un droit moderne et progressiste, appliquant notamment de façon scrupuleuse la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Exercice le plus large de la démocratie, au maximum par la démocratie directe des conseils populaires et de larges organisations de masses indépendantes de la tutelle de l’Etat comme des partis, mais aussi par le libre exercice des partis politiques et la garantie de la liberté d’expression comme de conviction religieuse ou philosophique. »
Là où beaucoup de mouvements révolutionnaires ou d’origine révolutionnaire se recyclait dans la débâcle de la fin du siècle dernier, rare était ceux qui au Maroc (et ailleurs), maintenait une orientation aussi radicale. Dans les années 90, il y a une véritable réévaluation de la question démocratique. Celle ci n’est pas qu’un terrain tactique mais, sous la forme de l’état de droit, un objectif global qui intègre la nécessité d’une légalité des formes d’un pouvoir nouveau, insoumis aux conjonctures politiques et aux variations arbitraires et dont la finalité ne se résume pas à un simple changement de régime politique et de son enveloppe juridique mais vise à réaliser l’ensemble des droits des citoyens, sans ignorer la lutte des classes. Sans démocratie, il n’y aura pas de socialisme.
L’assemblée constituante à travers la lutte « pour une constitution démocratique « devient une revendication essentielle où se noue à la fois les possibilités d’alliances sociales et politique pour isoler le noyau dur des classes dominantes, mais aussi la condition d’une percée démocratique qui ouvre un nouveau chapitre dans la lutte des classes. Au début des années 90, l’importance du travail légal est souligné en s’appuyant sur les espaces d’ouverture politique conquis par des décennies de luttes mais qui ne témoignent pas d’un changement du régime. Mais à l’encontre de beaucoup, il n’est pas question de légitimer la façade démocratique en participant aux élections car fondamentalement l’appareil makhzen n’accorde une place au suffrage universel que pour renouveler les allégeances partisanes, légitimer le pouvoir, sélectionner les élites à son service, à partir de règles du jeu préétablies.
Il est important de le rappeler quand certains continuent encore aujourd’hui a voir dans les élections un « espace de dispute » où peut s’affirmer une critique radicale des institutions et de la politique du pouvoir et où les révolutionnaires peuvent faire de la propagande sur leurs idées.
Identité et lutte de classes
Loin des canons classiques d’une certaine tradition sclérosée, Abraham a su également ouvrir une réflexion sur les questions d’identité et de leur rapport à la lutte des classes. Cette approche renvoie aux particularités du marxisme d’Abraham mais aussi nombre de ses compagnons.
Si le communisme est le mouvement réel qui abolit l’ordre existant, il n’existe qu’à partir du moment où se développe et s’actualise l’énergie créatrice des producteurs en lutte. Il conçoit le développement et le socialisme « comme l’émergence et l’épanouissement des capacités créatrices de l’ensemble des êtres humains de la société ». Cette formule, en apparence lapidaire, témoigne en réalité de la conviction profonde que le socialisme est bien autre chose que le simple développement des forces productives libérés de la propriété privé mais une création collective qui tend , non seulement à mettre fin à l’exploitation et le despotisme politique mais aussi aux longues oppressions séculaires et ce mouvement lui même, naît d’une lutte des opprimés, de longue haleine, qui se confond avec une reconquête de leur identité. Il a su mettre en lumière, à la lumière des insurrections du Nord du pays en 1984, l’importance des spécificités régionales et de la culture berbère.
A l’opposé des traditions issues du panarabisme ou des conceptions staliniennes de la nation, il a su reconnaitre la diversité ethnoculturelle qui a forgé une identité arabo-berbère imbriquée plongeant ses racines dans l’histoire de la formation sociale. Il le fait non pas avec un recul d’ethnographe mais à partir d’une lecture dynamique des révoltes populaires où les traditions dissidentes séculaires des communautés rurales des régions amazighes se redéployent dans le présent des luttes, réactualise cette tradition dans les luttes contemporaines, sans s’y réduire.
Ce n’est pas un hasard que la république du RIF avec Abdelkrim el Khatabi inaugure dés les années 20 la lutte anticoloniale à partir d’une organisation communautaire qui défie les structures du pouvoir central, ni que dans la même région, en 1958, s’oppose violemment les populations à ce même pouvoir, sans compter les longues résistances déployées dans les décennies suivantes avec de fortes dynamiques insurrectionnelles comme en janvier 1984. On ne peut comprendre la géographie des luttes, la force de la contestation populaire dévoilée à de nombreuses reprises, y compris sur le temps long, sans prendre en compte la force d’une identité refoulée et niée par un pouvoir central mais qui sert d’étendard sous jacent ou explicite à la contestation et de matrice à une lutte à la fois contre l’exploitation, mais aussi une discrimination institutionnalisée et inscrite dans l’ADN même du pouvoir d’Etat, même si elle n’est jamais mise officiellement en avant. Mais là encore, la question de l’identité ne se pose pas comme extérieure à la question sociale : ce sont des secteurs de masses opprimés, niés dans leur culture et leurs formes d’organisations sociale et de leur rapport à la terre, marginalisés socialement et économiquement qui ont été, à de nombreuses reprises, des fers de lance de la contestation populaire.
La reconnaissance d’une identité arabo-berbère avec sa traduction démocratique (reconnaissance de la langue et culture amazigh) se combine à la lutte d’émancipation pour donner un contenu nouveau aux traditions communautaires dans leurs aspects progressistes et ouvrir la voie à une démocratie qui rompt radicalement avec toute forme de centralisme autoritaire au profit de l’épanouissement et l’autonomie des régions, de leurs spécificités, dans le cadre d’une république des conseils populaires.Dans la même veine, Serfaty explore les voies et les conditions d’émergence d’une théologie de la libération qui s’appuierait sur l’islam populaire, se nourrissant de traditions millénaristes et égalitaires, en opposition à l’islam officiel qui consacre le despotisme absolu et le patriarcat, en lien et sous l’effet d’une affirmation propre d’un mouvement ouvrier se battant sur ses propres objectifs. Ces réflexions naissent dans le contexte d’un double mouvement de rupture avec les traditions classique de la gauche : celle qui ne questionne jamais la conception « unitariste » de la nation et celle qui ne questionne jamais les ressorts culturels par lesquelles se formulent dans la conscience des masses, leurs aspirations.
Il ya aussi une volonté de disputer à l’islamisme la question de l’identité à partir d’une base de classe. Il note que « c’est l’ignorance ou le mépris de cette problématique (de l’identité ) par bien des forces progressistes du monde arabe marqué par la conception économiste du marxisme qui ouvre la voie à la réponse mythique de l’islamisme et plus généralement au thème de l’authenticité ».
La question du Sahara occidental
Il nous faut bien entendu revenir sur la position de Serfaty et de IA sur la question du Sahara. IA est connue pour être la seule organisation qui a défendu sans ambigüité le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui au cœur de la citadelle de l’occupant. Mais ce qui est important est le cheminement politique et le cadre général qui sous tend cette position.
La cristallisation d’une conscience nationale sahraoui est le résultat d’un double processus historique : celui plus générale de lutte contre la décolonisation qui a vu à l’époque un sentiment d’intérêt commun naitre entre les communautés tribales sahraouis et la population marocaine face à des adversaires communs mais aussi à une certaine étape une différenciation opérant après l’indépendance. L’opération « Ecouvillon » en 1958 menée conjointement par l’armée française et espagnole avec le soutien logistique et politique de l’état marocain fraichement indépendant a réussie à démanteler l’Armée de Libération Sud. Celle-ci s’appuyait alors sur les populations du Souss et du Sahara occidental et voulait continuer le combat jusqu’à la libération de l’ensemble du Maghreb et bien sur mettre fin au colonialisme espagnol encore présent.
La défaite de l’ALS a ouvert la voie à un exil de masse et une dispersion (que Serfaty n’hésite pas à comparer à la NAKBA palestinienne) et à une rupture politique avec l’état central de la monarchie qui restera gravé dans la mémoire collective des sahraouis. Elle sera le point de départ de l’affirmation d’une conscience sahraoui autonome qui durant les deux décennies suivantes se cristallisera dans la lutte contre le colonialisme espagnol et de facto à la monarchie préférant le statuquo et un accord avec l’impérialisme sur le pillage des ressources avant de prendre elle-même, le relais de la domination à la mort de Franco. Dans ce processus, les militants sahraouis liait la défense de leur projet national à la lutte contre la réaction qui a été jusqu’au bout un allié fidèle de l’impérialisme avant de devenir elle même la force occupante.
Serfaty et ses camarades ont très rapidement compris que l’approfondissement de la contradiction entre les masses sahraouis et les autorités coloniales se combinait au dévoilement de la collaboration active de la monarchie avec l’impérialisme, rendant caduque et réactionnaire, les mots d’ordre du mouvement national sur l’intégration à la « mère patrie ». La ligne conséquente développée par Serfaty et ses camarades est d’affirmer le droit a l’autodétermination quitte à briser le consensus national et chauvin et intégrer la lutte pour la libération du Sahara occidental dans le cadre plus large de la lutte pour la révolution arabe et le combat anti impérialiste commun. « c’est la seule façon de préserver un avenir de fraternité entre nos deux peuples ».
En rupture avec le nationalisme bourgeois dominant dans l’opposition officielle qui s’est rangée ouvertement sous la bannière de la monarchie, au nom de la lutte pour l’intégrité territoriale, l’approche de IA contenait aussi une critique des approches défendues par d’autres courants radicaux qui estimait que la défense de l’autodétermination revenait à soutenir le projet de balkanisation de la région au seul profit de l’impérialisme ou qui encore niait la réalité d’une nation sahraoui parce qu’elle ne disposait pas d’une stabilité historique clairement identifiable, occultant qu’un projet national nait d’abord de la lutte de libération, elle même. Et que dans ce conflit, ce n’est pas aux militants du pays occupant de décider à la place des opprimés. A partir de là s’ouvrait aussi une réflexion plus large et critique sur la nation arabe en opposition aux approches réductrices qui tendait à nier au nom de l’arabité les réalités d’oppression internes et la négation du droit à l’autodétermination de peuples (les Kurdes !) et au refoulement des communautés culturelles et linguistiques.
Judaïsme arabe, sionisme et question palestinienne
L’autre curseur qui a marqué, en profondeur, la pensée d’Abraham est la question palestinienne. Le premier tract d’apparition de IA portait sur cette question et critiquait le Plan Rogers dont la seule finalité était s’isoler la résistance palestinienne, ce qui allait ouvrir la voie aux massacres du septembre noir.
La question palestinienne a été au cœur des ruptures politiques centrales qui se sont développées et ont aboutit la cristallisation de la nouvelle gauche à la fin des années 60. Abraham a apporté une analyse en partie classique dans les mouvements radicaux de l’époque sur les fondements de l’Etat sioniste et son refus de considérer l’existence d’une nation israélienne cristallisée. « Il n’y a pas de peuple israélien mais un conglomérat artificiel de populations, les unes venues d’Europe, et pour une part des Etats unis ; les autres venues du monde arabe et du monde oriental. Ce sont deux cultures tout à fait différentes. La grande bourgeoisie euro-américaine exploite les ouvriers ashkénazes et opprime la majorité de la population qui elle, est juive orientale…le seul ciment idéologique de ce conglomérat est le sionisme et renoncer à la moindre parcelle d’Eretz Israël, c’est détruire ce ciment. Il est donc vain d’espérer de l’Etat sioniste une concession territoriale… ».
Mais là où il apporte une réflexion plus originale, c’est dans sa compréhension des dynamiques possibles : « Il appartient bien sur aux juifs israéliens de décider si leur Etat doit être sioniste ou non. Mais si la lutte politique et idéologique contre le sionisme est menée partout, je pense que les contradictions internes à ce conglomérat artificiel qu’est l’Etat d’Israël éclateront. En particulier la contradiction fondamentale qui existe entre l’ethnie orientale opprimée et la structure sioniste de l’Etat d’Israël. Je crois que c’est la force de masse qui pourrait faire éclater de l’intérieur cette structure sioniste ».
Ce point de vue traduit chez Abraham , la conviction que le judaïsme oriental a des spécificités culturelles, l’ancrant malgré le déracinement imposé, à une histoire commune et millénaire dans le monde arabe et qui le positionne potentiellement comme un maillon faible du dispositif sioniste, amplifiée par la réalité des discriminations des juifs sépharades dans la structure socio-économique et politique de l’état d’Israël. Il revendiquait cette spécificité en affirmant : « je suis arabe juif, et je suis juif parce qu’arabe et arabe parce qu’arabe juif ». Le sionisme est pour lui « la négation du judaïsme arabe ». Il pensait que la rupture et le déchirement imposé par l’Etat sioniste pouvait être dépassé : « A ces Marocains juifs, enfermés dans l’impasse et le désespoir des quartiers pauvres de Haïfa, Jérusalem ou Tel aviv (…), nous devons apporter la perspective révolutionnaire, libératrice, celle là seule qui permettra d’intégrer leur judaïté et leur arabité dans un même épanouissement ». Il allait plus loin, en affirmant que c’est « la lutte pour la construction révolutionnaire de la nation arabe, de la culture arabe révolutionnaire, comme apport à la création de la culture internationale du mouvement ouvrier qui est la seule réponse humaine, non seulement pour l’ensemble du peuple arabe, y compris le judaïsme arabe mais aussi pour le judaïsme yddish transplanté en Palestine ».
Abraham s’est longuement engagé dans cette bataille pour convaincre de la possibilité d’une résolution de la question juive sur des bases radicalement antisionistes. Dans ses Ecrits de prison sur la Palestine, il écrit « Le sionisme est avant tout une idéologie raciste. Elle est l’envers juif de l’hitlérisme [...] Elle proclame l’Etat d’Israël « Etat juif avant tout », tout comme Hitler proclamait une Allemagne aryenne. » Il ouvre un débat peu connu avec la gauche israélienne, notamment le Matzpen, sans pour autant concéder à certaines de leurs thèses. Il note que « la gauche israélienne « c’est-à-dire le Matzpen et le PC israélien, a certes un combat difficile et courageux à mener. Mais elle doit aller jusqu’au bout de son engagement. Ainsi le matzpen ne peut à la fois reconnaitre « le droit inconditionnel de résistance à l’occupation » et décider de ne soutenir que des organisations qui en plus de résister à l’occupation, reconnaissent également le droit à l’autodétermination du peuple israélien ».
Il le fait d’un point de vue politique en analysant que la possibilité qu’une partie des masses juives se libèrent de l’emprise sioniste est liée au développement de la révolution palestinienne mais aussi de la révolution arabe à laquelle les militants juifs doivent apporter un soutien actif. « L’impérialisme pour consolider ses positions dans ce secteur vital qu’est pour lui le Moyen orient, a forgé une situation qui exige un profond processus révolutionnaire que la bourgeoisie est bien incapable de diriger. Ce processus ne peut rester limité au peuple palestinien. L’interpénétration du sionisme et des intérêts vitaux de l’impérialisme au Moyen Orient et dans la méditerranée contraint à l’interpénétration de la révolution palestinienne et de la révolution arabe, elle même partie intégrante de la révolution mondiale ».
Mais dans ce processus, l’enjeu d’avoir une politique envers les masses juives est permanent tout comme le fait d’intégrer la question palestinienne comme une question nationale partie intégrante de l’agenda politique des forces révolutionnaires locales qui agissent sur le terrain de la « région arabe ». Serfaty pense en terme de connexion à partir d‘une visée internationaliste et voit dans l’émergence d’une Palestine unifiée, démocratique et laïque, au-delà de la réparation d’une injustice historique, la possibilité d’une défaite combinée de l’impérialisme et de la réaction arabe et le foyer d’une « nouvelle Andalousie » multiculturelle, apportant une réponse possible à la question juive.
De ces réflexions et prises de positions diverses, on trouve les éléments qui expliquent, au moins en partie, la permanence d’un courant révolutionnaire au Maroc, bien que le pouvoir ait réussi, par sa répression systématique, à contenir une continuité organisationnelle dans les années 80. Cela tient en partie à la capacité de ses militants à renouveler leurs analyses, à se remettre en cause, à enrichir leur vision d’ensemble des questions stratégiques avec cette obsession, même derrière la prison de garder un lien avec les mobilisations. Serfaty a joué un rôle majeur en impulsant par un long cheminement des réflexions qui ouvrait en permanence des fenêtres sur le marxisme vivant, loin des formules dogmatiques qui ont caractérisés nombre de mouvement « marxistes léninistes ».
Beaucoup de choses ont été dites concernant l’évolution de sa pensée politique dans les années 90 et notamment autour du nouveau règne. Il y a bien une rupture politique par rapports à ses écrits d’avant et une divergence qui s’est noué avec ses camarades mais qui n’a absolument rien à voir avec le reniement motivé par le retour à son pays : « je n’ai jamais accepté l’exil, pas un instant, en aucune fibre de son être. Mais je n’ai jamais envisagé (…) le moindre geste, la moindre concession qui puisse m’ouvrir le chemin du retour. L’injustice de ce bannissement, de cette négation de ma nationalité et de mon identité devait être entièrement réparée, sans condition, sans négociation ».
Ruptures politiques
Serfaty pensait que la possibilité d’une crise du régime était concrète. Plusieurs événements semblait indiquer un tournant dans la situation : d’abord l’isolement du régime sur le plan international, au début des années 90, le contraignant à le libérer puis ses camarades, la dénonciation du bagne de Tazmamart, l’effet du livre de gilles Perrault qui révélait au grand jour la réalité de notre ami le roi et cela dans un contexte mondial marqué par la chute des dictatures.
Ces éléments se combinaient à une situation intérieure marquée par une forte opposition populaire à la position du pouvoir allié à la coalition dans la première guerre du golfe et l’existence d’un climat social explosif encouragé parce qu’il analysait comme une radicalisation du mouvement syndical (la CDT appelle à la grève générale en 1992) et des forces démocratiques, s’unissant et remettant à l’ordre du jour la lutte pour des reformes constitutionnelles. C’est la période où un leader syndical affirmait publiquement que le roi devait régner mais ne pas gouverner. Il pensait dans ce cadre là que s’offrait une opportunité historique ; qui si elle n’était pas saisie, profiterait d’abord au courants réactionnaires et islamistes (l’Algérie n’est pas loin) et que ce moment là, devrait être le creuset d’un travail unitaire entre les forces radicales et les courants réformistes pour imposer une percée démocratique.
La réalité des rapports de forces même si effectivement des éléments de crise de la légitimité du régime était réel correspondait à tout autre chose, tout comme le positionnement politique des courants réformistes ne dépassait pas les limites électoralistes d’un meilleur rapport de force institutionnel, avant que même ces velléités timides disparaissent peu de temps après et se noient dans la constitution d’un gouvernement « d’alternance » octroyée. Il a largement surestimé la pression des classes populaires et la capacité de l’opposition à s’autonomiser par rapport au pouvoir sous la pression des luttes. Néanmoins Serfaty poussera cette appréciation jusqu’au bout, voyant dans le climat relatif d’ouverture politique, la possibilité d’un gouvernement « d’alternance » mené par le principal parti d’opposition légale et finalement l’arrivée d’un nouveau roi ; qui sur le plan symbolique semblait rompre avec certaines pratiques et personnages du passé, les éléments d’une situation nouvelle. Au fond de lui, il pensait qu’il était possible de se débarrasser du vieux makhzen sans poser immédiatement la question de la monarchie et de regrouper sur cet objectif un large front. Et il pensait possible comme perspective immédiate une transition à l’espagnole. Il s’est trompé.
Au delà de ces appréciations sur les dynamiques politiques à l’œuvre, Serfaty évoluait vers une conception de l’action révolutionnaire qui induit une remise en cause de la nécessité d’un parti délimité, voire même de la forme parti, au profit d’une conception plus souple des noyaux radicaux immergé dans le mouvement social. Il revendiquait un dépassement de l’héritage léniniste, de la notion de parti révolutionnaire et affirmait rétrospectivement que dans la bataille de Bakounine et de Marx, la victoire de Marx était trop forte.
Sa lecture de la crise du socialisme bureaucratique et des événements de Tiananmen a pesé dans ce sens mais aussi la réalité concrète de la nouvelle gauche au début des années 90. Celle ci était fortement désorganisée et divisée et un large mouvement d’adaptation opérait, entrainant un glissement réformiste quand ce n’est pas une abdication pure et simple, un certain nombre d’entre eux. Le reflux était réel et la tâche de reconstruction difficile et même une pensée vigoureuse a ses limites après 17 ans d’emprisonnement et 8 ans de bannissement, longue période où la réflexion était isolée, malgré tout, des réalités concrètes et d’une pratique collective. Il ne cachait pas aussi que sa volonté dernière était de rentrer dans le pays qui l’a vu naitre et combattre et où il espérait finir ses jours.
Il n’en reste pas moins que Serfaty ne s’est pas vendu au pouvoir, même s’il a pu avoir une interprétation erronée sur le nouveau règne et nourri des illusions. Contrairement à beaucoup d’autres, il ne s’est jamais tû sur la répression, ni renier son engagement passé. Les cadres et militants issus d’IA, au moins pour une partie d’entre eux, s’attelaient, une fois libérés, à la reconstruction d’un mouvement radical donnant naissance à un nouveau courant politique légal : la Voie démocratique qui est aujourd’hui la principale opposition marxiste au pouvoir et qui revendique l’héritage des meilleures traditions de IA. Et dans ces traditions, l’apport de Serfaty qui a lutté sans concession pendant 60 années, reste entier. C’est d’abord cette réalité que ses compagnons malgré les désaccords de cette dernière période ont voulu rappeler à son enterrement. Serfaty reste et restera une référence et une source de réflexion pour tous les militants de l’émancipation même si nous avons vis-à-vis de lui, et l’expérience de son mouvement, l’exigence d’un regard critique pour aller « En avant ».
Chawqui Lotfi
Bibliographie partielle :
• (avec Mikhaël Elbaz) L’Insoumis, Juifs, marocains et rebelles, Desclée de Brouwer, 2001, ISBN 2220047245
• Le Maroc du noir au gris, Syllepse, 1998, ISBN 2907993895
• La mémoire de l’autre, Stock, 1993, ISBN 9954419004
• Dans les Prisons du Roi - Écrits de Kénitra sur le Maroc, Éditions Messidor, Paris, 1992, ISBN 2209066409
• Écrits de prison sur la Palestine, Éditions Arcantère, 1992, ISBN 2868290590. Éditions Rahma, Alger,1992.
• Lutte anti-sioniste et Révolution arabe (Essai sur le judaïsme marocain et le sionisme), Éditions Quatre-Vents, 1977, ISBN.