Mort d’Abraham Serfaty, opposant historique d’Hassan II
Par Pierre Haski | Rue89 | 18/11/2010 | 19H43
Photo : Abraham Serfaty à son retour d’exil français à Rabat, au Maroc, le 2 octobre 2010 (Jean Blondin/Reuters)
Abraham Serfaty est mort : le Maroc a perdu un pan de son histoire. Ancien militant marxiste-léniniste et opposant farouche au roi Hassan II, Marocain et juif antisioniste, Abraham Serfaty, dix-sept ans de prison, un temps dans la clandestinité et quelques années d’exil au compteur, est décédé jeudi à Marrakech, à l’âge de 84 ans.
Cet homme était un roc, qui en imposait à ses interlocuteurs, physiquement et mentalement. Une montagne de détermination et de conviction, que ni la prison, ni la torture, ni le temps n’ont réussi à ébranler. Il était l’un des survivants des « années de plomb marocaines », témoin engagé d’une époque noire dont les séquelles se font encore sentir au royaume chérifien.
Ingénieur de formation, ce natif de Casablanca est devenu militant communiste à l’âge de 18 ans, au Maroc comme au sein du PCF lors de ses années d’étude en France. Il a combattu activement en faveur de l’indépendance du Maroc, ce qui lui a valu la répression des autorités coloniales françaises.
Les années Ilal al-Amam (« En avant »)
Au moment de l’indépendance du Maroc, il s’engage dans la création des nouvelles institutions du royaume, alors dirigé par Mohamed V. Mais dans les années 70, après quelques années de règne de son successeur Hassan II, il rompt avec les communistes jugés « révisionnistes et trop accommodants, et s’engage à l’extrême gauche avec la fondation du groupe marxiste-léniniste Ilal-al-Amam (“En avant”).
Il se heurte de front au pouvoir implacable d’Hassan II, est arrêté et torturé une première fois en 1972, avant de plonger dans la clandestinité pour échapper à la chasse aux “gauchistes”. Il est de nouveau arrêté en 1974, pour ne sortir libre de prison que dix-sept années plus tard. Hassan II ne lui pardonna jamais son soutien aux indépendantistes du Front Polisario du Sahara occidental, annexé en 1975 par le Maroc.
Dans la revue marocaine Tel Quel, Mustapha Brahma, qui lui a succédé à la tête d’Ilal al-Amam avant de le retrouver en prison, témoigne :
“Je l’ai rencontré pour la première fois en 1985, après mon arrestation. Il était heureux de voir des jeunes assurer la continuité de son combat. C’était un colosse impressionnant par son physique, il avait de surcroît une aura pour nous, car il a préféré lutter pour la justice sociale, alors qu’il avait une grande carrière toute tracée dans l’administration.”
Il ajoute :
“En prison, Abraham Serfaty développait des conceptions nouvelles, comme lutter sur le plan légal pour arracher des libertés publiques. Il avait entre autres l’idée d’un journal pour faire passer le maximum d’idées possibles, sans mettre en équation la monarchie, afin d’éviter la censure.
Précurseur, il avait été le premier à discuter avec les détenus de la Chabiba Islamiya, qui le respectaient. Il ne voulait pas leur laisser l’apanage de la religion, contrer l’islam intégriste en insistant sur l’islam populaire et le soufisme. Il voulait que nous, marxistes, puissions commencer à défendre cet islam.”
A sa libération, il fut déchu de sa nationalité marocaine, et expulsé vers la France où il retrouva la femme qu’il avait épousée alors qu’il était en prison, Christine Daure-Serfaty, une ancienne coopérante au Maroc, militante inlassable de la cause des prisonniers politiques marocains.
Mohamed VI permet le retour
Il lui faudra attendre l’arrivée de Mohamed VI au pouvoir, la décrispation du pouvoir chérifien, pour qu’il soit réinstallé dans sa nationalité et autorisé à revenir au Maroc.
Ce retour montrera toutefois un homme déconnecté des réalités marocaines et d’une époque qui ne correspondait plus à sa vision. Un autre de ses anciens co-détenus, Abdelhamid Amine, raconte leurs retrouvailles dans Tel Quel :
“Il a pris la parole, évoquant Mohammed VI et la nouvelle ère qui s’ouvrait, selon lui. Il nous a affirmé croire que la monarchie et les forces du progrès pouvaient collaborer pour bâtir une démocratie au Maroc.
Il avait une analyse trop optimiste du nouveau règne, comptant beaucoup sur Mohammed VI. Il rêvait un peu à une expérience similaire à celle du roi Juan Carlos dans l’Espagne de l’après-Franco.
Beaucoup de gens, dont moi-même, sont restés interloqués devant ce discours. […] Le jour de son retour d’exil a vraiment marqué une rupture entre les militants de l’extrême gauche et lui.”
Il se raconte ici, dans une interview à la télévision marocaine après son retour, dans une chaise roulante. (Voir la vidéo) :
http://www.rue89.com/2010/11/18/mort-dabraham-serfaty-opposant-historique-dhassan-ii-176605
Un juif pour la Palestine
Abraham Serfaty a beaucoup écrit, et l’un des sujets les plus sensibles est celui de la Palestine. Lui le juif marocain, issu d’une communauté qui a massivement émigré en Israël, a pris radicalement partie pour la cause palestinienne (il en parle dans la vidéo ci-dessus). L’un de ses camarades s’exclame dans Tel Quel :
“Un juif antisioniste, c’était quelque chose pour nous.”
Serfaty publie même un livre, “Ecrits de prison sur la Palestine”, dans lequel il écrit :
“ Le sionisme est avant tout une idéologie raciste. Elle est l’envers juif de l’hitlérisme.”
Sa disparition accompagne l’extinction d’une génération, qui est passée de la lutte anticoloniale au combat en faveur d’un “autre” Maroc, et qui s’est fracassée sur la répression implacable de Hassan II. Le Maroc a fait, depuis, du chemin, même si la ligne n’est pas toujours rectiligne.
ABRAHAM SERFATY, LA MORT D’UN MILITANT
COMMUNIQUÉ DU NPA
Un ami vient de mourir à Marrakech. Le NPA tient à rendre hommage au militant marocain, marxiste juif et antisioniste que fut Abraham Serfaty. 17 ans de prison dans les geôles d’Hassan II à Kénitra, 8 ans de banissement pour avoir défendu la cause du peuple sahraoui, Abraham Serfaty fut un militant internationaliste courageux et exemplaire.
Fondateur du groupe marxiste Ila Al Amam (« En avant »), il avait entretenu des rapports fraternels avec les organisations révolutionnaires durant son exil en France avant de retourner au Maroc en 2OOO.
Le 18 novembre 2010.
Abraham Serfaty, mort d’une figure de l’opposition marocaine
La valise diplomatique, le Monde diplomatique
jeudi 18 novembre 2010
Abraham Serfaty, militant anticolonialiste marocain, est mort le 18 novembre 2010. Figure hors du commun de l’opposition, son itinéraire est emblématique de toute une génération. Né en 1926 dans une famille juive de Tanger, il adhère au PCF entre 1945 et 1949 (il est alors élève ingénieur aux Mines de Paris) et s’engage dans le combat pour l’indépendance de son pays. Il participe ensuite à la mise en place des nouvelles institutions. Il milite au sein du mouvement communiste marocain, mais rompt avec lui en 1970 et crée le mouvement Ilal Amam. Arrêté une première fois en 1972, il entre dans la clandestinité avant d’être à nouveau incarcéré en 1974. Il croupira pendant plus de quinze ans en prison, notamment à Kenitra, où il sera torturé. Devenu un des plus célèbres prisonniers marocains, il sera libéré en 1991, mais déchu de sa nationalité et expulsé du Maroc. Il ne sera autorisé à récupérer sa nationalité et à rentrer dans son pays qu’en 1999, après l’avènement sur le trône de Mohammed VI.
Militant anti-impérialiste, juif antisioniste, favorable à l’autodétermination des Sahraouis, soutenu avec constance par sa femme Christine Daure qui l’avait recueilli durant sa clandestinité, Abraham est resté jusqu’au bout fidèle à ses convictions.
Répondant à une tribune parue dans Le Monde signée par l’ancien tout-puissant ministre de l’intérieur de Hassan II Driss Basri, il écrit un texte intitulé « L’héritage de Hassan II » (10 août 2004) :
« Je voudrais prier le lecteur de ces lignes d’excuser l’indignation qui suit. Mais puis-je oublier mes camarades Abdellatif Zeroual et Amine Tahani, morts sous la torture ? Puis-je oublier Saïda Mnebhi, morte en grève de la faim ? Puis-je oublier tant de vies de mères combattantes, mortes épuisées par leur lutte pour leurs enfants emprisonnés, y compris la mienne, morte en avril 1982 ? Puis-je oublier les 33 morts dans les cachots de Tazmamart avant que, grâce à la lutte de Christine Daure, les portes du bagne s’ouvrent sur les 28 survivants ?
On ne peut pas oublier que les années du règne d’Hassan II furent jalonnées de massacres. Celui du 23 mars 1965 contre la jeunesse révoltée de Casablanca. Celui de juin 1981 contre toute la population des quartiers pauvres de Casablanca, également révoltée. Celui de janvier 1984 contre le peuple de Marrakech et tout le peuple du Rif, de Nador à Ksar-el-Kébir, eux aussi révoltés, en passant par Alhuceïma en état d’insurrection. Ce peuple du Rif qu’il qualifia alors de “oubash” (“voyous”). »
Lecteur attentif du Monde diplomatique, Abraham avait écrit un texte pour notre mensuel alors qu’il était en exil en France : « Les ratés du “réalisme prospectif” au Maroc », novembre 1992.
Maroc : mort d’Abraham Serfaty, opposant à Hassan II
* LEMONDE.FR avec AFP | 18.11.10 | 16h39 • Mis à jour le 18.11.10 | 22h46
« Abraham est décédé ce matin dans une clinique de Marrakech à l’âge de 84 ans », a indiqué Christine Daure-Serfaty, son épouse. Abraham Serfaty souffrait « d’une maladie pulmonaire et avait des problèmes de mémoire », a précisé Mme Daure-Serfaty.
Ancien membre du Parti communiste marocain puis du groupuscule marxiste-léniniste Ila-al-Amam (« En avant »), Abraham Serfaty a passé près de dix-sept ans (de 1974 à 1991) en prison au Maroc. « Il sera enterré après-demain au cimetière juif de Casablanca, près de ses parents », selon son épouse, une enseignante française. En 1972, il avait été arrêté une première fois et avait accusé les autorités de l’avoir « sauvagement torturé ». Après plusieurs mois de clandestinité, Abraham Serfaty avait été condamné en octobre 1977 à la prison à perpétuité sous l’accusation de « complot contre la sûreté de l’Etat ».
Proche à l’époque des thèses indépendantistes du Front Polisario sur le Sahara occidental, il avait passé dix-sept ans en prison à Kénitra (nord de Rabat). Il fut libéré en 1991 par roi Hassan II, père de l’actuel roi, Mohammed VI, après une importance campagne internationale en sa faveur. Il fut aussitôt expulsé du Maroc vers la France par le ministre de l’intérieur de l’époque, Driss Basri, au motif qu’il était un « ressortissant brésilien ».
En 2000, après l’intronisation du roi Mohammed VI, Abraham Serfaty avait été autorisé à rentrer au Maroc avec son passeport marocain restitué. Il s’était alors installé à Mohammédia (sud de Rabat) avec son épouse, Christine Daure, qui l’avait toujours soutenu.
Très fatigué ces derniers mois, Abraham Serfaty a vécu le reste de sa vie à Marrakech. Cet ingénieur, qui fut l’un des promoteurs de la politique minière du Maroc indépendant, blâmait aussi les partis politiques pour les lenteurs dans le processus démocratique.
Issu d’une famille de juifs tangérois chassés d’Espagne en 1492, Abraham Serfaty restait un antisioniste convaincu. « J’irai d’abord en Palestine lorsqu’il y aura un Etat, puis je passerai voir des amis juifs qui se trouvent eu Israël », avait-il confié dans une interview en 2005. « Nous ne pouvons parler de l’expérience des groupes de gauche clandestins au Maroc sans évoquer cet opposant au régime du roi Hassan II », a déclaré le militant de gauche Mohamed Sebbar, de l’association marocaine Forum vérité et justice.
Abraham Serfaty
Biblio Monde
* http://www.bibliomonde.com/auteur/abraham-serfaty-13.html
Le plus célèbre des opposants marocains (1926-2010) au régime du roi Hassan II. Son combat pour la démocratie au Maroc a été très cher payé : 15 mois de clandestinité, 17 ans de prison et 8 ans de bannissement.
Abraham Serfaty est né à Casablanca, au Maroc, en 1926 dans une famille juive de la petite bourgeoisie de Tanger. Il sort diplômé de l’École nationale supérieure des Mines de Paris, en 1949. Son parcours militant commence très tôt. Il adhère en février 1944 aux Jeunesses communistes marocaines, puis rejoint à son arrivée en France en 1945 le Parti communiste français. À son retour au Maroc en 1949, il adhère au Parti communiste marocain. Son combat anticolonialiste lui vaut d’être arrêté et emprisonné par les autorités françaises en 1950, puis assigné à résidence en France jusqu’en 1956.
Il exerce des responsabilités importantes au lendemain de l’indépendance du Maroc. En tant que chargé de mission auprès du ministre de l’Économie (1957-1960), il est l’un des promoteurs de la nouvelle politique minière de Maroc indépendant. De 1960 à 1968, il est directeur de la Recherche-Développement à l’Office chérifien des phosphates. Abraham Serfaty est révoqué de son poste pour s’être montré solidaire d’une grève de mineurs. De 1968 à 1972, il enseigne à l’École d’ingénieurs de Mohammedia. Parallèlement, il anime la revue Souffles dirigée par Abdellatif Laâbi.
Abraham Serfaty est un marocain juif, un juif anti-sioniste qui reconnaît l’État d’Israël, mais qui exige l’abolition de la loi dite « du retour » et milite pour la création d’un État palestinien. Au temps de l’occupation française, comme après l’indépendance, il milite dans les rangs du Parti communiste marocain. En 1967, il ne se reconnaît plus dans le nationalisme israélien et s’indigne du sort fait aux Palestiniens. En 1970, il rompt avec un Parti communiste trop doctrinaire à ses yeux et s’engage plus à gauche en participant à la fondation de l’organisation d’extrême gauche Ila Al Amam (En avant), en 1970. En janvier 1972, il est arrêté une première fois et sauvagement torturé. Des manifestations étudiantes en sa faveur pousse les autorités à le relâcher. À nouveau menacé, il entre en clandestinité en mars 1972. Une enseignante française, Christine Daure, l’aide à se cacher.
En 1974, il est arrêté après plusieurs mois de clandestinité. En octobre 1977, lors du grand procès de Casablanca, il est l’un des cinq condamnés à perpétuité. Il est accusé officiellement de « complot contre la sûreté de l’État », mais la lourdeur de la peine provient de son parti pris contre l’annexion du Sahara occidental, même si ce reproche ne figure pas dans l’acte d’accusation. Il passe 17 ans à la prison de Kénitra où il obtient, grâce à l’intervention de Danièle Mitterrand, d’épouser Christine Daure qui l’a toujours soutenu.
La pression internationale est telle, en sa faveur, qu’il est libéré en septembre 1991, mais aussitôt banni du Maroc. Il trouvera refuge en France avec son épouse, Christine Daure-Serfaty. De 1992 à 1995, il enseigne à l’Université de Paris-VIII (département de Sciences Politiques) sur le thème « Identités et démocratie dans le monde arabe ».
Il est autorisé à renter au Maroc en septembre 2000 et son passeport marocain lui est restitué. Il s’installe à Mohammedia avec son épouse, dans une villa mise à sa disposition et perçoit une retraite. En septembre 2000, il est nommé conseiller auprès de l’Office national marocain de recherche et d’exploitation pétrolière (Onarep). Abraham Serfaty n’en transige pas moins sur les principes, face aux atteintes à la liberté de la presse, il demande en décembre 2000, la démission du Premier ministre Abderrahmane Youssouffi. Il est décédé en novembre 2010 dans une clinique de Marrakech à l’âge de 84 ans.
Parmi ses publications
L’Insoumis, Juifs, marocains et rebelles (Desclée de Brouwer, 2001) : Écrit en collaboration avec Mikhaël Elbaz
Le Maroc du Noir au gris (Syllepse, 1998) : Un recueil de texte politique écrit en exil.
La mémoire de l’autre (Stock, 1993) : Écrit en collaboration avec son épouse, Christine Daure-Serfaty.
Écrits de Prison sur la Palestine (Éditions Arcantère, 1992) : Rédigés à Kénitra entre 1981 et 1985, ces écrits restent fidèles à son engagement politique, il entend provoquer un débat trop souvent occulté sur les palestiniens, sur le déplacement et le déclassement des juifs arabes en Israël et sur le sionisme.
Lutte anti-sioniste et Révolution Arabe (Éditions Quatre-Vents, 1977).
Contribution à l’ouvrage collectif : L’Industrialisation au Maghreb (1965).