Le chikungunya semble être une maladie méconnue. Pourquoi ?
Yoga Thirapathi - En fait, cette maladie est identifiée depuis 50 ans. Malgré cela, on ne connaît que très peu de choses, sur le chikungunya, que l’on classe parmi les maladies non solvables, c’est-à-dire non rentables pour la recherche. Aujourd’hui, l’essentiel de la recherche se concentre entre les mains de groupes privés, qui cherchent à rentabiliser leur investissement. Si nous avons des dizaines de médicaments pour l’hypertension artérielle - qui constitue un grand marché -, nous n’avons aucun vaccin contre une maladie comme le paludisme qui ravage l’Afrique. Il y a eu moins d’investissements pour lutter contre le paludisme, que pour créer le Viagra !
Quels sont les effets du chikungunya ?
Y. Thirapathi - Jusqu’à présent, cette maladie était considérée comme une grippe. Le malade ressent des douleurs, articulaires notamment. Mais aujourd’hui, on découvre la gravité du chikungunya, en termes de douleurs, de handicaps, de formes graves - avec hépatite ou encéphalite -, et de transmission à l’enfant. Deuxièmement - on le savait déjà -, il y a des formes chroniques. Cinq ans après, 10% des personnes touchées par la maladie ont encore des douleurs. Même si la majorité des malades ne le sera que pendant une semaine, certains vont présenter ces formes chroniques.
Sur les 780 000 habitants de la Réunion, 200 000 ont été touchés par le chikungunya, et on dénombre près d’une centaine de décès. Les statistiques concernant l’évolution de l’épidémie sont-elles justes ?
Y. Thirapathi - Dans l’ensemble, oui. Tous les matins, la tutelle appelle chaque hôpital et demande précisément le nombre de malades hospitalisés à cause du chikungunya. Les statistiques sont donc globalement fiables. Mais il est vrai que le chiffre donné peut être sous-estimé. Les premières fois que nous étions confrontés à des cas d’hépatite, nous ne pensions pas que c’était à cause du chikungunya - cela pouvait être l’alcool, les médicaments ou tout autre chose. Quand les gens mouraient de pneumopathies, on n’identifiait pas le chikun-gunya comme étant la cause de la pneumopathie. Aujourd’hui, nous savons que ces cas étaient dus au chikungunya et qu’ils n’ont pas été comptabilisés comme tels.
Quelles ont été les premières victimes de la maladie ?
Y. Thirapathi - Les premières régions frappées - Le Port et Saint-Benoît - sont particulièrement déshéritées. Pour des familles pauvres, il est difficile, voire impossible, d’acheter des répulsifs efficaces, car ces produits coûtent chers. Comme la maladie se transmet par les moustiques, ceux qui n’en sont pas protégés sont évidemment plus exposés. Il faut savoir qu’à La Réunion, si la vie est 30 à 40 % plus chère, le niveau du RMI est le même...
Villepin a annoncé que le gouvernement allait débloquer 76 millions d’euros pour lutter contre le chikungunya. Sa méthode ne semble pas être la bonne...
Y. Thirapathi - Les aides étaient avant tout destinées aux entreprises, notamment touristiques, même si la recherche et les hôpitaux en ont bénéficié. En revanche, la dimension sociale de la maladie - qui touche les plus pauvres - n’a pas du tout été prise en compte. Face à une crise sanitaire de cette ampleur, nous ne pouvons pas faire les choses contre la population et continuer à être dirigistes. Les gens manquent de confiance dans les administrateurs ; ils ont l’impression qu’on leur a menti. Aujourd’hui encore, seulement 25 % des gens pensent que le moustique véhicule le chikungunya. C’est dire l’ampleur du manque de communication !
Mais qu’est-ce l’État aurait dû faire ?
Y. Thirapathi - Avant tout, il aurait fallu établir un dialogue avec la population. Les autorités auraient dû diffuser massivement et gratuitement des répulsifs adéquats aux Réunionnais. Le contre-exemple existe : la ville du Port, que dirige le Parti communiste réunionnais. Initialement, c’est là que la maladie sévissait le plus. D’emblée, dès l’apparition de l’épidémie, un contact a été établi avec la population, dans un effort de communication et de dialogue. Les gens ont fait les choses en sachant ce qu’ils faisaient. Ils ont utilisé des répulsifs biologiques qui ont pu stabiliser la maladie. C’est un peu l’antimodèle de ce qui s’est fait ailleurs.
La prévention est-elle le parent pauvre de notre système sanitaire ?
Y. Thirapathi - Oui. Prenons l’exemple de la démoustication. Pendant un certain temps, les moustiques étaient considérés, à juste titre, comme des insectes nuisibles - car véhiculant toutes sortes de maladies -, qui justifiaient des programmes de démoustication. En 1984, à la Réunion, environ 240 personnes travaillaient dans notre équipe de démoustication. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 40. Petit à petit, la lutte contre les moustiques - que l’on menait avant tout pour combattre le paludisme - a été négligée. C’est un choix politique : en France, la prévention représente moins de 2,4 % de la totalité des dépenses de santé. Notre système se concentre essentiellement sur la médecine curative.
La maladie risque-t-elle encore de s’étendre ?
Y. Thirapathi - À terme, 80% de la population réunionnaise pourrait être touchée. Toutefois, des inconnues nous empêchent de prédire la suite. Si les moustiques peuvent transmettre le virus aux larves - ce que nous ne savons pas encore -, la lutte contre l’épidémie se compliquera, car les larves peuvent vivre jusqu’à deux ans dans la nature. On s’interroge également sur l’emploi des toxiques utilisés. Beaucoup de familles, après le passage des employés de la démou-stication, ont retrouvé leurs poules ou leurs animaux morts. Déjà, on voit moins d’oiseaux, moins de chauves-souris, et donc moins de prédateurs de moustiques...