Dans un bon nombre de mairies catalanes, une course de vitesse a commencé. Depuis que, la semaine dernière, le conseil municipal de Lleida ait approuvé une motion - avec les voix favorables de PSC, CiU et PP [1] - interdisant l’usage du burqa dans les espaces municipaux, une sorte de compétition s’est déclenchée dans toute une kyrielle de localités pour voir qui prendrait l’initiative de proposer une motion similaire, tout en essayant d’élargir, ici et là, le domaine de l’interdiction du voile intégral à l’ensemble des lieux publiques.
Parallèlement, une fois voté pour la première fois voici quelques mois à Vic le refus d’inscrire dans le cens de la ville les personnes immigrées en situation irrégulière, un autre type de motion a surgit dans quelques mairies - la dernière en date, celle de Cervera : la proposition de dénoncer à la police les immigrants sans papiers, qui demanderaient à être recensés. (Une manière de rendre effective, au moyen de l’intimidation, l’exclusion de ce collectif des recensements municipaux et, par conséquent, des services sociaux élémentaires, tels que la scolarisation des enfants ou l’accès aux soins médicaux).
Beaucoup des défenseurs de l’interdiction du burqa affirment avec véhémence le caractère progressiste de cette mesure et soulignent qu’une chose n’a rien à voir avec l’autre. Cependant, ce n’est pas un hasard si les deux motions surgissent au même moment, si elles circulent d’un endroit à l’autre à grande vitesse… et si elles reçoivent un soutien transversal, qui va depuis la droite la plus réactionnaire jusqu’à la gauche institutionnelle - suscitant même des doutes dans des secteurs plus critiques de la gauche sociale. Mais, allons pas à pas.
Est-ce que subitement de graves problèmes de cohabitation en Catalogne auraient surgi à cause de certaines manières de se vêtir ? Quelqu’un pourrait-il nous renseigner à propos d’un quelconque service municipal qui aurait été submergé par une avalanche de femmes avec le visage couvert ? Pendant quelques jours, les journalistes se sont échinés pour capter l’image de quelque burqa dans les rues de Lleida. En vain. Des membres de la communauté musulmane ont déclaré que, tout au plus, quatre ou cinq femmes utilisaient cette pièce de vêtement dans toute la province. Il semble douteux qu’il y en ait davantage à Tarragone, où les fameuses motions sont devenues ces jours-ci une priorité dans les agendas de quelques conseils municipaux. Au-delà de ces positionnements dans le monde local, la question arrive au niveau national et quelques-uns voudraient en faire même une affaire d’État. (Nous avons déjà des précédents en Suisse, en Belgique et en France). Le PSC voudrait que le Sénat se prononce sur le voile. CiU veut en faire de même au Parlement de la Catalogne. Le PP en appelle à Chambre des Députés. Alors ?
Crise du système
Nous nous trouvons plongés dans une profonde crise du système capitaliste, qui commence à dériver en une crise sociale. Quelqu’un a décidé que c’était le moment de commencer à attiser une guerre de pauvres contre des pauvres. Au cours d’époques historiques antérieures, les juifs ont été les boucs émissaires des crises qui ravagèrent l’Europe, l’objet désigné à la vindicte populaire qui permettait de détourner l’attention des puissants. Maintenant, c’est au tour de la population immigrée musulmane. Devant la peur du lendemain, au milieu des difficultés croissantes que la population subit, voici qu’une menace apparaît, planant sur les maigres postes de travail, sur les minces ressources d’assistance sociale, sur les places d’école maternelle insuffisantes... La menace devient d’autant plus redoutable qu’elle est diffuse et insaisissable : elle provient de l’« autre », différente et à la fois présente dans nos rues. Quelle image plus parlante et inquiétante de cette « autre » que la silhouette d’une femme sous le burqa ? Voici notre lumineuse modernité menacée par l’obscurantisme médiéval venu d’Orient !
Nous entrons dans une dynamique perverse de stimulation et réponse d’un imaginaire populaire submergé par l’angoisse. Les mots ne prétendent plus désigner ce qu’ils nomment, mais opèrent comme un signal destiné à déclencher certaines réactions. Dans les motivations exposées à Lleida, il n’y a eu aucun raisonnement xénophobe ou raciste explicite. Tout au contraire : on a parlé « d’intégration » et « d’accueil ». Plus encore : une conseillère municipale socialiste a évoqué les droits des femmes et la nécessité de défendre leur intégrité, en présentant la motion comme un geste résolu en faveur de l’égalité de droits... Qui oserait contester le caractère démocratique et de gauche d’un pareil discours ? Mais... Le contexte et la mise sur scène font que cette rhétorique, politiquement correcte dans la solennité du conseil, ait une lecture prosaïque et bien différente dans la rue ; une lecture pleine de soupçons à l’égard de la population nouvellement arrivée. Le message est reçu cinq sur cinq et décodé sans problèmes. La citoyenneté autochtone continuera probablement à ne voir aucun burqa dans la rue. Mais, d’une manière détournée, elle est invitée à regarder avec inquiétude la femme musulmane qui se couvre les cheveux avec un foulard : « Décidément, ces gens-là ne veulent pas être comme nous ».
Il n’y a aucun malentendu. C’était exactement l’effet recherché. Dans cette affaire, se combine le cynisme réactionnaire de quelques-uns, l’opportunisme sans scrupules d’autres et la désolante médiocrité de certains. Le tout sur un fond de confusion politique que, dans beaucoup de domaines, nous ont laissé les années de néolibéralisme triomphant. « Il s’agit de couper l’herbe sous les pieds d’Anglada et sa Plateforme pour la Catalogne » [2]), s’empressent de se justifier certaines forces « démocratiques » et de gauche.
Demi-vérité seulement : il s’agit, oui, de conserver l’influence électorale ; mais pas du tout en combattant le discours démagogique et populiste de l’extrême droite, sinon en le récupérant et, y compris, en anticipant ses initiatives réactionnaires... Dans les rangs du PP - ce n’est aucune nouveauté -, mais aussi dans les rangs de CiU ainsi qu’au sein de ce qu’il est convenu appeler le « centre-gauche », on commence à considérer très sérieusement quels pourraient être les bénéfices électoraux du message xénophobe… avec un mélange d’inquiétude et d’envie d’y goûter. De cette manière, les partis institutionnels, installés dans leur respectabilité démocratique, légitiment et banalisent les thèmes préférés de l’extrême droite : immigration et sécurité.
Confusion et opportunisme
La question décisive est, naturellement, le comportement des organisations de gauche. Le positionnement insolent et brutal de la Mairie de Vic est difficile à avaler - bien que là, les conseillers municipaux socialistes et républicains aient démontré une volonté de s’accrocher à leurs sièges qui leur permet de soutenir sans sourciller le maire de droite et ses incartades. Le discours sur le burca paraît, cependant, plus subtil. Ne sommes-nous pas devant le signe d’une oppression ignominieuse à l’égard des femmes ? Oui, mais méfions-nous de certaines démarches « émancipatrices » de la femme qui viendraient d’en haut. On nous avait déjà vendu l’occupation de l’Afghanistan au nom de ce noble objectif, vous en souvenez-vous ? Écoutez ce que disent, huit ans après, les Afghanes progressistes à propos des véritables objectifs de l’intervention de l’OTAN et ses effets sur la situation réelle des femmes. Les baïonnettes des puissants, pas plus que les décrets municipaux, ne retireront, ni ici ni là-bas, le voile qui couvre le visage des femmes. En réalité, les mesures administratives ne le peuvent – et surtout - ne prétendent pas le faire.
La situation à laquelle se voit soumise l’émigration, au milieu d’un climat croissant d’islamophobie dans toute l’Europe, pousse, de manière défensive, aux replis communautaires, à la recherche d’une identité que facilement fournissent la religion et certaines traditions profondément marquées par les valeurs patriarcales ; des coutumes qui peuvent ainsi ressurgir avec force, freinant les évolutions laïques et la fusion avec l’entourage social. Il faut dire que, de manière consciente, nos gouvernements et nos administrations publiques favorisent l’influence de la religion, l’élevant au rang de représentation identitaire légitime (au plan culturel et politique) des communautés immigrées. Souvent, un imam est préféré et reconnu comme porte-parole et interlocuteur valable, plutôt que les représentants des associations d’immigrants ou d’autres éléments de la société civile.
Dans ces conditions, prétendre « affranchir » les femmes à coups de décrets - contre le burqa, contre le port du foulard dans les écoles, etc. – paraît non seulement illusoire, mais s’avère prétentieux et contre-productif. En ce qui concerne le foulard, il y a différentes raisons pour lesquelles des femmes, et des jeunes femmes, le portent : depuis la tradition jusqu’à l’obligation, en passant par l’affirmation d’une identité ou l’autoprotection devant un certain environnement - communautaire ou extracommunautaire - agressif. Si dans certains pays, les femmes avancées luttent courageusement contre l’obligation de porter le voile, le niqab, le tchador ou le burqa comme autant de signes d’une oppression ancestrale, le port du foulard n’est pas vécu partout et par toutes de la même manière. Les femmes ont besoin d’être protégées dans leurs droits ; mais la décision de s’habiller d’une manière ou d’une autre n’appartient qu’à elles et à elles seules. Aucune intervention administrative ne nous épargnera des années de débat social, de confrontations d’idées et d’expériences, de prises de parole des femmes elles-mêmes, de polémiques entre les différents courants féministes et progressistes, de construction patiente de solidarités...
Les motions en faveur de l’interdiction du burca ne peuvent qu’avoir des effets nocifs : crispation d’identités, expulsion de l’espace public des femmes qui ont le plus besoin d’y être présentes et d’y rencontrer d’autres femmes, difficultés pour elles et leur familles d’accéder aux services sociaux... En un mot : la mise en question des bases matérielles sur lesquelles on doit bâtir le dialogue et la cohésion sociale. Que les gens de bonne foi et les mouvements féministes ne se laissent pas embrouiller par les discours de fausse « libération » de ces inopportuns défenseurs de l’égalité ! Les classiques du marxisme parlaient, il y a plus d’un siècle, de ce qu’ils appelaient à l’époque « le socialisme des imbéciles » ; c’est-à-dire, ce « socialisme » qui dénonçait « les juifs riches » (ignorant la situation de pauvreté et d’oppression dans laquelle la plupart de la population juive vivait, surtout en Europe orientale et centrale), et perdait de vue le capitalisme. Méfions-nous des imbéciles de la dernière averse qui brandissent le voile devant nos yeux… pour que nous ne voyions pas la réalité sociale, la division des classes et l’exploitation. Bertold Brecht, prémonitoire, nous avait pourtant avertis : « Vous mettez un tampon officiel dans les mains d’un médiocre et bientôt vous aurez des lois d’exception ». Il semblerait que, tout au moins dans certaines municipalités, nous y soyons déjà...
Barcelone - 6/06/2010
Sylviane Dahan