Ce qui était perceptible dès le second semestre de l’année 2008 se confirme : la crise qui frappe l’industrie automobile au plan mondial n’est pas une simple dépression précédant une inévitable reprise où tout recommencerait comme avant, tant en ce qui concerne l’exploitation de la force de travail que l’usage de l’automobile individuelle. La crise que traverse le secteur est l’occasion d’une profonde restructuration entre groupes capitalistes, continents et zones géographiques, constructeurs, équipementiers, sous-traitants et producteurs d’énergie. Les changements structurels se combinent avec de brusques variations conjoncturelles agissant d’autant plus directement sur l’emploi et les conditions de travail que partout la flexibilité est à l’ordre du jour.
Les profits restaurés au prétexte de la crise
Crise, vous avez dit crise ? Cette question se pose lorsqu’on observe le regain de production et de profit qu’affichent les principaux constructeurs mondiaux au cours du premier trimestre de l’année 2010. Ils ont tous annoncé des augmentations de leur production et de leur chiffre d’affaires. La production mondiale d’automobiles aurait augmenté de 57 % au premier trimestre 2010 par rapport au premier trimestre 2009 [1]. Les deux firmes américaines, Chrysler et General Motors, « mises sous la protection » de la loi sur les faillites en 2009 renouent avec les profits. GM, qui avait accumulé 80 milliards de pertes en trois ans, se renfloue à coup de cession d’activités, de restructuration de la dette et de fonds publics.
Décidément, la réactivité ne joue que dans un seul sens : les baisses de ventes et de production entraînent immédiatement des mesures contre les travailleurs, mais en revanche, toute augmentation de la production est d’abord affectée à la restauration des profits. Même si ces chiffres sont à rappeler au patronat pour refuser ses attaques, ils n’indiquent pas une reprise durable et florissante tant aux États-Unis, qu’au Japon ou en Europe. Les niveaux de production atteints en ce début d’année 2010 sont encore largement en dessous de ceux de l’avant récession de l’été 2008. Et dans la plupart des pays capitalistes développés, les primes à la casse, c’est-à-dire des subventions publiques pour acheter des voitures neuves, ont encore été versées en ce début d’année. Il n’était pas prévu, dans la plupart des pays, de les prolonger et les coupes dans les dépenses publiques qui s’abattent sur toute l’Europe vont encore accélérer leur disparition.
Les raisons structurelles, combinées avec la crise du crédit, qui avaient causé dans les pays développés la récession du secteur, ne sont en rien résolues. Les surcapacités de production, causées par l’incapacité de vendre à un prix garantissant le profit escompté, sont toujours là. Le renchérissement du prix du pétrole et la fin de cette énergie comme ressource abondante, dictent déjà comportements et investissements du secteur : l’automobile individuelle à essence a terminé son âge d’or dans les pays développés.
Dans ce contexte, l’automobile en Europe est devenue un bien de consommation de plus en plus sensible aux variations conjoncturelles économiques, suivant en cela les brusques changements du niveau des ventes traditionnellement observés aux États-Unis.
C’est pourquoi l’austérité qui déferle en Europe, en ce printemps 2010, aura des conséquences très importantes sur le niveau d’activité de l’industrie automobile. Même l’embellie des profits, aperçue en ce début d’année 2010, n’y résistera pas. Le facteur principal de cette nouvelle crise qui vient est d’abord à trouver dans le fonctionnement même de l’économie capitaliste et des politiques mises en œuvre par les bourgeoisies européennes.
La nouvelle répartition des zones de production et de ventes se combine avec des millions de voitures produites en moins
L’irruption de la crise en 2008 a ouvert une phase de restructuration et de recomposition de l’industrie automobile mondialisée qui n’est pas close. La chute de la production mondiale de voitures s’est combinée à une rupture dans la géographie mondiale des pays de production et de vente d’automobiles [2]).
Le nombre maximum de voitures jamais produit dans le monde a été en 2007 de plus de 73 millions. Le total estimé en 2009 est de 61 millions, soit une réduction de 12 millions de véhicules (-17 %). C’est une baisse considérable dont l’ampleur ne s’était pas produite depuis la deuxième guerre mondiale. Les deux précédents choc pétroliers avaient eu des conséquences plus limitées : - 5 millions en 1975 par rapport à 1973, - 6 millions en 1982 par rapport à 1979.
Il n’empêche que la chute observée ne préfigure pas, à elle seule, une nouvelle tendance. Les données les plus récentes concernant la fin de l’année 2009 et le début de l’année 2010 témoignent d’une nouvelle augmentation de la production, même si les niveaux de l’avant crise ne sont pas encore récupérés. N’ayant rien appris du passé récent, la commission européenne vient d’annoncer un doublement de l’usage mondial de l’automobile d’ici à 20 ans.
La singularité de la situation tient au fait que les équilibres géographiques sont durablement modifiés, tant ce qui concerne la production que les ventes : la situation préparée par les évolutions de la dernière décennie a été précipitée par l’irruption de cette crise.
Ventes 2009 | Var 2009/2007 | Production 2009 | Var 2009/2007 | |
---|---|---|---|---|
Union Européenne | 14 500 000 | -10 % | 13 944 000 | -18 % |
USA | 10 402 000 | -35 % | 5 711 000 | -53 % |
Japon | 04 559 000 | -15 % | 7 935 000 | -32 % |
Chine | 11 756 000 | +28 % | 13 791 000 | +55 % |
Inde | 1 988 000 | +1 % | 2 633 000 | +17 % |
On peut vraiment parler, en 1998-1999, d’effondrement de la production aux États-Unis, le pays phare de l’automobile depuis les années 1930, et il s’agit là de la chute la plus importante observée depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Le niveau de production des automobiles aux États Unis a été en 2009 celui d’avant 1950.
A l’intérieur de l’Europe, l’ampleur de la crise est différente selon les pays :
Ventes 2009 | Var 2009/2007 | Production 2009 | Var 2009/2007 | |
---|---|---|---|---|
Union Européenne | 14 500 000 | -10 % | 13 944 000 | -18 % |
Allemagne | 3 977 000 | +15 % | 5 210 000 | -19 % |
France | 2 438 000 | -4 % | 2 050 000 | -33 % |
Espagne | 980 000 | -93 % | 2 170 000 | +55 % |
Royaume-Uni | 2 180 000 | -26 % | 1 090 000 | -60 % |
Italie | 2 335 000 | -17 % | 843 0000 | -52 % |
Pologne | 360 000 | + 4 % | 879 000 | +10 % |
Dans tous les pays d’Europe les baisses de production ont été supérieures à celles des ventes. C’est la conséquence du déstockage massif auquel se sont livrées toutes les firmes — évalué à un million de véhicules (tous pays européens et tous constructeurs confondus). Il est manifeste aussi que le contexte général de crise a servi de prétexte et d’aubaine aux constructeurs pour diminuer leur production dans l’Union Européenne dans une proportion très supérieure à ce qu’aurait exigé un simple ajustement à la baisse des ventes.
La violence de la crise a été différente selon les pays européens. Au Royaume-Uni et en Italie, les baisses de production ont été d’une ampleur égale à l’effondrement observé aux États-Unis. En Allemagne et en France, les « primes à la casse », subventions publiques aux achats de véhicules neufs, ont largement permis de maintenir le niveau des ventes. S’il a été préservé, il n’en va de même des niveaux de production. C’est en France que, sur les deux dernières années, la baisse de la production a été la plus forte, comparée à l’évolution du niveau des ventes. Cela signifie que parmi les constructeurs automobiles européens, les français ont été les plus actifs à se servir de la crise pour internationaliser leur production.
De façon plus globale, Europe, Amérique du Nord et Japon ont été le plus atteints par cette crise d’autant plus aiguë qu’elle s’inscrit dans un contexte récessif. En recherche permanente des branches qui garantissent au capital le meilleur taux de profit, les capitaux présents aujourd’hui dans le secteur automobile n’y demeurent qu’à la condition d’y trouver de nouveaux gisements de profit. Parce qu’il n’y a pas aujourd’hui de meilleurs moyens pour en réaliser que de partir du travail humain, la fin de l’automobile n’est pas pour eux à l’ordre du jour. Ce qu’ils préparent, ce sont de nouvelles façons de vendre et de produire pour de nouveaux débouchés. C’est pourquoi l’industrie automobile connaît aujourd’hui un moment de ruptures dont le rythme et le contenu sont dictés par les impératifs du capital et les rapports de force sociaux.
Trouver de nouveaux débouchés est la réponse classique de capitalistes confrontés à une crise de surproduction
Il n’y aura pas une deuxième chance pour l’automobile dans les anciens pays capitalistes développés : ouest de l’Europe, Amérique du Nord et Japon. L’automobile y a atteint un niveau maximum d’équipement avec une densité automobile stabilisée depuis 2005 aux environs de 600 voitures par millier d’habitants, alors qu’aux États-Unis elle est depuis plusieurs années aux environs de 800.
L’écart est considérable avec les ratios de la Chine et de l’Inde (respectivement 34 et 14 voitures pour 1000 habitants). En Chine, l’automobile est réservée aux fractions les plus riches et son usage est encore très minoritaire à l’échelle de ce pays continent, participant à l’accroissement des inégalités sociales. Il n’empêche que les dégâts urbains et la pollution engendrés par la circulation automobile sont subis par toute la population alors que moins de 5 % profitent de la motorisation individuelle.
Mais pour cette industrie mondialisée, le nouveau marché que constitue la Chine est un débouché tout à fait significatif, dépassant le nombre de voitures vendues aux États-Unis, avec 12 millions de voitures vendues en Chine en 2009. Le développement de l’usage de l’automobile en Chine est plus rapide que celui observé aux États-Unis dans les années 1950 et en Europe dans les années 1960. On comprend qu’il s’agit d’un débouché guetté par toutes les firmes automobiles du monde.
Alors que l’appareil productif chinois dans son ensemble est orienté d’une façon croissante vers les exportations, l’industrie automobile y connaît une évolution différente. La production d’automobiles est d’abord destinée au marché intérieur de ce pays. En 2009, moins de 10 % des automobiles produites ont été exportées. La Chine n’est pas aujourd’hui l’atelier du monde de la production d’automobiles.
Les investissements dans ce pays, programmés par les firmes nord-américaines et européennes, le sont d’abord pour trouver des débouchés en Chine et en Asie du Sud et, bien sûr, y réaliser des profits rapatriés vers le siège des maisons mères.
Aujourd’hui en Chine, les alliances qui se nouent entre firmes nationales et étrangères dessinent une organisation industrielle non encore stabilisée. De nombreuses autorités provinciales et municipales ont soutenu la croissance des constructeurs et équipementiers locaux, conduisant à l’apparition de plus de 80 fabricants et de plus de 7 000 fournisseurs automobiles. La concurrence est organisée entre tous dans le but de peser sur les conditions de travail, les salaires, et d’aller vers une réorganisation ne conservant qu’un nombre limité d’entreprises.
Aujourd’hui au travers de sociétés conjointes, les groupes Volkswagen, General Motors et Toyota sont les plus présents en Chine, mais toutes les autres firmes cherchent opportunité et autorisation d’entrer dans le pays. Des autorisations gouvernementales et régionales sont en effet nécessaires pour y investir.
Ainsi, le groupe Volkswagen a vendu en 2009 1,40 million de véhicules en Chine, devenue son premier marché devant l’Allemagne, sur un total de 6,29 millions de ventes dans le monde. Il est présent en Chine depuis 25 ans avec 7 sites de production. En trois ans, d’ici à 2012, Volkswagen investira 8 milliards d’euros pour ouvrir deux nouveaux sites de production. Il déclare les financer grâce aux liquidités dégagées par les deux sociétés conjointes qu’il a créées avec des firmes chinoises SAIC et FAW [3].
La mobilisation de millions de travailleurs, comme l’exigerait la poursuite sur une grande échelle de la production d’automobiles, élèvera le niveau d’exigences en terme de salaires et de conditions de travail. La mise en concurrence des salaires ouvriers sur tout le territoire chinois, le recours massif à des travailleurs venus de la campagne rejetés en dehors des usines dès la moindre variation de conjoncture, rencontreront des limites induites par le caractère fini des territoires de concurrence, la nécessité d’une qualification ouvrière et d’une stabilisation de la force de travail, ainsi que les résistances à cette exploitation qui commencent à émerger dans le pays.
La grève des ouvriers de l’usine de Honda de Foshn en Chine, démarrée le 17 mai 2010, témoigne de cette situation. Parmi les nombreuses grèves des travailleurs chinois ces dernières années, c’est l’une des plus longues et elle devrait servir d’exemple [4]. Ce sont en effet 1900 travailleurs stagiaires et salariés sous contrat qui ont arrêté la production de pièces détachées et entraîné l’arrêt de toutes les usines d’assemblage de Honda en Chine. Leurs revendications portent sur une augmentation des salaires, le refus des écarts de salaires tant à l’intérieur de l’entreprise que vis-à-vis des autres usines de Honda, l’arrêt de la répression patronale, et la réorganisation du syndicat d’entreprise. Cette grève peut servir d’exemple dans un contexte où les entreprises étrangères implantées dans le pays font face à une montée des revendications des salariés et plus particulièrement des travailleurs migrants, qui réclament des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail.
Les dégâts engendrés par la pollution automobile sur la santé, l’environnement, le climat et l’organisation de l’espace urbain sont tout autant perceptibles sous les méridiens de Pékin que sous ceux d’Europe ou des États-Unis. Certes, l’industrie automobile chinoise saura se situer parmi les plus avancées en matière de normes d’émissions, car elle a l’avantage d’être une industrie plus récente que ses concurrentes. Mais elle fait partie d’une industrie mondialisée qui ne sait pas répondre aux défis de l’urgence climatique.
Enfin, il est très improbable que capitalistes et État chinois accepteront sur le moyen terme le maintien de la domination des firmes occidentales partenaires des « sociétés conjointes ». Ainsi la SAIC, propriété de la ville de Shanghai, à l’origine de co-entreprises avec Volkswagen et General Motors, se déploiera probablement de façon autonome en Chine et dans les autres pays. Il faut avoir l’arrogance d’un patron de Detroit ou de Wolfsburg pour croire que les mêmes vont pouvoir continuer à gouverner le monde capitaliste automobile.
Le low cost en ultra low cost
Depuis les mesures généralisées de rigueur salariale des années 1980, l’industrie automobile a de plus en plus difficilement trouvé d’acheteurs pour ses véhicules neufs. Vendre des voitures plus chères à un nombre d’acheteurs en diminution avait été la recette trouvée pour maintenir un niveau de profit escompté par les actionnaires. Cette politique s’était manifestée de la façon la plus exacerbée aux États-Unis avec ces voitures 4X4 dévoreuses d’essence qui ont inondé le pays. Mais cette tendance était générale dans tous les pays développés. Cela a buté sur la crise de 2008 : crise financière et augmentation du prix du pétrole ont condamné cette fuite en avant vers des voitures de plus en plus grosses et chères.
Une tendance inverse se fait jour : retrouver des acheteurs avec des voitures moins chères. Dans tous les pays d’Europe, les petites voitures se vendent plus que les autres, mais il s’agit là d’un simple glissement entre modèles conçus avant 2008. L’élément nouveau est l’introduction dans les pays d’Europe occidentale de modèles « low cost » dont la conception a été guidée par cette recherche du « bas coût ».
A la fin des années 1990, Fiat avait mené cette politique avec la Palio, d’abord produite au Brésil et vendue dans des dizaines de pays émergents. Mais ce modèle avait été peu vendu en Europe Occidentale. Renault emprunte le même chemin avec la Logan construite par sa filiale roumaine Dacia.
La raison principale du « bas coût » de fabrication de ce type de véhicule repose d’abord sur sa conception et sa fabrication, utilisant des techniques plus classiques que la majorité des nouveaux produits européens. Le salaire des ouvriers roumains n’explique pas le prix de ce modèle car si c’était le cas, les voitures fabriquées en Slovénie, Slovaquie ou Turquie devraient être vendues avec le même avantage. Le cas de Renault Dacia illustre ainsi une évolution à rebours de la sophistication technique vantée par les publicitaires comme autant de nécessités indispensables.
Le savoir-faire en matière de petites voitures moins chères est aujourd’hui très recherché dans l’univers de la concurrence automobile. Le rapprochement capitalistique entre Renault et Mercedes Daimler s’explique largement par la volonté du groupe allemand de produire et vendre autre chose que des poids lourds et des grosses berlines. Mercedes veut dans ce domaine produire des modèles à plus grande diffusion que la Smart. La prise de participation de Fiat dans le capital de Chrysler a été motivée par les mêmes raisons : pour passer de 4x4 devenus invendables à la production de voitures plus petites, le savoir-faire de Fiat est apparu utile au troisième des géants de Detroit.
La marque Chevrolet, dépendant de GM, avait racheté en 2005 la firme coréenne Daewoo pour se lancer elle aussi dans le domaine du « low cost. Et il est probable que General Motors, bientôt remis sur le chemin des profits grâce aux subventions fédérales américaines, tentera des nouvelles alliances dans ce secteur.
Dans cette course au savoir-faire de petites voitures, le leader européen Volkswagen n’est pas en reste : il a pris une participation dans le capital de Suzuki. Cette firme japonaise détient sous la marque Maruti la moitié du marché des ventes de voitures en Inde, le pays roi de la diffusion des petites « petites voitures », et en est le spécialiste mondial.
Vous avez aimé le low cost, vous adorerez l’ultra low cost. Les capitalistes tentent toujours de reculer les limites des filons qu’ils viennent de trouver. Après la Logan à 5 000 dollars, voici une voiture à 2 500 dollars dont le lancement est prévu en 2012 avec un partenariat Renault-Bajaj. Ce produit vise à concurrencer le modèle Nano lancé par la firme indienne Tata. Naturellement, Renault explique que ce produit, réservé aux « moyens pauvres » des pays émergents, ne sera pas destiné à l’Europe. Ce même discours avait été tenu lors du début de l’industrialisation de la Logan pour être démenti ultérieurement par les faits.
L’Inde est à cet égard un pays continent où l’automobile traditionnelle, au format et à la motorisation stabilisés depuis le Detroit des années 1930, se décline en de nouvelles variantes. Des deux roues aux transports semi-collectifs et collectifs, il y bien une gamme de solutions mises en pratique qui brisent dans les faits la place de l’automobile reine. Mais elles demeurent dépendantes du pétrole, même si un véhicule léger en poids ou semi-collectif consomme moins d’essence avec le passager transporté qu’une berline d’une tonne.
Si l’extension de ce type de solution était techniquement possible, ce serait une chose trop sérieuse pour en laisser la généralisation aux mains de capitalistes guidés par le rendement de leurs actions. Il est clair que les firmes automobiles ne peuvent pas passer d’un monde où le prix moyen d’une automobile vendue neuve est supérieur à 20 000 euros [5], comme en France en 2009, à une situation où les produits seraient divisés par cinq. Il leur faudrait alors submerger la planète avec leurs marchandises pour espérer reconstituer des marges bénéficiaires équivalentes.
Les illusions de recettes techniques et de la fée électricité
C’est bien l’intérêt financier qui guide le comportement de l’industrie de l’automobile. Environnement et urgence climatique sont subis comme des contraintes ou tout simplement niés. Peu leur importe que le transport routier — automobile et poids lourd — soit le secteur qui ait le plus augmenté ses émissions carbonées depuis dix ans. En revanche, le renchérissement irréversible du prix du pétrole et sa fin comme énergie abondante contraignent l’industrie automobile à mettre en œuvre d’autres solutions. Il ne s’agit pas du bien-être de l’humanité mais d’un point de vue strictement financier.
Les constructeurs, après des décennies sans investissement sérieux dans ces domaines, commencent à préparer véhicules à moteur hybride et véhicules électriques. Ce qu’ils n’ont pas fait lors des années de croissance — soucieux d’abord de servir des dividendes aux actionnaires, ils prétendent l’engager maintenant.
Pour les principaux constructeurs automobiles, le véhicule électrique n’est aujourd’hui qu’un petit secteur d’activité potentielle, et cela rapporté à la taille de cette industrie au plan mondial. Les prévisions à l’horizon de dix à quinze ans varient de 1 à 4 : Renault affirme publiquement que les ventes de voitures électriques représenteraient en Europe 10 % du total des ventes de voitures neuves, PSA se prononce pour la moitié avec 5 %, et les constructeurs allemands annoncent le pourcentage de 2,5 %. Avec les prévisions précédentes les plus optimistes, 98 % des voitures circulant en Europe seraient encore dans quinze ans à moteur à essence ou diesel.
Quelles que soient les « bonnes intentions », aujourd’hui un véhicule électrique continue d’être plus cher à produire qu’un véhicule à essence et cela pour des possibilités d’utilisation inférieures, compte tenu des capacités, du poids et du coût des batteries appelées à se substituer au moteur à essence.
Les batteries seront largement constituées de lithium, ressource non renouvelable présente dans seulement quelques pays : Chili, les lacs salés de Bolivie (un tiers des réserves mondiales actuellement prouvées) et Tibet.
L’électricité ne coule pas « de source » et doit, bien sûr, être produite. La source principale de la production d’électricité est aujourd’hui constituée de centrales thermiques fonctionnant au charbon ou au pétrole. L’utilisation de véhicules électriques n’entraînera donc aucune diminution de la consommation d’énergie polluante et non renouvelable, et déplacera seulement les lieux géographiques d’émission. Renault s’est fait censurer en Angleterre une publicité où il se vantait d’une voiture électrique « zéro émission ».
En France, pays où la plus grande part de l’électricité produite est d’origine nucléaire, un développement de l’utilisation de véhicules électriques exigerait de revoir à la hausse le nombre de centrales nucléaires.
Les constructeurs automobiles, ces grands défenseurs de l’économie de marché et de la compétitivité, n’envisagent pas un premier développement de véhicules électriques sans subventions publiques. Voitures électriques et véhicules à moteur hybride sont plus chères que les automobiles d’aujourd’hui. Comme la crise économique empêche les acheteurs de pouvoir payer leur voiture neuve au prix « rentable » voulu par les constructeurs, les firmes automobiles se tournent vers les États pour quémander des subventions
Le président de Renault, Carlos Ghosn, a été très clair en septembre 2009 : « C’est simple, nous n’irons pas dans les pays où l’on n’est pas intéressé par l’électrique et pas prêt à mettre en place les incitations nécessaires. Nous sélectionnons les pays en fonction de l’intérêt que nous observons » [6], a-t-il ajouté, citant Israël, le Danemark, le Portugal, les États-Unis et le Japon. « La voiture électrique n’est pas seulement une approche de constructeur automobile, il faut avoir la combinaison d’un constructeur et d’une municipalité ou d’un gouvernement »
C’est le prolongement de ces politiques suivies depuis des décennies avec les automobiles circulant sur des routes et voiries urbaines financées par les entités publiques. Aux firmes capitalistes les profits, aux États le financement. L’automobile individuelle, telle qu’elle est aujourd’hui produite et vendue, ne garantit le profit de quelques uns qu’à cette condition.
La concentration du capital se combine avec la dispersion physique des activités de production
Face à cette situation, l’industrie automobile constitue un oligopole autour de quelques groupes qui s’organisent pour assurer survie et profits. « Grâce à l’accord avec Daimler, l’alliance Renault-Nissan se situe, avec Volkswagen et Toyota, dans le club fermé des constructeurs qui fabriquent plus de 7 millions de voitures » [7]. Avec ce commentaire, Renault a fixé le niveau du ticket d’entrée pour accéder à ce « club très fermé ». Cette accélération des concentrations au sein de l’industrie automobile est globale : l’activité de fusions-acquisitions dans la filière automobile au plan mondial a ainsi triplé en 2009 pour atteindre 122 milliards de dollars.
Cette concentration du capital se combine avec une augmentation de la dispersion de la production physique de voitures.
Le temps des grandes citadelles ouvrières de plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers est passé en Europe. Seul le site de Volkswagen occupe plus de 50 000 salariés à Wolfsburg. La taille moyenne des autres usines automobiles européennes les plus importantes est autour de 10 000. La production d’automobiles s’éclate de plus en plus entre usines d’assemblage, quelques usines mécaniques de moteurs, équipementiers et sous-traitants de différents rangs. Alors que la proportion était de la moitié en 1990, moins du quart de la valeur d’une automobile est aujourd’hui directement produite par le constructeur qui appose son label sur le produit fini. Pendant la crise qui a éclaté en 2008, les travailleurs des entreprises sous-traitantes ont été les premiers frappés car c’est là qu’il était le plus « facile » de fermer une usine [8].
En France, l’actualité sociale de l’été 2009 a été rythmée par les luttes éclatées de petites et moyennes entreprises sous le coup de fermetures décrétées par des états-majors très éloignés. Dans chaque usine ainsi attaquée, même si elle appartient à la filière automobile, on est loin du produit automobile fini. La désignation des grands constructeurs comme donneurs d’ordre, c’est-à-dire comme responsables des suppressions d’emploi, n’a été que partiellement engagée. La préparation du « tous ensemble » des travailleurs de toute la branche a été avancée par le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), alors que le mouvement syndical se refusait à envisager toute épreuve de force. Les manifestations centralisées qui ont eu lieu à l’initiative de travailleurs en lutte n’ont pas débouché sur des luttes d’ensemble coordonnées.
Face à l’internationalisation de la production, un poison nationaliste peut se répandre. En France, les délocalisations sont devenues un thème important du débat public. Il mêle réalités observées, attaques contre l’emploi, et fantasmes dûment entretenus. Contrairement à d’autres biens, les automobiles ne se transportent pas aux quatre coins du monde pour être vendues. C’est pourquoi il n’y a pas eu en Europe dans les dernières décennies de déferlement de voitures fabriquées au Japon ou en Corée du Sud.. Au contraire, des usines de firmes japonaises se sont implantées en France, Angleterre et Espagne. Et les automobiles « made in China » ne sont pas prêtes à être vendues par millions en Europe.
En revanche, pour les constructeurs français notamment, il y a la mise en place d’un espace aux dimensions d’une Europe élargie à la Turquie à l’intérieur duquel se restructure la production au gré des plans, de la volonté délibérée de disperser les productions comme assurance contre les risques sociaux, et des impératifs de coût. La course au « toujours moins » s’organise, usines et machines y étant échangeables
Ce qui est pratiqué au plan des usines d’assemblage l’est encore d’avantage pour les fournisseurs et sous-traitants. La mise en concurrence par les donneurs d’ordre, constitué de seulement quelques grandes firmes, est systématique. L’univers de ces « enchères inversées » piloté depuis les écrans d’ordinateur des services d’achat devient la norme de cette Europe élargie et du monde entier. Pour Renault, ce n’est pas qu’un chantage : c’est parmi les constructeurs européens le champion en terme de ventes, sur son territoire historique, de voitures produites ailleurs. Ce faisant, au-delà de la propagande sur les coûts pour peser à la baisse sur les salaires de tous, il cherche à créer une division entre travailleurs. Elle ne peut être combattue que par une bataille du mouvement ouvrier à construire par delà les frontières de chaque État.
Quelles jonctions entre urgence climatique et mouvement ouvrier ?
Il n’y a pas eu en Europe de jonction massive entre le mouvement social qui a commencé à émerger sur l’urgence climatique, qui remet en cause l’usage actuel de l’automobile, et le mouvement ouvrier du secteur automobile en butte aux attaques qui viennent d’être décrites.
Actions et réflexions sur le sujet sont presque systématiquement « borgnes ». Ou bien l’industrie automobile est justement saisie comme l’un des lieux où se forge une capacité collective de résistance ouvrière et de polarisation des rapports sociaux entre classes. Ou bien, l’usage de l’automobile individuelle est légitimement critiqué comme responsable d’émissions carbonées, facteur de ségrégation des espaces humainement habités, et porteur d’un individualisme destructeur.
La critique de l’usage actuel de l’automobile est urgente et nécessaire. Encore faut-il être en mesure de la traduire en revendications et mots d’ordre appropriés par un mouvement social. Aujourd’hui, en Europe, l’usage de l’automobile est devenu une contrainte imposée par l’organisation de l’espace et les carences en transports collectifs. Il n’y a plus de corrélation entre hauts revenus et possession d’automobiles. Ce sont les centres villes les plus aisés et disposant de réseaux de transport collectif les plus denses, à l’exemple de Paris et de Tokyo, qui constituent, dans les pays développés, les zones où il y a le moins d’automobiles par habitant. C’est pourquoi la traduction concrète d’une critique radicale de l’usage de l’automobile, c’est la priorité systématique pour des transports collectifs et semi-collectifs sortis de l’univers marchand en les imposant gratuits.
C’est le dépérissement de l’usage de l’automobile qu’il faut rendre possible et imposer. La plus « douce » des utopies serait de croire que des aménagements du système existant le rendrait possible. Lorsque les écolo-libéraux réclament une taxe carbone pour aider par exemple à la reconversion capitaliste de l’industrie automobile, ils s’inscrivent dans les lois du marché qui choisira ses solutions en fonction de ses propres impératifs de rentabilité. Le dépérissement nécessaire de l’usage de l’automobile ne sera une solution politique, du point de vue de l’intérêt des travailleurs, que si elle favorise la satisfaction des besoins sociaux pour les déplacements de tous, et qu’elle se pose en conséquence d’une confrontation centrale avec ceux qui décident dans cette société pour leurs seuls intérêts.
Alors que les transports collectifs sont privatisés et se dégradent, la bataille pour le maintien d’un service accessible à tous est du domaine de l’urgence sociale. Bien sûr, de nouveaux moyens de transports collectifs et semi-collectifs restent à inventer car le choix ne saurait être entre l’automobile et de nouveaux supersystèmes de transport exclusivement conçus pour acheminer les salariés vers leur poste de travail. Les ressources de cette invention sociale existent d’abord parmi les travailleurs du secteur. Mais comment croire que cette créativité pourrait se déployer sans un contrôle ouvrier sur la production et confrontation avec un patronat qui n’est pas concerné par l’utilité sociale des marchandises qu’il vend sur le marché.
Comme le note Lars Henriksson, ouvrier suédois de l’usine Volvo, « Si nous ne faisons rien face à cela et espérons simplement que d’autres s’en chargent, il y a beaucoup de chances que nous nous retrouvions bientôt tous sans emploi. Transformer la production automobile peut paraître une tâche impossible pour nous qui travaillons au plus bas niveau de l’entreprise. Mais la vérité est plutôt que nous sommes les seuls qui pouvons le faire ! Aucune aide ou solution ne peut être attendue de la part des patrons » [9].
L’emploi contre les entreprises
Et ceux qui défendent l’emploi ne sont sûrement pas à trouver parmi les responsables de l’industrie capitaliste de l’automobile. A coup de restructuration et d’augmentation de la productivité, ils organisent depuis maintenant une trentaine d’années la chute des effectifs salariés dans l’automobile en Europe et en Amérique du Nord. Ils sont en fait les fossoyeurs de l’emploi au nom des profits et de la pérennité de leurs entreprises. Toutes les solutions qu’ils tentent d’appliquer en pleine crise vont dans ce même sens. Plus l’automobile sera en difficulté, plus l’obstination des patrons à maintenir leurs profits sera grande.
Le chemin inverse, c’est de défendre l’emploi et non les entreprises. L’emploi, ce sont des travailleurs, la solidarité de travail et de lutte, un savoir-faire, une expérience, une vie tout court et c’est cela qu’il convient de préserver. Cela ne sera pas obtenu par des reconversions ou des solutions industrielles cherchant seulement à rafistoler cette industrie en crise. Oui, il y a urgence à imposer d’autres solutions. L’automobile est le secteur industriel qui emploie le plus de salariés en Europe et c’est là que se nouent encore les affrontements sociaux de classe les plus aigus. La suite de l’histoire de l’industrie automobile ne se décide pas dans le secret des stratégies patronales mais sur le terrain des confrontations sociales et politiques.
Jean-Claude Vessillier
30 mai 2010