“Le conflit autour de la mosquée d’Aghribs est tout sauf une affaire de village.” Si elle prend à rebrousse-poil les exégèses détachées et un tantinet hautaines de ceux qui ont tenté de présenter ce qui s’est passé dans ce patelin de Kabylie comme une bisbille de villageois autour d’une question mineure, cette phrase d’un citoyen d’Aghribs, tirée de la réalité vécue, n’en est pas moins d’une justesse éblouissante.
Les habitants de ce village affrontaient depuis quatre longues années cette poignée de salafistes locaux pour savoir que ceux-ci ne sont en fait que de simples marionnettes entre les mains “expertes” d’officines, nationales et étrangères, qui tirent les ficelles à partir d’Alger et de Londres. Mieux encore, Aghribs n’est qu’une étape d’une stratégie globale du salafisme visant à dompter idéologiquement la Kabylie, vieille terre d’insoumission acquise aux valeurs de modernité et de démocratie.
Ayant peut-être jugé le contexte plus que jamais favorable — la démobilisation citoyenne et la répression des partis politiques n’ont jamais été aussi grandes qu’en cette décennie de tous les reniements —, l’assaut sur la citadelle imprenable est à nouveau donné. Pour l’histoire, le bulletin Tafsut, un bimensuel d’information, est le premier à donner l’alarme sur le prosélytisme wahhabite en Kabylie. C’était dans son numéro de janvier 2006 où, dans un article au titre fort évocateur de “Kabylie : wahhabisme new look”, il est écrit : “On le savait plus ou moins depuis deux à trois ans. L’islamisme international et ses relais algériens avaient changé de stratégie en Algérie. Après les échecs de la conquête par les appareils politiques, FIS et Hamas, la deuxième moitié des années 1990 avait vu le fondamentalisme s’engager dans la violence absolue par le GIA et le GSPC associant la complicité active de certains segments du maraboutisme et des noyaux de citadins algérois originaires de la région (…) La dernière tentative, pour être plus pernicieuse, n’en est pas moins dangereuse.”
Aujourd’hui, on est dans la phase active de cette offensive. Les janissaires qui lèveront l’étendard de cette croisade ? Le laborieux travail d’embrigadement mené au sein de l’université leur a permis de mettre la main sur une troupe de recrues qui sont déjà sur le terrain. L’argent, ce nerf de la guerre ? Le problème ne s’est jamais posé pour eux. Exemple édifiant : le coût des seuls matériaux (ronds à béton, briques, bois, …) nécessaires à la construction de la nouvelle mosquée d’Aghribs avoisine les 7 milliards de centimes, alors que le montant global du projet est estimé par un technicien en bâtiment gérant une entreprise à plusieurs dizaines de milliards de centimes. De quoi vivra pendant plus de 20 ans toute la commune d’Aghribs dont le budget annuel ne dépasse pas les 1,6 milliard de centimes ! La restauration de la mosquée de Sidi Djaâfar, elle, qui s’est faite grâce aux dons des habitants d’Aghribs et des villages voisins, n’a coûté que 600 millions de centimes. D’où la conviction des habitants d’Aghribs que le groupe de salafistes est pris en charge par des parties étrangères au village.
Les salafistes d’Aghribs téléguidés à partir d’Alger et de Londres Un cadre de la direction des affaires religieuses de la wilaya de Tizi Ouzou est lui aussi formel : les gens qui soutiennent “financièrement et moralement” le groupe d’Aghribs sont à 98% des militants de l’ex-FIS. “Ce sont eux qui les poussent à l’affrontement à n’importe quel prix”, dénonce-t-il. Autre révélation de ce cadre : le véritable mentor des salafistes d’Aghribs est le chef des wahhabites d’Algérie.
Fonctionnaire à la Cour des comptes, ce quinquagénaire est souvent absent de son poste de travail. Mais il ne perd pas pour autant son temps : il officie dans plusieurs mosquées de la capitale et, souvent, fait des déplacements dans d’autres wilayas. Mais comment ce missionnaire wahhabite a-t-il pu nouer contact avec le groupe d’Aghribs ?
Selon une source sûre, c’est un islamiste réfugié à Londres qui a joué les intermédiaires. Cet Algérois originaire du village a été en 1991 étudiant à l’université de Bab Ezzouar. Fils d’un officier de police, il avait failli être envoyé dans les fameux camps du Sud à l’instar de beaucoup d’autres militants de l’ex-FIS. Informé, il quitta en catastrophe le pays pour aller se réfugier à Londres, en Angleterre. Autres hauts faits d’armes de cet activiste de l’internationale islamiste : il avait fait l’Afghanistan et la Bosnie. C’est lui qui a pris sous son aile le gourou des salafistes d’Aghribs, à savoir M. A. A., un médecin que les villageois appelle “Toba” qui est son cousin germain en l’introduisant au sein de la secte wahhabite à Alger. C’est toujours ce réfugié de Londres qui a recommandé au même Toba, un jeune entrepreneur de Tifrit, un village pas très loin d’Aghribs, qui s’est exilé au Yémen pendant près de 7 ans avant de revenir au bercail pour se lancer dans le bâtiment. C’est d’ailleurs lui qui a pris le projet de construction de la mosquée de la discorde. “Il était un simple taleb dans la zaouïa du village. Il n’avait rien du tout. À son retour du Yémen, il s’est lancé dans les affaires. Aujourd’hui, il est à la tête d’une entreprise et change de voitures comme on change de chemises”, témoigne un citoyen de son village. Pour l’anecdote, des habitants de Tifrit ont entendu ce “Yéménite” dire autour de lui : “À Aghribs, c’est le djihad.” Cette fixation sur Aghribs n’est pas fortuite. Réussir à s’incruster dans ce village d’où est originaire Saïd Sadi, symbole du combat démocratique, les aidera grandement à mailler toute la Kabylie qui est le but suprême de leur présente offensive. Mais avant même qu’Aghribs ne “tombe”, la tâche est déjà entamée.
Une centaine de mosquées gagnées par l’agitation salafiste
Pour preuve, pas moins de 130 villages de plusieurs localités de Kabylie (Tizi Ouzou, Bouira, Béjaïa, Boumerdès, Bordj Bou-Arréridj et Sétif) connaissent le même problème que celui d’Aghribs, confie une source. Dans la seule région d’Azazga (Fréha, Tamaassit, Azrou… ), nombre de lieux de culte connaissent des dissensions. Du côté de la direction des affaires religieuses, on atteste de l’existence de ce genre de problèmes dans plusieurs mosquées de la wilaya, sans pour autant avancer un chiffre précis. “Il y a beaucoup d’imams qui se plaignaient du harcèlement et des pressions exercés sur eux par les salafistes. Mais les conflits étaient vite circonscrits”, assure M. Mohand Ouidir Saïb, directeur des affaires religieuses et du wakf de la wilaya de Tizi Ouzou.
N’empêche, le ver est déjà dans le fruit. Et souvent, ce sont de jeunes étudiants qui sont chargés de faire du prosélytisme dans les villages. Les garçons travaillent les vieux dans les mosquées pour les pousser à jeter aux orties la pratique de la prière telle que léguée par les aïeuls, déclarés “ignares”. Les filles, elles, s’engouffrent dans les foyers pour initier leurs congénères à l’éducation islamique et les incitent à troquer la robe kabyle, déclarée illicite, contre le hidjab.
Quand la religion et l’argent font bon ménage
Reste à savoir si les motivations religieuses, plutôt militantes, sont les seules à faire tant courir les salafistes. “Pour eux, il s’agit de foutouhate. Ils considèrent Aghribs comme un village d’impies et de laïques qu’il faut reislamiser”, explique un responsable de l’APC d’Aghribs. “Ils disent autour d’eux qu’ils comptent d’abord s’occuper des adulateurs des mausolées avant de s’attaquer aux chrétiens”, ajoute un fonctionnaire des affaires religieuses. Mais nombre de citoyens d’Aghribs ne l’entendent pas de cette oreille. Pour eux, ce sont essentiellement les considérations pécuniaires qui animent les salafistes, du moins ceux de leur village. “Ils agissent pour l’argent. La religion, c’est le cadet de leurs soucis”, tranche un citoyen avant qu’un autre ne reprenne : “On les connaît tous. Avant, et jusqu’à aujourd’hui, certains d’entre eux sont des ivrognes. Du jour au lendemain, ils ont mis la barbe et le qamis jurant de nous islamiser.” Si certains sont tombés dans les bras du salafisme pour de l’argent, d’autres en revanche se sont agrippés à cette vague pour régler leurs comptes avec le RCD. “L’un d’entre eux, ayant deux fils qui travaillent à l’APC, est venu dans mon bureau pour recruter un autre fils. J’ai refusé au motif que deux de ses enfants travaillent déjà à l’APC, et s’il y a un poste de travail, il sera accordé à quelqu’un d’autre. Ayant mal supporté le « l’affront », il a juré de se venger du RCD”, assure le P/APC.
Question : comment les salafistes ont pu prendre pied en Kabylie ? Pour un correspondant local, les islamistes ont grandement profité de la désertification du terrain politique provoqué par le tsunami des aârouch qui, manipulés, avaient tout fait pour casser les partis implantés dans la région. Un militant politique, lui, pointe du doigt la politique de réconciliation nationale qui, de son point de vue, a castré la société tout en requinquant les intégristes.
Un membre de l’APW va jusqu’à dénoncer l’attitude “laxiste” des autorités qui ne semblent pas trop s’inquiéter du danger salafiste. Il assure que l’ancien wali comme son secrétaire général ont été sans cesse alertés sur la subversion salafiste sans qu’ils bougent le moindre petit doigt. “On ne prend pas très au sérieux la menace qui guette la région”, fulmine-t-il. Ce qui le laisse penser qu’il y a manipulation. C’est aussi l’avis du M. Yermache, P/APC d’Aghribs, qui assure avoir saisi à plusieurs reprises les autorités compétentes sur le risque de dérapage au village d’Aghribs sans qu’elles fassent quoi que ce soit. “Au lieu d’agir, elles se cachent derrière des faux-fuyants genre : c’est le maire qui leur a donné l’autorisation de construire la mosquée, c’est à lui de trouver la solution”, déplore-t-il. Autre fait qui prête à équivoque : le non-traitement de centaine de plaintes de villageois d’Aghribs. “Nous avons déposé plus de 80 plaintes sans qu’aucune soit prise en charge. En revanche, toute saisine des autorités par les salafistes est vite suivie de débarquement de gendarmes dans le village. Il y a anguille sous roche”, accuse un citoyen qui assure que c’est cette duplicité qui a exaspéré les villageois en les poussant à utiliser la manière forte.
Consciente du danger salafiste, la direction des affaires religieuses, elle, tente tant bien que mal d’y faire face. “On a organisé 5 caravanes en se rendant dans des mosquées, des maisons de jeunes, des lycées, etc., pour sensibiliser les jeunes sur le vrai Islam. Nous avons touché 21 daïras et 7 chefs-lieux communaux, et l’écho est des plus favorables”, assure M. Saïb. Et d’expliquer : “Le salafisme s’est introduit en Kabylie à partir des années 2000, et on espère qu’il va vite s’estomper. C’est une mode comme c’était le cas à Alger durant les années 1980.” Sauf que cette mode a coûté trop cher au pays : 150 000 morts et plus de 20 milliards de dollars, sans compter les autres dégâts.
Arab Chih