C’est bien sûr l’assassinat du cinéaste Theo Van Gogh et les menaces adressées à la députée libérale Ayaan Hirsi Ali qui ont particulièrement attiré l’attention sur l’islam aux Pays-Bas. Comme elle, tu es un incroyant issu du monde musulman. T’es-tu déjà senti menacé ?
Tariq Ali - Non, jamais. Je voyage beaucoup, autant dans le monde musulman que dans le reste du monde, mais je ne me suis encore jamais senti menacé. Pourquoi cela ? C’est sans doute que les gens qui ne sont pas d’accord avec moi sur la religion savent que je suis un ennemi de l’impérialisme. Je ne cesse de critiquer l’impérialisme et ses entreprises, plus que les croyant-e-s. Tandis que Hirsi Ali et les gens comme elle, aux Etats-Unis et en Europe, font profession d’attaquer l’islam. Il y a d’autres questions importantes dans le monde. Pourquoi ces gens se concentrent-ils sans arrêt sur l’islam ? Par leur façon de s’en prendre à l’islam, ils collent aux préjugés existants. Et pour cela, ils sont haïs. Il n’y a aucune excuse ni justification aux actes de violence contre ces gens. Il faut discuter avec eux. Mais ces actes sont un signe de désespoir : des hommes sont à ce point à bout, qu’ils recourent à la violence.
Ne crois-tu pas que la violence et les menaces contre ces personnes constituent aussi une menace pour tous ceux/celles, d’origine musulmane, qui ne sont pas dans la norme ? Pour les incroyant-e-s, les féministes, les homosexuel-les ?
Tariq Ali - Certainement. Mais il faut savoir que la communauté musulmane est très diversifiée. Les gens connaissent très mal le monde musulman. L’image qu’ils s’en font est en grande partie perçue au travers des communautés immigrées en Europe, qui diffèrent d’ailleurs beaucoup les unes des autres. La vie dans le monde musulman n’est pas monolithique : il y a des croyant-e-s, des incroyant-e-s, des athées. Que les incroyant-e-s puissent s’exprimer librement, c’est évidemment une autre affaire. Souvent, ils ne le peuvent pas, mais cela ne signifie pas qu’ils/elles n’existent pas. Comme c’est le cas ici, la religion n’est pas l’élément central de la vie des musulman-e-s. Les gens travaillent, mangent, font l’amour, construisent des familles. Beaucoup vont à la mosquée, d’autres pas. Exactement comme dans d’autres parties du monde. La différence réside seulement en cela que, dans quelques pays, il est défendu de critiquer l’islam. Mais ce n’est pas le cas, par exemple, en Turquie. Dans d’autres pays où c’était possible aussi, cela est devenu plus difficile aujourd’hui.
La religion assume bien une plus grande importance. Pour les jeunes musulman-e-s en Occident, l’islam est, dans une large mesure, une question identitaire.
Tariq Ali - Je le pense aussi. Cela résulte de différents facteurs, mais avant tout du vide du capitalisme actuel. Il n‘y a pas de véritable alternative. Beaucoup de gens le sentent et se tournent vers la religion, pas seulement les musulman-e-s. Depuis vingt ou trente ans, des gens qui ne se considéraient pas comme particulièrement religieux, se tournent désormais vers l’islam, le christianisme, le bouddhisme, etc. Pourquoi ? Parce que le capitalisme aplatit tout, comme un rouleau compresseur, et que les êtres humains veulent trouver un refuge pour eux-mêmes. Parce qu’ils sont nombreux à ne plus voir aucune alternative socioéconomique, ils en reviennent à la religion. C’est pourquoi, dans les communautés d’immigré-e-s, il y a des gens qui considèrent leur identité sous un angle purement religieux, et je n’attends rien de bon de cela. Mais je pense aussi que tout ça changera dans les générations à venir. Aujourd’hui, les gens ne sont pas tous religieux avec la même intensité, on peut voir différentes variantes. Je ne crois pas que le retour à la religion soit universel.
Un aspect de la représentation orientaliste des musulman-e-s qui domine aujourd’hui, c’est qu’ils/elles sont dépeints comme des gens qui ne peuvent se comporter que de façon acritique et dogmatique vis-à-vis du Coran, tandis que d’autres croyant-e-s, avant tout les chrétiens, sont réputés capables de produire une interprétation moderne de leur livre saint.
Tariq Ali - C’est en réalité une représentation erronée, bien que très répandue. C’est pourquoi, j’insiste sur la diversité dans le monde musulman. En Pologne, l’église a joué, en son temps, un rôle significatif dans la lutte contre le régime stalinien. A l’Ouest, son rôle a été salué avec enthousiasme. Pourquoi ces deux poids et deux mesures ? Beaucoup de gens dans le monde musulman considèrent une attaque contre l’islam comme inacceptable. Beaucoup d’entre eux, sans être du tout religieux - j’en connais quelques uns - disent : « Oui, je suis musulman-e ». Cela résulte du fait que les Etats-Unis ont rendu, d’un certain point de vue, inacceptable d’être musulman.
Vous vivez dans un pays [les Pays-Bas] dans lequel la religion a occupé une position dominante de façon extrême. Le fondamentalisme protestant est l’une des pires formes du fondamentalisme. Le fondamentalisme protestant, d’origine anglaise ou néerlandaise, a été responsable d’un génocide en Amérique du Nord ; il a anéanti la population indigène au nom du progrès - quelque chose que les musulman-e-s n’ont pas encore fait.
Partout où l’on voit ce renouveau religieux dont tu parles - parmi les musulman-e-s en Occident, parmi les chrétien-ne-s états-uniens... - on remarque que des représentations conservatrices de la sexualité y jouent un grand rôle.
Tariq Ali - Cela en a toujours été ainsi. Je ne crois pas que le capitalisme s’évertue à ce que les être humains aient des représentations conservatrices de la sexualité, mais le capitalisme veut qu’ils/elles soient élevés dans des noyaux familiaux, isolés les uns des autres. Lorsque la religion occupe une place centrale dans l’identité d’une personne, alors elle cherche à se distinguer de son entourage ; elle défend la morale et se prononce contre l’homosexualité, tout en affirmant que les femmes ont une valeur inférieure. Dans la formation de l’identité de chacun-e, la question de la sexualité joue un grand rôle. Les êtres humains sont constamment à la recherche de distinctions et les trouvent le plus facilement dans la religion.
Y a-t-il un futur pour le mouvement féministe dans le monde musulman et dans les sociétés musulmanes ici à l’Ouest ?
Tariq Ali - Bien sûr. Il y a eu, par exemple, un mouvement très efficace, au Pakistan, contre la législation islamique introduite pendant la dictature, en 1977. Dans tout le pays, des femmes se sont organisées, ont fait des manifestations et ont critiqué la charia. L’Egypte, le Maroc, le Nigeria et la Tunisie ont connu des mouvements féministes. Les Etats ont réagi par rapport à ce défi, soit en créant eux-mêmes des mouvements fondamentalistes, comme au Pakistan, soit en collaborant avec ceux-ci, comme en Egypte. En échange d’une politique conservatrice et hostile aux femmes de la part des autorités, les fondamentalistes se sont engagés à ne plus attaquer l’Etat.
En Occident, dans le futur, des mouvements féministes devront se développer, qui soient en même temps explicitement anti-impérialistes. Alors, il sera possible de gagner de jeunes femmes musulmanes au féminisme. Malheureusement, en Occident, le féminisme existe peu comme un courant politique.
Quand tu t’attache à la question des différences, tu parles dans Le Choc des intégrismes, d’un multiculturalisme officiel.
Tariq Ali - Oui, là réside la cause de la recherche de différences. Quand on regarde la Grande-Bretagne, on remarque que la religion y a été soutenue - par le gouvernement, et avant tout par Blair. Même après le 11 septembre, la fondation d’institutions religieuses, par exemple d’écoles confessionnelles, a été encouragée. Au sein du multiculturalisme officiel, les différences entre les gens sont perçues comme une bonne chose. En partie, cela est vraiment ainsi - les gens sont différents. Mais en tant que socialiste, je sais aussi combien il est difficile de s’unir. Je crois que parmi les jeunes, il y a plus de convergences que de différences. Je suis optimiste : l’importance des lignes de clivage religieuses ne va pas durer longtemps en Europe, peut-être trente ou quarante ans.
Pourquoi ?
Tariq Ali - Cyniquement dit : parce que le capitalisme est aveugle en ce qui concerne le sexe, la couleur de la peau ou la religion. Dans la mesure où il croît et s’étend, il met de côté toutes les particularités des êtres humains. Cela s’est toujours passé ainsi.
La gauche est-elle capable de montrer une alternative ?
Tariq Ali - La gauche est actuellement très faible. En ce qui concerne la gauche radicale, je ne suis pas optimiste. En Grande-Bretagne, je n’appartiens pas à Respect [coalition de la gauche anti-libérale, ndlr]. J’ai des divergences avec eux sur quelques points. La façon dont les choses se passent au sein de Respect, c’est du pur opportunisme. Je suis évidemment pour travailler avec les groupes musulmans, mais pour des socialistes, le but doit être de gagner les adeptes de la religion à notre propre point de vue, non de les laisser dans leur retranchement.
On devrait ainsi travailler ensemble de façon moins acritique ?
Tariq Ali - Bien entendu. Comme Respect le fait, ça ne va rien donner. Il faut trouver un terrain neutre qui peut offrir un espace à la discussion. Il ne faut pas dissimuler ou voiler son propre point de vue en le mettant sous la table. Bien des groupes [musulmans] avec lesquels [Respect] développe une collaboration ont des racines très conservatrices et réactionnaires. Dans les pays d’où ils viennent, comme par exemple l’Egypte ou l’Indonésie, ils ont toujours été des ennemis de la gauche.
C’est l’un des problèmes que rencontrent les anti-racistes et les socialistes. D’une part, nous voulons développer la solidarité avec les minorités discriminées, mais d’autre part, il nous faut maintenir une position critique par rapport aux modes de pensée conservateurs qui prévalent, en partie, parmi ces minorités.
Tariq Ali - Pour les socialistes, la tâche est claire : les communautés musulmanes doivent être défendues contre la diabolisation et la répression, contre la représentation très répandue que le terrorisme est propre à l’islam. Tout cela doit être énergiquement combattu. Mais en même temps, on ne doit pas fermer les yeux sur le conservatisme social qui règne dans ces communautés, ni le dissimuler. Il faut essayer de gagner ces gens à nos propres idées.
J’aimerais donner un exemple : le dernier chapitre de mon livre est une lettre ouverte à un jeune musulman. Après avoir écrit cette lettre, près d’un an plus tard, j’ai reçu une réponse de quelques jeunes musulman-e-s. Ils ont pensé qu’ils étaient en cause dans ma lettre, parce qu’ils y avaient retrouvé des remarques qu’ils avaient faites eux-mêmes. Ils étaient surpris qu’elles aient été traitées sérieusement et en avaient aussi beaucoup discuté entre eux. Résultat : deux d’entre eux ont adhéré au Scottish Socialist Party (SSP) [parti de la gauche anticapitaliste écossaise, ndlr].
Notre but doit être de renforcer la position des plus jeunes, qui s’orientent vers une perspective progressiste et laïque. C’est très important. Il y a beaucoup de gens progressistes à découvrir dans les communautés musulmanes, mais en raison de l’atmosphère qui y règne, ils ne peuvent pas de toute évidence s’affirmer au grand jour. Ce sont ces gens qui peuvent construire des forces laïques et que nous devons soutenir. Et c’est avant tout parmi les jeunes filles que l’on trouvera de telles ressources. On peut gagner beaucoup parmi eux/elles, si nous ne les ignorons pas, ce à quoi tend l’extrême gauche en France. L’extrême gauche française est l’image en miroir de l’opportunisme britannique. Elle n’a pratiquement pas de contact avec la communauté musulmane et ne considère pas cela comme une priorité. Les deux attitudes sont erronées - il nous faut trouver une voie intermédiaire.