Pour Jeannette Bougrab, la laïcité peut être une « option philosophique » que la crèche a le droit de choisir. Alors que pour ses équipes d’experts, la laïcité est un système juridique mis en place depuis 1905, qui s’impose à tous quelles que soient leurs opinions ; système juridique ayant pour objectif de garantir la liberté de conscience aux citoyens, croyants ou non, contrairement au temps où il fallait être de la religion du roi pour être sujet du roi… Dans le domaine du travail, il faut ajouter le code du travail, qui délimite, pour tous les salariés de la même façon, les limites de cette liberté religieuses, selon certains critères.
Nous avons donc « deux Frances laïques » : celle de la « laïcité narrative », qui se raconte la laïcité de manière idéologique et militante, et celle de la « laïcité juridique », qui applique les lois à tous les citoyens de la même façon. Paradoxalement, de nombreux responsables politiques font partie de la première catégorie et défilent dans les médias en déclarant que « la religion ne doit pas rentrer dans un lieu public », ce qui ne correspond qu’à leur propre conviction personnelle mais ne se retrouve dans aucun petit paragraphe de loi.
Il y a deux solutions : soit la France choisit clairement de rester « à tendance catholique » en « tolérant les autres religions », comme dans d’autres pays européens, soit elle assume la laïcité qu’elle s’est votée le siècle dernier en appliquant à tous les lois de la même façon. Dans ce cas, les élus doivent apprendre que dans une entreprise qui relève du droit privé, la liberté de religion est le principe général. L’obligation de neutralité ne s’applique qu’aux services publics. C’est d’ailleurs pour cette raison que les convictions religieuses, vraies ou supposées, font partie des dix-huit motifs de discriminations punis par le code Pénal et le code du travail. C’est aussi pour cela qu’un règlement intérieur ne peut comporter de dispositions discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison (…) de leurs convictions religieuses. Etant donné que la liberté de religion fait partie des droits fondamentaux, le code du travail précise qu’il est interdit « d’apporter aux droits des personne et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Autrement dit, chaque cas doit être étudié selon la mission du salarié et son contexte : la crèche ne peut pas licencier sa salariée voilée au motif que son règlement intérieur interdit les signes religieux, puisque ce dernier est illégal dans la mesure où il pose une interdiction générale et absolue.
En revanche, la liberté de religion au sein d’une entreprise privée peut être réduite si elle entrave : les règles de d’hygiène et de sécurité, l’organisation et les aptitudes nécessaires à la réalisation de la mission.
Donc, dans le respect du droit, la bonne question de la crèche (et des élus qui s’en mêlent) peut être : est-ce que le « signe convictionnel » de la salariée entrave ses aptitudes à sa mission ? Et là, plusieurs éléments rentrent en compte : le rôle exact de la salarié auprès des enfants : la réponse peut être différence s’il s’agit de la femme de ménage de passage, d’une directrice occupée à l’administration (ce qui est le cas) ou d’une puéricultrice… Le projet pédagogique de la crèche : s’agit-il d’une crèche confessionnelle, quelles valeurs le personnel s’engage-t-il à transmettre ? Le « look » de la salarié : porter un foulard de couleur assorti à ses vêtements renvoie une image différente à des petits enfants que porter un grand foulard noir… En ce qui concerne les structures qui s’occupent des mineurs, le code de l’action sociale et des familles stipule que « le projet éducatif définit les objectifs de l’action éducative ».
De nombreux projets éducatifs rappellent que la prise en charge d’enfants consiste notamment à leur transmettre les principes fondamentaux du vivre-ensemble, de leur apprendre à se forger une opinion propre et de les ouvrir à toutes les visions du monde. C’est ainsi que pour exercer cette mission, de nombreuses structures s’appuient sur leur projet pédagogique pour demander une « certaine neutralité » à leurs salariés, de façon à ne pas influencer la conscience des enfants, ce qui est légal puisque cette exigence est liée aux aptitudes nécessaires à la mission de socialisation. Ceci étant dit, il arrive que des salariés qui portent des « signes convictionnels » arrivent à bien transmettre les valeurs du « bien vivre-ensemble » en toute neutralité et que d’autres « d’apparence neutre » imposent leur propre vision du monde aux enfants, ce qui n’est pas très laïque…
Dounia Bouzar, anthropologue à Cultes et cultures consulting