La Charte d’Amiens reconnaît « l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors ». Elle poursuit par l’affirmation que le syndicat n’a pas « à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ». La revendication d’indépendance du syndicat par rapport aux partis est sans ambiguïté. Mais rien - et surtout pas l’histoire de son adoption - n’autorise, comme cela a trop souvent été le cas, à donner une traduction simpliste, du genre « le syndicat ne doit pas faire de politique ».
Lorsque la Confédération générale du travail (CGT) se réunit en congrès à Amiens, en octobre 1906, l’organisation syndicale existe déjà depuis onze ans. En 1902, elle s’est renforcée avec l’intégration en son sein de la Fédération nationale des bourses du travail.
Stratégie
La majorité de ses animateurs se réclament de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire. Et si ses militants sont extrêmement méfiants par rapport aux partis qui se réclament de la classe ouvrière et du socialisme, ce n’est pas tant par refus abstrait de la politique « en général » que par opposition à l’orientation politique particulière des différents courants socialistes. Ceux-ci se sont unifiés, en 1905, au sein de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Et ce que conteste la CGT, c’est très précisément la prétention d’une SFIO déjà largement marquée par les tentations électoralistes, municipales et parlementaires, à jouer un rôle dirigeant pour l’émancipation ouvrière.
De fait, le congrès d’Amiens ne va pas « inventer » l’indépendance de la CGT, déjà intégrée à ses statuts adoptés dès 1902. Mais il va la réaffirmer avec force. Des délégués proches du Parti socialiste, emmenés par Victor Renard, dirigeant de la fédération du textile, proposent que « des relations s’établissent entre le comité confédéral et le conseil national du Parti socialiste [...] pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières ». Après un débat où s’expriment longuement les trois principaux courants de la CGT - réformistes, révolutionnaires et pro-SFIO - cette motion sera très largement repoussée : 34 pour, 724 contre et 37 abstentions. Ce score sans appel voit l’addition des voix des délégués révolutionnaires - le courant le plus important - et des réformistes. Ils divergent sur l’objectif : les uns veulent renverser le capitalisme et changer radicalement la société, les autres pensent plutôt à améliorer la condition ouvrière, quel que soit le système. Mais, pour tous, le seul instrument fiable pour atteindre le but qu’ils se fixent, c’est la l’autonomie ouvrière et la lutte syndicale contre les patrons et l’État. Et sûrement pas le rapprochement avec les partis politiques !
Une fois écartée cette dernière orientation, le congrès va adopter une motion - la future Charte d’Amiens - par 830 voix pour, 8 contre et 1 abstention. Ce document ne se contente pas de confirmer que « la CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat », ce qui n’est déjà pas rien. Il définit un véritable programme pour le syndicalisme : « reconnaissance de la lutte de classe » et « réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. ». Mais, pour les congressistes d’Amiens, le rôle du syndicat va bien au-delà : « Il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. » Voilà qui explique la postérité de la Charte : en quelques mots... tout est dit ! Le syndicalisme a un point de départ : la lutte des classes et la bataille pour des améliorations immédiates. Il a un horizon : une société débarrassée des capitalistes et reposant sur l’association des producteurs. Et une stratégie : la grève générale expropriatrice. Pas un refus de la politique, donc. Mais l’adoption d’une politique révolutionnaire !
Débat récurrent
La suite de l’histoire ne fut pas à la hauteur de ces ambitions : en 1914, comme ceux de la SFIO, les dirigeants de la CGT rejoignirent l’Union sacrée contre l’Allemagne et des millions de travailleurs périrent pour le seul profit de leurs patrons. Mais, en 1915, lors la conférence de Zimmerwald regroupant, autour de Lénine et de Trotsky, une poignée d’internationalistes opposés à la guerre impérialiste, la délégation française était constituée de syndicalistes révolutionnaires de la CGT. Après la naissance du Parti communiste en 1920, Trotsky s’efforça de convaincre Pierre Monatte et Alfred Rosmer de rejoindre celui-ci. Pour les dirigeants bolcheviques, seule l’adhésion des syndicalistes révolutionnaires pouvait réellement le transformer en un authentique parti révolutionnaire.
La référence à la Charte d’Amiens, majoritaire dans le mouvement syndical français, ne l’a pas prémuni contre la subordination aux stratégies politiques des partis réformistes. Pendant plusieurs dizaines d’années, la CGT a été soumise aux orientations du PCF, tandis que les directions de FO, de la CFDT ou de la défunte Fédération de l’Éducation nationale avaient partie liée avec le PS. Mais cette référence fut assez puissante pour que, aujourd’hui encore, les dirigeants socialistes - notamment ceux, de moins en moins nombreux, qui s’intéressent encore à l’histoire du mouvement ouvrier - lui attribuent leur incapacité à construire un grand parti social-démocrate adossé à un syndicat, comme c’est le cas dans de nombreux pays d’Europe du Nord.
Périodiquement, le débat resurgit. Dans les années 1960, la CFDT vit s’affronter partisans de la « stratégie autonome » et partisans de la « stratégie commune » avec les partis de la « gauche non communiste ». Les grèves de novembre et décembre 1995 ont remis au goût du jour la discussion sur « l’autonomie du mouvement social ». Fondamentalement, ce débat récurrent ne porte pas sur la forme : rapports entre partis et syndicats. Comme en 1906, il porte sur le fond : transformation révolutionnaire de la société ou soumission aux stratégies d’occupation des institutions.