Quelle définition donneriez-vous du communautarisme ?
MICHEL WIEVIORKA. Le communautarisme, c’est lorsque le groupe impose sa loi aux individus et qu’il n’accepte pas l’idée que des principes supérieurs à ceux dont il s’est doté luimême puissent régler sa vie intérieure ou ses relations avec l’extérieur.
HENRI PENA-RUIZ. Cette définition me convient. J’insisterais pour ma part sur les deux effets aliénants potentiels du communautarisme : d’une part, le gommage de la singularité, puisque l’individu est censé n’être qu’un échantillon anonyme de la communauté ; d’autre part, l’affrontement intercommunautaire, puisqu’il n’y a pas de reconnaissance d’une loi commune.
Quelle est la réalité du communautarisme dans la société française aujourd’hui ?
MICHEL WIEVIORKA. C’est là que les choses se compliquent. Il existe dans la société française toutes sortes de communautés ouvertes, qui n’imposent pas à leurs membres des lois rigides. Par ailleurs, les mots communauté » et « communautarisme » sont, l’un comme l’autre, assez embarrassants, car ils ne nous disent pas sur quel registre nous nous situons : le culturel ou le religieux ? En France, nous avons tendance à mélanger en permanence les deux registres. De quelle communauté parlons-nous lorsque nous évoquons des risques de communautarisme ? La France paraît aujourd’hui particulièrement inquiète par rapport à l’islam.
Diriez-vous, au sujet de l’islam, que le risque de communautarisme vient de la « communauté musulmane » elle-même, ou davantage d’un certain discours hypostasiant cette communauté, l’abordant à tort comme un ensemble homogène ?
MICHEL WIEVIORKA. L’islam en France est un phénomène diversifié, qui renvoie à des pratiques religieuses elles-mêmes plus ou moins tranchées. Donc, si on veut parler de communautarisme, il faut être précis : où le situe-t-on, dans cette diversité de pratiques ? Celles qui inquiètent le plus les Français ne sont pas forcément communautaristes. Je suis heurté, comme la plupart de nos concitoyens, par le port de la burqa, mais je ne suis pas certain pour autant qu’il faille parler de communautarisme sur ce sujet. Deux de mes étudiantes travaillent sur les femmes qui portent ce voile intégral. Or, l’une d’elles a constaté qu’environ 60 % de celles qu’elle rencontre sont en fait des converties. Et surtout qu’il existe, avec ces femmes, une logique de sortie de la société qui n’est pas du même ordre que la logique guerrière de l’islamisme radical. La burqa, c’est sans doute un mélange des deux logiques, et un mélange qu’on ne retrouvera pas à l’identique d’une personne à l’autre.
HENRI PENA-RUIZ. Quand j’étais membre de la commission Stasi, j’étais moimême très agacé par le vocabulaire des politiques : la « communauté musulmane », la « communauté juive », la « communauté chrétienne », etc. Ces expressions font fi de la différenciation des individus. Les utiliser, c’est en ce sens faire le jeu du communautarisme. Il faut parler non pas de « communauté musulmane », par exemple, mais de citoyens français de confession musulmane. Je refuse de réduire la dimension de la personne à la dimension de la religion, de même que je refuse de réduire la culture à la religion. Maintenant, pour répondre directement à la question, je crois qu’il y a une coresponsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui. Le président de la République a pris une écrasante responsabilité quand il a déclaré : « La burqa n’est pas la bienvenue en France. » Comme s’il voulait penser en termes de territoire ce qui doit l’être en termes de droit. Pour quelle raison une tenue vestimentaire pourrait-elle ne pas être la bienvenue en France ? Si l’idée est d’invoquer une « tradition vestimentaire », alors on nage en pleine idéologie d’extrême droite. Si on fait valoir, au contraire, des raisons de droit, la dignité de la femme, l’égalité des sexes, etc., alors on est dans un discours à vocation universaliste. Et dans ce cas, ce n’est pas seulement en France que la burqa n’est pas la bienvenue, mais partout dans le monde. L’expression du chef de l’État est donc irrecevable. Territorialiser le problème de la burqa, c’est pêcher en eau trouble.
MICHEL WIEVIORKA. Ce gouvernement mène clairement une politique qui consiste à ne pas froisser l’électorat qu’il peut espérer mobiliser sur sa droite. Je dirais même, qui consiste à le flatter. Le débat sur l’identité nationale avait cette principale fonction, comme les « affaires de burqa » aujourd’hui. Cette politique ne peut que contribuer à mettre de l’huile sur le feu, certainement pas à calmer le jeu.
Diriez-vous que certaines politiques publiques produisent du communautarisme ?
HENRI PENA-RUIZ. Il y a un paradoxe, c’est que dans la commission Gerin- Raoult, qui propose l’interdiction du voile intégral, on fait dans le même temps un travail de flatterie à l’égard des différentes communautés religieuses en reprenant des propositions du rapport Machelon. Ce rapport proposait d’estomper la frontière entre associations culturelles et associations cultuelles, pour pouvoir contourner l’article 2 de la loi de 1905, dite de séparation de l’Église et de l’État, qui interdit le financement public des cultes. L’idée, c’est que des tenants d’une religion donnée, qui souhaitent obtenir des deniers publics, puissent créer pour cela une association culturelle. C’est symptomatique d’un traitement à l’anglo-saxonne : d’un côté, on pratique une politique sociale dure, en rendant exsangues les services publics, en remettant en question le Code du travail, et de l’autre côté, on encourage les associations religieuses à prendre la place de l’État social de droit, défaillant. Avec le sarkozysme, on est bir en face d’une telle logique. On tourne le dos à ce que Jaurès appelait la « République sociale et laïque ».
MICHEL WIEVIORKA. En même temps, il faut aussi s’interroger sur les moyens de répondre à la revendication légitime des citoyens de confession musulmane de pouvoir pratiquer leur religion. Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus celui d’une séparation des Églises et de l’État, comme en 1905. On ne peut pas faire comme si le problème était de séparer l’islam de l’État ! Le Panthéon, temple de la patrie, est encore aujourd’hui surplombé d’un crucifix, on n’y trouve pas l’équivalent musulman du crucifix. Donc, le problème n’est pas la séparation, il est plutôt de dire comment procéder pour que l’islam puisse être respecté et pratiqué, certes sans pour autant mettre en péril la République et ses valeurs. On ne peut pas accepter que les 5 ou 6 millions de musulmans en France vivent dans le déni ou le rejet pur et simple de leurs convictions. Il faut trouver les modalités du vivre-ensemble, pour une religion qui n’était pas là avant.
HENRI PENA-RUIZ. Là, j’introduirais des nuances. D’abord, la loi de 1905 n’est pas une loi de circonstance. C’est une loi structurelle. Elle a une portée audelà de son contexte. Quel est l’esprit de cette loi ? Le peuple, par ses représentants, décide que la religion n’engage que les croyants. Et que la République, qui doit représenter tous les citoyens, ne veut pas privilégier les croyants par rapport aux athées, ou les croyants d’une religion par rapport à ceux d’une autre religion. Jean Jaurès et Aristide Briand, au moment où ils préparent la loi, s’interrogent : que va-t-on faire de l’argent récupéré grâce à la suppression du budget des cultes ? Jaurès a à l’époque une idée : financer les retraites ouvrières. C’est l’idée que la République est dans son rôle lorsqu’elle vise un but universel, l’intérêt général. Le culte relève du particulier. En revanche, l’hôpital public est aussi utile à un croyant qu’à un athée. En tant que républicain social, je considère que les citoyens désireux de financer des lieux de culte pourront d’autant mieux le faire que l’État social de droit est présent pour les grands services publics. En effet, l’hôpital public permet d’éviter les dépassements d’honoraires, donc, pour les citoyens, de réaliser des économies sur les budgets de santé. Libre à chaque citoyen d’affecter ensuite ses économies au financement d’un lieu de culte.
MICHEL WIEVIORKA. Je suis moi aussi un républicain convaincu, mais je ne me retrouve pas dans la façon dont vous posez le problème. D’abord, permettez- moi, même succinctement, une analyse sociologique. Les musulmans, aujourd’hui en France, sont plutôt pauvres, économiquement. Ensuite, ils vivent dans un pays qui, dans un passé récent, ne comptait pas de lieux de culte leur permettant de pratiquer librement leur foi. Ce n’est pas flatter le communautarisme que de créer les conditions pour que les citoyens de confession musulmane puissent vivre leur foi. Si on ne répond pas aux revendications exprimées en ce sens, alors c’est de l’argent étranger, en provenance de pays comme l’Arabie saoudite, qui sera utilisé pour construire et faire fonctionner des mosquées en France. Je ne crois pas qu’on puisse considérer qu’il suffirait que l’État providence fonctionne pleinement, avec davantage de moyens, pour que la question religieuse devienne une question personnelle et intime.
HENRI PENA-RUIZ. Je ne réduis pas le religieux à de l’économique. Je dis simplement que les conditions de possibilité de la vie spirituelle authentique résident dans la justice sociale. Quand vous dites qu’une majorité de musulmans sont pauvres, je réponds qu’il faut traiter les causes de cette pauvreté en s’attaquant au capitalisme et au phénomène de la discrimination à l’embauche. Quand vous posez le problème de l’argent de l’Arabie saoudite utilisé pour financer des mosquées, je réponds que nous n’avons absolument pas besoin, en France, de payer pour s’assurer le contrôle de ce qui est dit dans les mosquées. Car nous sommes dans un État de droit, laïc et républicain, où il existe des lois permettant, par exemple, de poursuivre en justice un imam qui appelle à frapper une femme adultère. Ensuite, je ne dis pas que toute religion n’est que compensation. Hegel définit la religion comme une forme de spiritualité parmi d’autres. C’est, dans sa logique, une démarche vers laquelle peuvent se tourner celles et ceux qui vivent bien et éprouvent, dans leur for intérieur, la finitude de la condition humaine. Mais on n’est plus, là, dans l’ordre du théologico-politique. On parle d’autre chose. Je crois qu’il faut assurer à tous les hommes les conditions d’une démarche spirituelle propre, qui peut être religieuse, mais aussi simplement humaniste athée, artistique ou philosophique.
MICHEL WIEVIORKA. Mais vous considérez donc que le traitement de la religion devrait être socio-économique…
HENRI PENA-RUIZ. Non, pas exactement. Je dis que l’État n’a pas charge d’âmes. Ce n’est pas à l’État de dire quelle est la « vie bonne ». Hobbes parle en ce sens du « silence de la loi ». En effet, c’est l’abstention de l’État, refusant de définir la « vie bonne » qui permet à chacun de choisir sa propre conception de celle-ci. Et cela vaut pour la religion comme pour les autres types de conviction.
La diversité est de plus en plus promue comme une valeur en soi, dans un contexte où toutes sortes de discriminations gangrènent la société… Des politiques publiques ayant pour fi nalité la diversité, comme celles préconisées par le Conseil représentatif des associations noires (Cran) dans un récent rapport, est-ce la bonne voie pour développer le vivre-ensemble ? Doit-on généraliser la discrimination positive ?
MICHEL WIEVIORKA. En une trentaine d’années, le discours républicain est devenu incantatoire. Ce qui est en cause, ce n’est pas l’idéal républicain, mais la capacité d’une société comme la nôtre à le mettre concrètement en œuvre. On ne peut se contenter d’en exiger la réalisation. Il faut définir des modalités, indiquer des pistes, des moyens. On parle souvent de discrimination positive. Si on entend par là des mesures volontaristes destinées à permettre à des individus en butte à des injustices sociales de s’en libérer, alors j’y suis favorable. Ce que je veux dire, c’est que la discrimination positive, ce n’est pas nommer un préfet musulman. C’est promouvoir des politiques de ZEP, pour prendre l’exemple le plus connu. Voilà un ensemble de mesures sociales destinées à des populations ciblées. Il arrive que des populations s’estimant victimes d’injustices structurelles décident de se compter. C’est ce qu’a fait le Conseil représentatif des associations noires (Cran). Si l’enjeu est de mettre en place des mesures d’« affirmative action », pour parler comme les Américains, alors pourquoi pas ?
HENRI PENA-RUIZ. Je partage totalement votre critique du caractère incantatoire de certaines proclamations républicaines. Quelles sont les possibilités du chômeur en fin de droits de ne pas signer un contrat de travail ? Je rejoins la critique que fait Marx, dans la Question juive, d’une certaine mystification républicaine reposant sur la fiction libérale d’un individu isolé, abstrait, a-social (le « chasseur primitif » chez Smith et Ricardo). Mais c’est précisément à partir de cette critique que je réclame la traduction concrète des principes républicains, la mise en place de conditions concrètes pour l’exercice des droits proclamés. Faut-il des mesures de « discrimination positive » ? Pour moi, le mot discrimination reste péjoratif. Les ZEP, cela consiste très simplement à mettre plus de moyens là où il y a plus de besoins. Ce n’est pas de la discrimination, c’est de la solidarité. On parle aussi du curriculum vitae anonyme. Moi, j’y suis favorable. Mais là aussi, ce n’est pas de la discrimination, c’est simplement un moyen de mettre hors jeu le particularisme originaire pour faire que le critère d’attribution de l’entretien d’embauche soit vraiment la compétence.
MICHEL WIEVIORKA. Je suis sensible à la question du vocabulaire. C’est pour cela que je préfère parler de volontarisme politique plutôt que de discrimination positive. Prenons l’exemple du testing, pratiqué par des associations comme SOS racisme. Cela consiste, par exemple, à demander à deux personnes, dont l’une est reconnue « de couleur », de se rendre successivement dans une discothèque. Si la personne « de couleur » est refoulée, toutes choses identiques par ailleurs, cela permet de mettre en évidence une discrimination, donc, de pouvoir mieux la combattre. Mais si je suis pour un tel procédé, il faut bien que j’accepte l’idée qu’on reconnaisse les gens en fonction de leur couleur de peau. Et évidemment, cela pose problème. Mais comment faire autrement pour avancer contre les injustices structurelles, qui ne sont pas toutes strictement socio-économiques ?
HENRI PENA-RUIZ. La question que vous posez est celle du critère pour identifier les personnes qui sont dans un réel besoin. Vous avez raison, c’est une vraie difficulté. Je crois qu’on gagnerait à distinguer l’égalité de processus et l’égalité de résultat. Par exemple, sur la question de la parité : une femme ne peut tenir sa place dans un lieu, à un poste, du fait qu’elle est une femme. Idem pour un homme. Sinon, on reproduit le schéma sexiste qu’on cherche précisément à dépasser. Par contre, une mesure comme la désexualisation du congé parental contribue à créer les conditions pour que les femmes puissent voir reconnaître le fait que leur travail a autant de valeur que celui des hommes. Là, nous sommes dans l’égalité de processus, moins spectaculaire, mais certainement plus efficace. Élisabeth Badinter avait fait une recherche sur la situation des pays nordiques, apparemment les plus avancés en matière d’émancipation des femmes. Ce qu’elle a constaté, c’est que c’étaient les femmes d’une certaine condition sociale qui bénéficiaient de la parité, en tant qu’égalité de résultat. Autrement dit, la question sociale vient surdéterminer le décret paritariste que le politique peut décider. Si on ne fait pas attention aux processus sociaux qui surdéterminent ces questions, on risque de ne pas les faire bouger dans le bon sens.
MICHEL WIEVIORKA. Là, je suis entièrement d’accord avec vous. Et on peut appliquer ce que vous venez de dire au débat sur la « discrimination positive ». Une politique de droite va chercher les meilleurs éléments dans le groupe défavorisé pour leur donner une chance ; une politique de gauche doit au contraire chercher à faire monter tout le groupe. C’est à l’aune de cette ambition de gauche qu’il faudra évaluer des dispositifs comme celui de Sciences-Po ZEP. Ce dispositif va-t-il permettre de créer des dynamiques dans les quartiers populaires ? Je pense que dans ce domaine, comme dans les autres, les mesures volontaristes doivent être en permanence l’objet d’évaluations. Et je crois aussi qu’il est essentiel de ne jamais généraliser un dispositif avant de l’avoir expérimenté. Ces conditions rejoignent, de mon point de vue, l’idée de processus que vous évoquiez.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LAURENT ETRE