Le roi Shahriyar a appris que la sultane le trompait et ordonne sa mort. Il décide alors de passer chaque nuit avec une femme différente… et de la faire décapiter le lendemain dans un souci de se venger ainsi de toutes les femmes. Ce feminicide dure pendant longtemps, jusqu’à ce que la belle Schéhérazade décide de mettre fin au massacre, en contant chaque nuit au roi un récit captivant. Voici l’origine des mille et une nuits. À partir de ce recueil de contes, le plus riche du patrimoine littéraire oriental, le réalisateur égyptien Yousry Nasrallah pénètre à sa manière dans la tradition avec son film « Ehky ya Scheherazade »... en donnant la voix aux femmes de sa ville contemporaine, Le Caire. Et il le fait à travers une journaliste moderne, en apparence heureuse et sans problèmes, qui prendra petit à petit conscience, de sa condition réelle dans la société, en devenant à son tour la protagoniste d’un conte sempiternel : la violence patriarcale. Ainsi, elle passera de narratrice des histoires d’autres femmes... à être l’actrice de sa propre vie.
Hebba est mariée et est une journaliste très connue, comme son mari. Ils sont jeunes, aisés et beaux. Hebba est présentatrice d’un populaire programme de débats politiques à la télévision. Mais son acidité et ses critiques des politiques gouvernementales mettent en danger la promotion que désire son mari. Il la presse, et elle accède à changer le format de son programme pour s’occuper d’histoires féminines - qui, a priori, devraient paraître sans importance pour le pouvoir. Le succès est immédiat. L’émission aborde des faits réels, pleins de surprises et aussi de violences, qui se déroulent depuis les quartiers les plus pauvres de la ville jusqu’aux zones les plus résidentielles, fréquentées par la haute bourgeoisie, et qui finissent par impliquer des membres du gouvernement. Où finit la politique et où commence la question de la condition féminine ? Hebba ne tardera pas à découvrir qu’elle marche sur un terrain miné d’abus, de pièges religieux, sexuels, et aussi politiciens.
Le film est constitué de différentes histoires de femmes, qui appartiennent à différentes classes sociales et qui défilent devant nous. Il s’agit de narrations en apparence parallèles, sans connexion. En réalité, cependant, les récits sont unifiés par un fil conducteur. La vie de la présentratrice est en jeu. Et elle ne pourra la sauver qu’en luttant pour elle même et pour toutes les femmes dans une société qui reste misogyne de façon profonde sous l’apparence de la modernité globalisée. Effectivement, plus de 70% des familles égyptiennes dépendent du travail des femmes. Mais, au lieu d’accepter cette réalité et de les reconnaître comme égales, le pouvoir patriarcal les soumet à une pression constante, en exigeant chaque fois plus de soumission. Une accablante volonté masculine d’asservir les femmes traverse toutes les classes sociales...
Comme une des protagonistes le dit, « les hommes doivent avoir trois vertus pour être respectés : honneur, honnêteté et virilité. S’ils possèdent ces qualités, ce sont les maîtres de tout, ils ont le droit de tout ». Cependant, si ceci leur manque, que sont-ils ? Qui sont-ils ? Dans ce film les rôles sont inversés. Les femmes, éternels objets du désir masculin (c’est pour cela qu’on leur impose le voile dans certains pays, on leur rase les cheveux dans d’autres endroits, ou qu’elles sont utilisées comme réclame publicitaire dans les métropoles « civilisées »), deviennent sujets individuels de leurs vies, en même temps qu’elles composent un chant choral de leur condition collective. Finalement, ce sont les hommes qui se convertissent en objets de désir... (Ce qui devrait leur faire l’effet d’un électrochoc).
Ce Mille et une nuits moderne constitue une dénonciation implacable, puissante et émouvante, de l’oppression que les femmes subissent et de la corruption endémique dans le monde arabe. Le féminisme peut s’exprimer avec des instruments culturels autochtones, et dans toutes les langues. Ce n’est pas une exclusivité du monde occidental, et ne représente pas non plus une lointaine impulsion intellectuelle des années 70, le féminisme résiste, lutte dans l’immense ville dominée par les gratte-ciel modernes.
Dans le monde globalisé dans lequel nous vivons, cette dénonciation nous renvoie à la société occidentale et à ses oppressions contre toutes les femmes. Les pressions s’expriment de manière différente, mais ont le même objectif. L’exemple du voile est caractéristique. Dans notre Europe moderne et prétendument laïque, dans laquelle le pape voyagera aux frais du trésor public et où les femmes se voient imposer un modèle déterminé d’esthétique et de représentation, on signale du doigt celles qui portent le voile. Dans le monde arabe, moderne et intégriste, les femmes qui ne le portent pas sont par contre stigmatisées. (Une scène du film, dans lequel les regards rendent superflu tout dialogue, nous montre notre protagoniste - apparemment libérée, les cheveux découverts, dans un métro plein de femmes travailleuses et de classe humble qui rentrent chez elle, en fin de journée. Toutes portent un voile. Après des instants de croissante gêne, la femme qui l’acompagne et qu’elle veut interviewer lui en tend et Hebba finit par se couvrir la tête, en silence). Cependant, ici ou là, l’objectif est le même : créer un climat d’oppression qui empêchera la libre expression des femmes.
Géographiquement lointaines, et à la fois terriblement proches et familières... Les femmes de ce film, en plus de la présentatrice Hebba, sont splendides ! Les trois soeurs orphelines Safaa, Wafaa et Hanaa ; Amany la « folle » qui n’accepte pas un mariage identique à l’esclavage ; Nahed, la dentiste, confrontée à la dramatique décision de ne pas avoir le fils d’un homme qui a abusé de sa confiance et capable de défier le pouvoir... Voici une narration forte, émouvante, féminine et féministe, résultat du travail talentueux du scénariste Waheed Hamed et du réalisateur Yousry Nasrallah. Signal que la recherche d’une nouvelle identité masculine, égalitaire et affranchie de l’héritage ignominieux du patriarcat, passe par le chemin qui conduit à l’émancipation des femmes. Le chemin du bonheur et épanouissement humain. De la même manière que Schéhérazade laissait, nuit après nuit, ses contes en suspens, nous continuerons la lutte en n’acceptant pas non plus la fin de l’Histoire.
Sylviane Dahan
Barcelone - 26/7/2010
www.donesdenllac.org
http://www.youtube.com/watch?v=V454LK3qTPw&feature=related