Quelles qu’en soient les raisons, rien ne saurait justifier le maintien d’une dictature entravant le développement d’un pays entier contre la volonté des peuples, rien ne saurait justifier les arguments fallacieux régulièrement brandis par un certain nombre de personnalités selon lesquelles la dictature est un moindre mal, selon lesquelles les oppositions ne proposent pas d’alternatives crédibles.
Par Association Survie
Contexte
Cette communication a donc pour sujet les obstacles politiques au développement en Afrique et notamment le rôle que peut exercer une ancienne puissance coloniale comme la France sur certain pays, comme l’a montré depuis fort longtemps et ne l’a pour l’instant pas démenti l’exemple togolais.
Avant de commencer, il convient de fixer deux cadres à cette intervention. D’abord rappeler qu’elle intervient moins d’une semaine après le décès de celui qui a été le principal artisan de la mise à jour des politiques néocoloniales françaises en Afrique et qui était le président de l’association Survie, à la naissance de laquelle il avait contribué dès 1981, François-Xavier Verschave, à qui nous rendons un hommage particulier.
Ensuite replacer cette intervention dans les activités de l’association Survie. En 2003 la énième réélection frauduleuse de Gnassingbé Eyadéma et la caution que la diplomatie française lui a apporté à donner à Survie l’opportunité de lancer une campagne sur le thème « les dictateurs amis de la France ?! » en mai 2004. Il s’agissait d’informer l’opinion sur deux aspects essentiels de ces relations françafricaines : souligner le fait que certaines dictatures ne tiennent que grâce au soutien de la France (c’est le cas du Togo, du Tchad, de Djibouti, du Gabon ou du Cameroun...) et qu’elles ne sont pas démocratisables (on ne peut rien attendre d’elles).
Cette campagne qui demande entre autres l’arrêt de la coopération militaire avec les régimes répressifs, la mise en place de mécanismes de contrôle de l’aide au développement, la fin de l’envoi d’ambassadeurs validant des élections truquées ...a pour l’instant recueilli environ 10 000 signatures en France, a donné lieu à l’organisation d’une trentaine d’événements en France, à plusieurs manifestations et a reçu une vingtaine de réponses de députés français se déclarant conscients du problème et se disant prêts à saisir leurs groupes parlementaires de la question pour tenter d’y apporter une réponse. Il s’agit en résumé dans cette campagne de marteler un discours en apparence simple et consensuel : la dictature est une aberration qui doit être dénoncée et combattue partout et soutenir une dictature est une attitude hautement condamnable qui ne peut trouver aucune justification.
La preuve par le Togo
Voilà les deux cadres de l’intervention. Il s’agit maintenant de démontrer que le néocolonialisme français est un des principaux obstacles au développement dans les pays d’Afrique francophone. L’exemple togolais est éloquent. Il est certainement inutile de revenir ici sur les conditions dans lesquelles Gnassingbé Eyadéma, ancien sergent-chef de l’armée coloniale française qui avait servi en Indochine et en Algérie, était arrivé au pouvoir dans les années 60, en 1967, après s’être débarrassé de Sylvanus Olympio en 1963 grâce à l’appui de Jacques Foccart, chargé par le général De Gaulle d’organiser la période post-indépendance en Afrique dans l’esprit d’un « partir pour mieux rester ». Depuis 1963 le Togo est lié à la France par un accord de défense et depuis 1976 par des accords de coopération technique et militaire.
Trent-huit ans après son accession au pouvoir, le 5 février dernier, Eyadéma, le doyen des dictateurs françafricain, décède. Le constat est alors amer : près d’un tiers des Togolais vit en exil, les effectifs de l’armée clanique de Eyadéma sont toujours aussi pléthoriques et la répression toujours aussi féroce, journalistes, étudiants, opposants politiques peuplant les prisons du pays. Sans parler du détournement de l’aide publique au développement (malgré la suspension en 1993 de l’aide accordée par l’Union Européenne au Togo) et de la rente constituée par le minerai de phosphate. La question se pose alors, qui aurait souhaité le maintien indéfini d’un tel régime alors que la mort du dictateur portait l’espoir de s’en débarrasser ?
Et pourtant quelques officiers supérieurs propulseront M. Faure Gnassingbé, un des fils du dictateur, le jour même du décès à la tête de l’Etat. L’Assemblée nationale et la cour constitutionnelle, dominées par le parti présidentiel, le RPT, ont aussitôt entériné le coup d’Etat. Elu à la tete de l’Assemblée nationale, Faure Gnassingbé a été chargé d’assurer l’intérim. Le même jour Jacques Chirac avait exprimé sa « profonde tristesse » et déploré la mort d’un « ami personnel » qu’il a aussi qualifié d’« ami de la France ». De plus un universitaire français, Charles Debbasch, constitutionnaliste de l’université d’Aix-en-Provence s’était porté au secours de Faure dès son accession au pouvoir. Il faudra attendre le 20 février et plusieurs morts pour que la position française se modifie un peu, la France se rangeant officiellement derrière la CEDEAO qui avait adopté quelques jours auparavant des sanctions exceptionnelles : exclusion du Togo de l’organisation, rappel des ambassadeurs à Lomé, etc. Pourtant cette position ne durera pas puisque dès le 25 février, date à laquelle Faure démissionne, la CEDEAO valide l’arrivée à la tête de l’Assemblée nationale de M. Abbas Bonfoh en lieu et place de M. Fambaré Ouatara Natchaba qui occupait ce poste jusqu’à ce que les putschistes l’évincent.
De fin février à fin avril, date de l’élection présidentielle, la France va jouer l’attente, espérant que le temps aura raison des espoirs de la CEDEAO. Certains journalistes ou chercheurs, en France ou ailleurs, ont dénoncé dans cette période, non seulement la distribution de billets de banque de Faure en pleine campagne présidentielle, mais surtout l’activisme de Jacques Chirac qui aurait passé un certain temps au téléphone avec les chefs d’Etat de la CEDEAO pour tenter d’infléchir leurs positions à l’égard du Togo. De fait la CEDEAO sera au bout du compte plus affaiblie et divisée qu’auparavant et fermera les yeux sur l’accaparement du processus électoral par la dictature en place (notamment sur les magouilles ayant accompagné la révision des listes électorales et la distribution des cartes d’électeurs). La politique de la France se trouve donc en partie sous-traitée dans la région, relayée par les alliés traditionnels de la France, ses Etats-clients, à la tête desquels on trouve les Bongo, Compaoré et consorts.
Mais l’ingérence française n’est pas seulement sous-traitée, à Lomé un ancien conseiller militaire d’Eyadéma père, le lieutenant-colonel Benoît, responsable de la DGSE à l’ambassade de France est chargé de rallier des soutiens à Faure Gnassingbé dans la région, notamment dans les milieux militaires, afin de parer à une éventuelle scission dans l’armée. En effet, même si l’armée est largement une armée mono-ethnique, kabyé, dont les officiers ont pour la plupart été nommés par Gnassingbé Eyadéma, Faure n’a pas le soutien de tous ces officiers.
De même, le fils de l’ancien dictateur, bénéficie, au niveau médiatique, du soutien de M. Jean-Luc Mano, ancien directeur de l’information de France 2 aujourd’hui à la tête d’une société de media training et qui était jusqu’à récemment sous contrat avec les anciens ministres français de la défense et de la coopération, Michèle Alliot Marie et Xavier Darcos. Il a lui-même déclaré au quotidien français Libération « Faure est un pote et un type prometteur, qui veut faire bouger son pays, mais je ne suis pas sous contrat avec lui. Mais s’il me demande des conseils, je les lui donne ».
Nul doute alors quand on bénéficie de ces éléments d’information que rien de bon ne pouvait sortir de l’éléction du 24 avril. Survie avait à cette date envoyé sur place comme de nombreuses organisations de défense des droits humains un observateur, le président du Cofanzo Sirima Ardiouma qui a pu constater le vol d’urnes ou le vote d’étrangers. Et pourtant, malgré ces observations unanimes la porte-parole du Quai d’Orsay, s’est permis de faire une déclaration officielle en ces termes « La France prend note avec satisfaction de ce que l’élection présidentielle au Togo s’est déroulée dans des conditions satisfaisantes même si on a du constater des incidents isolés. Nous tenons à rendre hommage au sens des responsabilités dont ont su faire preuve les dirigeants politiques et le peuple togolais dans des conditions difficiles ». Une fois de plus, la diplomatie française en cautionnant l’installation d’un nouveau despote au sommet de l’Etat togolais hypothéquait le développement du pays, le remettait à un plus tard qui n’est pas encore aujourd’hui. Elle est pourtant le seul pays occidental a avoir adopté ce comportement, des pays comme l’Allemagne ou les Etats-Unis ont quant eux dénoncé cette mascarade électorale.
Cette remise à plus tard du développement du pays s’est vérifié dès les lendemains de l’accession de Faure à la tête du pays. La coalition de l’opposition togolaise et la LTDH ont fait le décompte des morts lors des manifestations qui ont suivi cette élection pour en dénombrer environ 810. Le HCR a quant à lui dénombré le nombre de réfugiés qui ont quitté le pays depuis le 26 avril en direction des camps de réfugiés de part et d’autre de la frontière. Ce sont plus de 37 000 personnes qui ont fui le pays, contraintes par les forces répressives. Cette même armée togolaise qui tue, viole et contraint à l’exil bénéficie en permanence de la coopération militaire française. Une vingtaine de coopérants militaires français sont toujours en poste au Togo, y compris dans l’Etat-major.
Comment croire à un développement prochain du pays quand le gouvernement, sensé être un gouvernement d’union nationale formé fin juin accorde aux anciens responsables du régime un retour en grâce ; le colonel Pitalouna-Ani Laokpessi, ancien commandant de la gendarmerie et artisan de la répression au début des années 90, a été nommé ministre de la sécurité, Joseph Kokou Koffigoh accusé d’avoir détourné les fonds du Trésor Public à l’époque où il était premier ministre préside aujourd’hui la Commission Nationale d’enquête sur les exactions d’avril dernier. Le 27 juin P. Douste-Blazy, le MAE français assurait pourtant Edem Kodjo, le Premier Ministre togolais, « de l’appui de la France pour que le Togo retrouve toute sa place au sein de la communauté internationale ».
Alors pourquoi ? Pourquoi soutenir des régimes dictatoriaux quand s’offrent des opportunités de démocratisation ? Quelle qu’en soient les raisons ; protection d’intérêts privés des entreprises françaises dans les secteurs des travaux publics, de l’armement ou de l’exploitation des phosphates, enjeu géopolitique de maintenir une oasis de stabilité dévouée à la France dans la région depuis la mort de Félix Houphouët-Boigny, habitudes de travail avec le continent africain prises par les personnels des ministères qui n’ont aucun contrôle sur une politique décidée par la cellule africaine de l’Elysée et par quelques réseaux transnationaux composés d’un certain nombre d’élites des mondes politique, économique ou militaire ; quelles que soient ces raisons, rien ne saurait justifier le maintien d’une dictature entravant le développement d’un pays entier, rien ne saurait justifier les arguments fallacieux régulièrement brandis par un certain nombre de personnalités selon lesquelles la dictature est un moindre mal, l’opposition ne proposant pas d’alternative crédible etc.
Résistances
Cette posture à Survie nous la jugeons indéfendable car elle participe d’un vaste mouvement de stigmatisation et de dénigrement des Africains, désignés comme seuls responsables de leurs malheurs. Nous mesurons à travers l’exemple togolais combien il est nécessaire en France de faire campagne contre le soutien de notre pays à de tels régimes. Malgré certaines difficultés rencontrées quant à la prise de responsabilité de l’opinion française, nous prenons acte d’une évolution progressive des mentalités, évolution mesurable quantitativement et qualitativement par les soutiens politiques, journalistiques et même judiciaires qui nous sont témoignés.
Souvenons-nous qu’en 2002, F.-X. Verschave a gagné le procès que lui avaient intenté trois dictateurs africains (Omar Bongo, Denis Sassou Nguesso et Idriss Déby) suite à la publication de l’ouvrage Noir Silence. Ce procès historique a permis l’expression de dizaines de témoins africains et a constitué une étape majeure dans la sensibilisation du grand public. D’autres mouvements ont suivi.
En février 2003, Survie et Agir Ici organisaient à Paris « Un autre sommet pour l’Afrique », en marge du très officiel sommet des chefs d’Etats franco-africains. Pour la première fois, une telle initiative a pu bénéficier d’une réelle couverture médiatique et de larges soutiens associatifs. Répondant au mot d’ordre « Arrêtons le soutien aux dictateurs, soutenons les peuples africains », ce sont plus de 3000 personnes qui ont manifesté à Paris à cette occasion.
En novembre 2004, pour protester contre le sommet de la francophonie de Ouagadougou, symbole du soutien apporté par Jacques Chirac à Blaise Compaoré, Survie et les associations burkinabés de défense des droits de l’homme lançaient un cycle de conférences et de manifestations dans toute la France sur le thème « oppressions et résistances en Afrique francophone ». Plus de quarante événements étaient ainsi organisés en quelques semaines dans une vingtaine de villes.
L’exemple du Togo nous a cependant permis de mesurer combien notre combat sera long et combien il est indispensable d’y associer tous les Africains qui partagent nos revendications. La création récente à Paris d’une Plate-Forme de résistances à la Françafrique doit permettre de mettre en commun les expériences de résistances et de favoriser une plus grande solidarité dans les luttes.
Le sommet des chefs d’Etat franco-africains qui doit se tenir à Bamako début décembre 2005 sera à cet égard une échéance majeure, dans la mesure où sous l’impulsion du CAD et de la société civile malienne nous aurons peut-être pour la première fois l’occasion de porter la lutte sur le continent africain. Rappelons enfin pour conclure ces quelques mots de F.-X. Verschave qui écrivait en février dernier : « la France doit comprendre que le sentiment anti-français qui se répand en Afrique correspond à une prise de conscience, par les peuples du continent, de la réalité de son rôle dans l’oppression dont ils sont victimes ; elle doit comprendre que les peuples africains veulent et doivent s’en affranchir, elle doit comprendre qu’elle n’a plus que le temps d’échapper, peut-être, à la réprobation générale ».
Association Survie, penser pour agir.org,2005