Sous le titre « L’impérialisme et le colonialisme aujourd’hui », Karl Grünberg écrit ce qui suit :
« Le « mouvement altermondialiste » a concentré sa critique aux instruments mondiaux du capitalisme contemporain. Il a négligé la critique du nouveau partage du monde, les rôles de l’Europe, des Etats-Unis et de leur empire, l’émergence de nouvelles puissances capitalistes, la recolonisation. Des pratiques et des idéologies racistes accompagnent aujourd’hui comme ils le faisaient hier l’impérialisme et le colonialisme : les peuples pillés sont humiliés, leur humanité niée. »
1.
Prétendre que l’altermondialisme aurait « concentré sa critique aux instruments mondiaux du capitalisme contemporain » et « négligé la critique du nouveau partage du monde, les rôles de l’Europe et des Etats-Unis et de leur empire, l’émergence de nouvelles puissances capitalistes, la recolonisation » est une affirmation discutable.
Le thème de la guerre (Irak, Afghanistan, Liban, Gaza) a été une constante dans cette mouvance altermondialiste, tout comme celui de la Palestine ; il suffit pour cela de rappeler la manifestation contre la guerre en Irak lors du Forum social de Florence en 2002 ; cette manifestation a mobilisé 1 million de personnes et donné une impulsion décisive au mouvement contre cette guerre. Rappelons aussi la journée de manifestations contre la guerre en Irak lancée par le Forum social européen qui a donné lieu à l’une des plus grandes mobilisations de l’après-guerre en Suisse (entre 40 et 50 mille personnes à Berne, des millions dans toute l’Europe et dans d’autres pays). Il est vrai que SolidaritéS et la gauche en général n’ont jamais donné aux Forums sociaux toute l’importance qu’ils méritaient à ce moment. De plus la question de la nouvelle puissance capitaliste (d’Etat) que constitue la Chine a été débattue – parfois vivement – lors des forums sociaux mondiaux. Enfin, chaque fois qu’il en a eu l’occasion le mouvement altermondialiste s’est engagé pour dénoncer l’islamophobie.
2.
Le terme « recolonisation » qu’emploie Karl est ambigu : il suggère un retour au colonialisme d’antan. Celui-ci était marqué par une volonté d’expansion territoriale des grandes puissances, le but était l’exploitation directe des richesses des pays qu’elles colonisaient. La métropole avait la haute main sur les échanges commerciaux avec la colonie. Elle exerçait une forme de monopole sur les matières premières provenant de cette dernière, pour le plus grand profit des firmes industrielles du pays colonisateur. Pour garantir cette exploitation les puissances colonisatrices exerçaient alors une domination exclusive sur les territoires conquis. La guerre qu’ont livrée les Etats-Unis à l’Espagne pour la déloger de Cuba à la fin du 19e siècle illustre bien la problématique.
Le paradigme actuel n’est plus du tout le même qu’à la fin du 19e siècle, au moment le plus fort de la colonisation et de ce type de « partage » du monde. La plupart des pays autrefois colonisés ont accédé à l’indépendance. La nouvelle forme de domination des pays riches sur les pays pauvres s’exerce désormais de manière moins directe, il s’agit plus d’une dépendance économique, financière et commerciale que d’occupations territoriales ; citons la question de la dette et les politiques d’ajustement structurel imposées aux pays pauvres par le FMI, la dépendance par rapport aux investisseurs mondialisés, le contrôle planétaire des pays riches sur le commerce, la pseudo « aide au développement » et ses conditionnalités souvent insupportables, les termes défavorables des échanges entre Nations pauvres et riches, la toute puissance des multinationales qui font émerger leurs profits dans des paradis fiscaux et non dans les pays où les richesses ont été produites, l’avantage compétitif sur le marché mondial des produits agricoles provenant des grandes exploitations industrielles. Les pays développés écoulent en effet leurs surplus dans les pays pauvres à des prix imbattables parce que bien souvent subventionnés par leur Etat ou l’Union européenne [1].
Un facteur non négligeable de la domination est aujourd’hui la corruption des dirigeants de certains pays pauvres, une corruption étroitement liée à l’intégration de leurs classes dominantes respectives dans le cadre du capitalisme désormais mondialisé. Cette domination s’appuie bien sûr aussi sur la domination militaire et la perpétuation de bases militaires, principalement US, dans le monde entier. Ces formes différentes de domination ont un triple but : sécuriser les intérêts capitalistes, étendre le contrôle des pays riches sur les matières premières stratégiques et intégrer ces pays dans le marché mondial. Elles n’ont plus pour but d’occuper territorialement les pays dominés ou de les administrer durablement directement de l’étranger [2].
Les Nations ont de plus abandonné une partie de leurs prérogatives au profit d’institutions internationales chargées de gérer le capitalisme dans les conditions d’un marché désormais mondialisé : la Banque Mondiale, le FMI, la Banque européenne de développement, l’OMC. La création d’organisations de communautés d’intérêts un peu partout dans le monde (l’Union Européenne en est un exemple) ressemble fort à la formation de nouveaux centres impérialistes, elle correspond à un besoin sans frein d’atteindre la taille critique permettant de rivaliser − parfois sous un masque de coopération − avec des puissances émergentes comme la Chine ou l’Inde, mais ces communautés d’intérêts n’ont plus rien (ou presque plus rien) à voir avec une domination coloniale.
Le pillage des richesses des pays pauvres et l’exploitation des travailleurs de ces pays sont toujours aussi féroces, parfois encore plus, mais les formes ont changé, l’occupation territoriale a pratiquement partout été abandonnée. Certes les anciennes puissances coloniales ont conservé une influence, mais celle-ci n’est aujourd’hui utilisée que pour garantir les intérêts du capital mondialisé, c’est-à-dire de consortiums présents partout dans le monde. Elle leur garantit des conditions optimales de captation des richesses, où qu’elles soient produites, cela au profit d’un capital de plus en plus « hors sol » et en mesure d’échapper aux contraintes fiscales et politiques des Etats/Nations. L’émergence de nouvelles puissances capitalistes au sein même de pays autrefois colonisés et occupés militairement est là pour concrétiser les changements intervenus depuis le colonialisme du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle. Il faut voir cette émergence dans le cadre d’un glissement des rapports de pouvoir entre les Etats/Nations eux-mêmes et le capital mondialisé, cela au profit de ce dernier. Ce glissement est lourd de menaces pour les populations, car ce capital mondialisé est appelé à devenir de plus en plus féroce pour préserver et renforcer sa prédominance.
Le terme « recolonisation » ne convient pas pour qualifier cette réalité. Ce qui se passe actuellement est beaucoup plus subtil que l’ancien colonialisme, beaucoup plus destructeur également, cela s’attaque aux identités culturelles elles-mêmes, ça n’a donc « presque » plus rien à voir avec l’établissement et le développement de colonies.
3.
Rappelons encore que l’expansion – et le succès - des luttes de décolonisation a généralement suivi la seconde guerre mondiale. Le mouvement s’est appuyé – en même temps qu’il le renforçait − sur le nouveau rapport de forces au niveau mondial, la suprématie américaine et russe après la victoire en Europe sur le nazisme et le fascisme, en Asie sur l’Empire japonais ; ce mouvement s’est appuyé en particulier sur un affaiblissement momentané des classes dominantes dans les pays colonisateurs européens, celles-ci étant jugées largement responsables du carnage qui venait d’avoir lieu [3]. La guerre avait redistribué les cartes, elle avait aussi momentanément modifié le rapport des forces entre les classes, cela particulièrement en France et en Angleterre, les deux principales anciennes puissances colonisatrices. [4] Elle a aussi débouché sur l’intégration des pays d’Europe de l’Est dans la sphère d’influence soviétique (Tchécoslovaquie, Allemagne de l’Est, Pologne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Yougoslavie, Albanie).
4.
Karl s’attaque ensuite à la question du développement scientifique. Citons son propos : « Le développement scientifique constitue l’architecture mentale de cette période, pour justifier un colonialisme qui refuse les droits humains aux peuples qu’il soumet il faudra donc faire appel à une pseudoscience, raciste ».
Voilà un jugement à l’emporte-pièce… qu’il faudrait fonder pour voir où il mène réellement, notamment une vision acritique de la religion [5] ! Que certaines approches pseudo scientifiques aient pu justifier le racisme n’autorise pas à jeter le discrédit sur le développement scientifique en tant que tel.
S’il est vrai que l’idée de « progrès » a fréquemment été assimilée à « développement scientifique », et que cette idée a souvent été utilisée pour affirmer la supériorité des pays colonisateurs sur les pays colonisés, c’est essentiellement parce que les pays colonisateurs ont confisqué les avancées scientifiques à leur seul profit, notamment dans leurs applications sur le plan militaire et technologique. La science, en tant que telle, ne saurait en être tenue responsable. La science, et les développements scientifiques, ont été instrumentalisés par la classe dominante, rien de plus. [6]
Karl diabolise le développement scientifique mais il fait silence sur le rôle des religions dans les entreprises de colonisation et dans le racisme d’Etat. Pensons notamment aux méfaits de l’obscurantisme religieux chrétien dans la conquête de l’Amérique par les Espagnols au 16e siècle. Même si des dénonciations ont été exprimées par des prêtres plus clairvoyants et courageux comme Bartolomeo de las Casas, c’est au nom du christianisme que des peuples entiers ont été asservis par la force, puis détruits en tant que peuples et cultures. Pensons aussi au concept de « peuple élu » qui a idéologiquement fondé l’expansionnisme sioniste israélien, sans parler de l’idée de « race élue », qui a justifié le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Tous les deux ont un fondement religieux.
5.
Karl développe ensuite son argumentation comme suit : « Dans la période actuelle de recolonisation, le racisme joue évidemment le même rôle qu’il jouait au cours de la période coloniale précédente. Toutefois, il est important de distinguer une dimension nouvelle qui s’y ajoute désormais. Beaucoup de travailleurs immigrés vivant dans les pays impérialistes – et notamment européens, sont originaires des régions qui subissent aujourd’hui la recolonisation ».
Examinons donc ce passage : « Dans la période actuelle, le racisme joue évidemment le même rôle qu’il jouait au cours de la période précédente » dit Grünberg. Le racisme joue peut-être le même rôle, ça se discute, mais son contenu a sûrement changé.
D’abord, les pays autrefois colonisés ont quasiment tous accédé à l’indépendance. Des classes dominantes s’y sont ainsi constituées et ont été intégrées dans le cadre du capitalisme globalisé, généralement en position subordonnée par rapport aux anciens maîtres, mais elles sont désormais entrées de plein pied dans le camp des profiteurs.
Dans la foulée de la décolonisation, ces classes dominantes locales se sont étoffées : elles ont peu à peu repris les cabinets d’affaires et les maisons de commerce autrefois occupés par les colons ; elles se sont servies de leur pouvoir politique, non seulement pour occuper les postes de hauts fonctionnaires mais aussi pour exiger des multinationales - en échange de somptueux pots-de-vins - qu’elles passent dorénavant par elles pour se maintenir ou pour s’établir. Elles ont souvent nationalisé des secteurs de l’économie, en particulier les secteurs commerciaux ou de l’énergie, non pour mettre ceux-ci au service de la population, mais pour confisquer à leur profit les passe-droits autrefois réservés à la bourgeoisie métropolitaine. [7] Dans les campagnes, elles ont fait main basse sur les terres des colons, les meilleures évidemment, et bien souvent accentué l’exploitation des travailleurs et travailleuses agricoles [8].
C’est là une différence de taille par rapport à la période coloniale : autrefois, les populations des régions colonisées avaient un statut inférieur, par exemple dans l’Indochine française, un statut « d’indigènes », qui ne leur permettait pas d’accéder aux droits attachés à la citoyenneté française. Quant à la bourgeoisie, il s’agissait avant tout d’une bourgeoisie adossée à la métropole colonisatrice.
Certes, dans le colonialisme, il y a toujours eu au sein des populations colonisées des serviteurs de la puissance coloniale, notamment dans la bureaucratie, les services de sécurité, voire dans l’armée. Il y avait donc aussi une minorité, parmi les gens du peuple, qui avait intérêt à la perpétuation de la domination coloniale. De plus, les colonisateurs avaient souvent beau jeu de diviser les populations colonisées en opposants certaines ethnies entre elles, de sorte que certaines d’entre elles sont allées jusqu’à lier leur sort à celui des colonisateurs. Elles s’en sont d’ailleurs mordu les doigts, car elles ont été le plus souvent abandonnées à leur sort par « leur protecteur ».
Il y a eu aussi, sous le colonialisme, des « anti-colonialistes » dont la seule ambition était de prendre la place des colons et de se constituer en bourgeoisie. Ils étaient même certainement majoritaires dans le petit commerce, les petites entreprises, les professions libérales (avocats, médecins, etc.), les universités. Mais tant que la puissance colonisatrice était présente ces couches sociales autochtones et nationalistes demeuraient directement subordonnées au pays colonisateur, cela sur les plans politique, économique, social ou juridique.
Tout cela a changé. Prenons l’exemple éclairant de l’Afrique du Sud [9], même si dans ce cas, il ne s’agit pas, au sens strict, d’une décolonisation (mais il s’agit bien, par contre, du racisme). Dès l’abolition de l’apartheid, et la victoire de l’ANC aux élections, une classe dirigeante, jusqu’alors en gestation, a émergé parmi la population noire, grâce notamment au programme gouvernemental du « black empowerment » qui prévoit en particulier la priorité à la nomination de personnes de couleur dans les postes de hauts fonctionnaires, de directions des entreprises ou dans les conseils d’administration [10]). Cette classe dirigeante s’est très rapidement enrichie – en particulier par des pratiques de corruption – tandis que la grande masse de la population de couleur (noire principalement, mais aussi métis ou indienne) s’enfonçait dans le chômage et la misère.
L’abolition du régime d’apartheid a certes transformé la situation des populations noire, métis et indienne. Elle a aboli des structures et des interdits racistes. Elle a conféré une dignité et des droits aux personnes de couleur. Le nouveau gouvernement a introduit des mesures de discriminations positives en faveur de ces dernières dans le but de compenser, au moins partiellement, les inégalités sociales criantes entre celles-ci et la minorité blanche. La nouvelle constitution a consacré l’égalité en droit de toute personne, quelle que soit la couleur de sa peau. Mais on est encore bien loin, ne serait-ce que d’approcher d’une égalité de fait.
Ce qui subsiste en effet de la période de l’apartheid, c’est la surexploitation de la grande majorité des personnes de couleur salariées, dans une moindre mesure, d’une partie de la population blanche pauvre et salariée, et cela dans tous les secteurs économiques, l’agriculture, le bâtiment, l’industrie, les mines (or, diamant, charbon), les services et l’économie domestique. Mais désormais ce travail et cette exploitation ne profitent pas uniquement à la minorité dominante blanche et au capital mondialisé, mais aussi, pour une large part, à la nouvelle bourgeoisie noire. Celle-ci est tout aussi indifférente au sort misérable de la majorité noire que la minorité dominante blanche. En Afrique du Sud, la bourgeoisie noire (voire métis ou indienne) est aujourd’hui pleinement intégrée à la classe dominante, même si la minorité blanche demeure probablement prépondérante dans l’économie. Cette bourgeoisie noire s’est engouffrée dans les brèches créées par l’abolition du régime d’apartheid, elle a pleinement exploité le contrôle « démocratique » de l’ANC sur l’Etat. Cela lui a donné accès à tous les leviers du gouvernement.
On voit bien dans ce cas que la division principale est sociale, que la ligne de clivage oppose désormais « les pauvres aux riches », comme le déclarait récemment dans un meeting un militant sud-africain des quartiers pauvres du Cap. [11] La grande majorité des personnes de couleur, en particulier les jeunes, sont confrontées à des problèmes de chômage massif, de précarité des conditions de vie, de violence, de logements insalubres. La ligne de clivage oppose désormais clairement des intérêts de classe, elle passe par la place sociale de chacun et chacune et n’est plus aussi directement calquée sur la division entre personnes de couleur et la minorité blanche.
Dans la plupart des pays africains, on peut constater des évolutions similaires à la faveur de la décolonisation. Les bourgeoisies issues des anciens pays colonisés sont désormais pleinement intégrées aux classes qui profitent de la globalisation ; elles ne subissent plus l’ostracisme des classes dominantes des pays occidentaux en raison de la couleur de la peau de leurs représentant-e-s. En Afrique du Sud, la bourgeoisie - qu’elle soit noire ou blanche - dispose de quartiers réservés dans lesquels elle se barricade pour vivre et protéger ses privilèges de classe. La bourgeoisie noire qui s’est incorporée à l’élite économique et politique du pays n’y subit certes plus le même racisme que sous l’apartheid.
Cette dimension nouvelle, ou ce changement-là, intervenu dans les pays autrefois colonisés, Karl ne semble pas les voir ; on pourrait même avancer qu’il ne peut pas les distinguer parce qu’il ne raisonne pas en termes de classes comme on le verra en examinant l’autre pôle de la contradiction, soit la situation des populations migrantes dans les métropoles impérialistes elles-mêmes.
Karl fait silence sur ce changement intervenu dans les pays colonisés, il ne repère que la dimension nouvelle du racisme dans les anciennes métropoles colonisatrices, c’est-à-dire la situation des (toujours plus nombreux) « travailleurs immigrés vivant dans les pays impérialistes – et notamment européens, originaires des régions qui subissent aujourd’hui la recolonisation ». Il pointe certes cette dimension nouvelle, mais il en évacue la dimension de classe. Le corollaire de cette position consiste à occulter les causes de la situation misérable des migrant-e-s au sein des métropoles, ainsi que les responsabilités de ce point de vue des régimes en place et des nouvelles classes dominantes dans les pays décolonisés eux-mêmes.
6.
Voyons donc comment Karl conçoit la situation des travailleurs immigrés dans les métropoles impérialistes :
« Les métropoles qui niaient l’humanité des sujets qu’ils colonisaient vivent aujourd’hui une situation nouvelle. Il leur faut disqualifier l’humanité des ressortissants des régions autrefois colonisées, « décolonisées », aujourd’hui recolonisées [12] sur le territoire européen lui-même. Les pouvoirs européens doivent leur refuser une identité qu’ils doivent – encore – reconnaître aux travailleurs occidentaux. C’est là une caractéristique du racisme contemporain, de ses constructions théoriques ou des slogans qu’il manipule. La construction du sentiment d’insécurité et de l’inquiétude identitaire visent cet objectif : cet « autre » qu’il faut rejeter n’est pas comme « nous », ne respecte pas « nos » règles, « nos valeurs », « nous » menace, « nous » devons « nous » en méfier, le repousser. »
D’abord, toute l’analyse de Karl est centrée sur les travailleurs/euses immigré-e-s provenant des régions autrefois colonisées. Qu’en est-il alors des très nombreux travailleurs/euses immigré-e-s qui ne proviennent pas de régions anciennement colonisées, comme celles et ceux originaires des Balkans, de Turquie, d’Espagne, du Portugal, des pays de l’Est, etc. ? Où se situent-ils dans le schéma de Karl ? Leur humanité est-elle aussi disqualifiée et les pouvoirs européens leur nient-ils à eux-aussi leur humanité ou la leur reconnaissent-ils en leur qualité de travailleurs occidentaux ?
Ensuite, si nous comprenons bien ce développement assez obscur, les métropoles impérialistes doivent disqualifier l’humanité des ressortissants originaires des pays autrefois colonisés qui résident désormais sur leur territoire en leur refusant une identité que les pouvoirs européens reconnaissent – encore − aux travailleurs occidentaux. Les métropoles impérialistes (ou les pouvoirs européens) nient ainsi l’humanité de ces immigrés extra-européens provenant des pays autrefois colonisés, comme elles niaient celle des sujets qu’elles colonisaient autrefois. Et ils doivent le faire, car c’est, selon Karl « une caractéristique du racisme contemporain, de ses constructions théoriques ou des slogans qu’il manipule ».
Le refus d’identité − de quelle identité s’agit-il ? Occidentale, européenne, nationale ? − par les pouvoirs européens n’est pas assimilée à des intérêts de classe, mais à une négation de l’humanité des immigrés originaires des régions autrefois colonisées. Par contre, selon Karl, les mêmes pouvoirs européens reconnaîtraient – encore - l’identité, donc l’humanité des travailleurs occidentaux [13].
Le mot « encore » est ici très important : lorsque Karl ajoute ce petit mot pour l’identité que reconnaîtraient « encore » les pouvoirs européens aux travailleurs occidentaux, il se subordonne de fait à cette « identité », il considère que les formes d’exploitation occidentales permettent encore aux travailleurs autochtones de préserver leur humanité, cela au moment où toute les valeurs sont marchandisées, déshumanisées. Karl accorde donc une valeur positive à cette identité-là.
Ça fleure bon l’amour du bon vieux temps où nous pouvions entre nous « encore » vivre des bons moments dans le respect de notre « identité », de notre « humanité ». Or, avant comme après, les travailleurs et les travailleuses en Occident ne trouveront une identité propre que dans la lutte qu’ils mèneront pour un autre monde. Hors de cette lutte, ils resteront arrimés aux valeurs bourgeoises, et la barbarie s’installera pour tous, pas seulement pour les immigrés des anciennes colonies.
Le raisonnement ou la formulation de Karl mène à une conclusion gradualiste : il faudrait que les travailleurs occidentaux défendent becs et ongles l’identité qui leur reste (occidentale, européenne et nationale) parce que les pouvoirs européens pourraient ne plus la leur reconnaître, ce qui conduirait à un déni non seulement de l’humanité des migrants, mais aussi de celle des autochtones ; ensuite, sur la base d’un combat victorieux pour conserver ce qui reste de notre humanité, se battre pour ouvrir notre notion d’identité occidentale, européenne, voire nationale, à tous les résidents dans les métropoles impérialistes. La reconnaissance de l’identité passerait ainsi d’une conception qui exclut les non-occidentaux, non-européens ou non-nationaux, à une identité qui inclut tous les résidents sur le territoire métropolitain, y compris les ressortissants immigrés originaires des pays autrefois colonisés. On passerait ainsi d’une opposition entre « nous » et « eux » à un « nous » qui les engloberait.
Les positions de classes et le nouveau contexte de la globalisation capitaliste disparaissent de ce raisonnement, elles sont obstruées par des débats sur des pseudo identités : occidentale, européenne, et en définitive nationale [14]. Ces pseudo identités évacuent les vraies discussions sur la seule identité qui unirait, celle de travailleurs et travailleuses. Elles divisent les classes exploitées par appartenances raciale, culturelle, européenne, nationale, toutes des appartenances d’une manière ou d’une autre soumises à une vision bourgeoise du monde.
Dans la globalisation, chaque bourgeoisie a certes partie liée avec les classes dominantes dans le monde entier car elle participe à la répartition des profits du capital financier, mais elle est aussi soumise à une compétition de plus en plus féroce avec les bourgeoisies des autres pays pour attirer les capitaux sur son sol et capter la plus grande part possible du profit. Dans cette lutte, elle a donc à la fois besoin de l’appui des « nationaux » et de divisions au sein des classes qui vivent de leur travail, subissent attaques après attaques contre leur conditions de vie et sont confrontées à un chômage et une précarité du travail de plus en plus menaçants.
Aucune bourgeoisie ne renoncera à ces divisions, elles chercheront au contraire toutes à les étendre, en même temps qu’elles continueront de rendre plus difficile l’entrée sur leur territoire des ressortissants provenant des anciennes colonies, tout en profitant de leur situation précaire, de « sans papiers », pour les surexploiter dans les activités non délocalisables. Elles continueront de dire aux travailleurs occidentaux, européens ou nationaux : « vous, vous êtes de notre monde ; eux, les travailleurs immigrés extra-européens, voire extranationaux, ne sont pas du même monde ». C’est là le positionnement général des bourgeoisies sur les questions d’immigration. Il s’est accentué et durci dans l’actuelle période de crise et de montée du chômage, les murs dressés un peu partout dans le monde en témoignent. Pour faire bonne mesure, les bourgeoisies accordent une priorité absolue au durcissement répressif à l’encontre de l’ensemble du monde du travail et affichent une « fermeté » de plus en plus obsessionnelle sur les questions sécuritaires. Tout cela est la marque d’une perte de confiance des classes dominantes en leur système, d’une faiblesse plutôt que d’une force.
Dans le système actuel, les deux identités (« identité fermée » qui exclut et disqualifie l’humanité des ressortissants des pays autrefois colonisés présents sur le territoire métropolitain ou « identité ouverte » qui inclurait et reconnaîtrait l’humanité de tous les résidents sur le territoire métropolitain) ne sont pas conciliables, elles sont incompatibles parce que les bourgeoisies de nos pays privilégient exclusivement l’identité occidentale, européenne, et, en définitive, les identités nationales, qui toutes sont conçues comme des armes divisant les travailleurs.
Karl fait donc fausse route lorsqu‘il accorde – malgré tout − une valeur positive à ce type d’identité. Sa seule restriction est le petit mot « encore », il laisse ainsi penser que cette identité « encore » reconnue par les pouvoirs européens aux travailleurs occidentaux (respectivement européens, nationaux), serait libérée des préjugés de classe, il se subordonne alors à ce type d’identité, affublée de l’adjectif « humaniste », cela même s’il laisse entendre qu’il faudrait passer à une identité plus englobante.
Pour nous, c’est précisément cette identité-là (occidentale, européenne, et en définitive nationale soi-disant affublée d’un reste d’ « humanité ») qui fait problème. Nous la refusons et la combattons catégoriquement.
Nous considérons que le slogan : « les travailleurs n’ont pas de patrie » est plus que jamais actuel, surtout dans cette période de globalisation capitaliste. Nous refusons de nous soumettre à une quelconque identité occidentale, européenne ou nationale, parce que c’est par elle que les classes dominantes tentent d’enlever une identité propre aux travailleurs du monde entier.
Si la notion bourgeoise d’identité, notion clairement marquée du sceau de classe, est aujourd’hui dominante, c’est que la gauche, faute d’un projet, donc d’une perspective d’alternative à la société actuelle, n’a pas trouvé l’identité sociale unifiante des travailleurs et travailleuses, elle n’a pas su dépasser les différences de nationalité, de couleur de peau, de genre, elle s’est soumise aux religions, à la culture bourgeoise et aux particularismes nationaux.
La « perméabilité » d’une partie des travailleurs dans tous les pays aux idées xénophobes, racistes, sexistes, islamophobes, antisémites est une pierre dans le jardin de la gauche, celle-ci n’a traité ces questions que sous un angle moralisant, ce qui ne permet pas ne serait-ce qu’une amorce de réponse.
C’est en effet une identité sociale des exploités dans le monde entier qu’il faut promouvoir, et non une identité « occidentale », « européenne » ou « nationale ». Mais on ne constituera pas une telle identité sociale à partir d’une approche moralisante et culpabilisante. Cette réponse est enfermée dans une attitude compassionnelle, du genre : « soyons plus gentils envers les pauvres, ils souffrent, soyons plus tolérants envers les immigrés, nous les avons colonisés ou, comme dans le cas de la Suisse, nous avons profité et continuons largement de profiter de leur colonisation ». Cette attitude compassionnelle ne dénonce pas la mainmise aujourd’hui exercée par des opérateurs mondiaux sur les richesses des pays pauvres, elle ne dénonce pas la domination plus que jamais exercée par les pays riches sur les pays pauvres. Le discours compassionnel de gauche et le discours dominant se rejoignent, il est empreint de condescendance à l’égard des « pauvres » immigrés, il participe d’un sentiment de supériorité et nous sépare des populations immigrées, cela au lieu d’entretenir un rapport d’égal à égal.
La plupart des immigré-e-s extra-européens aspirent à un emploi, ils sont partie du camp des exploités, c’est à ce titre qu’ils doivent pleinement être intégrés dans notre monde. Dans un article publié par « Le Monde » du 14 février 2010, le philosophe Alain Badiou résume fort bien cette aspiration : « Traiter le prolétaire étranger comme venant d’un autre monde, voilà la tâche spécifique dévolue au « ministère de l’identité nationale », qui dispose de sa propre force de police (la « police aux frontières »). Affirmer, contre un tel dispositif d’Etat, que n’importe quel ouvrier sans papiers est du même monde que soi, et en tirer les conséquences pratiques, égalitaires et militantes, voilà un exemple type de morale provisoire, une orientation locale homogène à l’hypothèse communiste, dans la désorientation globale à laquelle seule sa réinstallation pourra parer ».
Ce n’est pas ce que fait Karl quand il critique la construction du sentiment d’insécurité et d’inquiétude identitaire qui vise la division, l’opposition, entre « l’autre » (les immigrés extra-européens) et « nous » (occidentaux, européens ou nationaux selon le niveau où l’on se place). Revenons sur cette phrase : « cet autre qu’il faut rejeter n’est pas comme « nous », il ne respecte pas « nos » règles, « nos valeurs », « nous » menace, « nous » devons « nous » méfier, le repousser ».
Que propose Karl contre cette forme de ségrégation raciste ? Il propose implicitement de prendre le contre-pied, en termes quasi symétriques, de cette position : il faut plus de tolérance, ouvrir « nos » règles et « nos valeurs » pour y intégrer celles de « l’autre », ce dernier ne nous menace pas, nous n’avons pas à nous en méfier, nous ne devons pas repousser « l’autre », mais l’accepter.
Le problème, c’est qu’en prenant symétriquement le contre-pied des orientations ségrégationnistes, on occupe le même terrain qu’elles : on cherche « simplement » à intégrer les ressortissants des anciennes colonies émigrés vers les métropoles dans un « nous » élargi. On veut les inclure dans « notre » identité, occidentale, européenne ou nationale, ce qui est une forme d’impérialisme culturel.
Ces identités-là n’ont en effet rien à voir avec l’identité sociale réelle des immigrés, celle de travailleurs et travailleuses. C’est cette identité qui nous est commune, elle n’a pas besoin d’être inventée, nous devons nous en réclamer pour unifier. Elle oppose « notre » monde au « leur », celui des exploiteurs du travail d’autrui et de la globalisation capitaliste. Seule cette identité s’imposera un jour comme projet commun, seule elle permettra de combattre de manière cohérente pour la dignité, l’égalité et le respect des droits de toutes et tous.
Le point de vue de Karl est un point de vue humaniste, parfois radical, plein de bons sentiments ; il appelle à plus d’humanité et, par la force du discours, il cherche à convaincre les Occidentaux, les Européens ou les nationaux d’intégrer les immigrés extra-européens dans leurs communautés respectives. Le problème, c’est qu’un tel discours ne convaincra personne, il laissera toujours la porte ouverte aux positions de l’UDC qui se basera sur la rareté des emplois capitalistes pour diviser les travailleurs. Tant que cette situation perdurera ceux-ci resteront sourds aux appels à des bons sentiments perçus comme moralisants et bien souvent culpabilisants.
La position soutenue par Karl soulève par ailleurs quatre problèmes :
Premièrement, elle se heurte aux rapports de classe, et aux positions que veut imposer la classe dominante dans le contexte actuel ; nous les avons déjà évoqués ci-dessus.
Deuxièmement, elle débouche sur un relativisme culturel qui nous prive d’un regard critique sur « nos » valeurs et « nos » règles occidentales [15], ce qui mène à un réformisme tendant à les rendre plus « ouvertes », afin qu’elles intègrent les valeurs auxquelles les immigrés extra-européens sont déjà habitués. Cela nous empêche de distinguer ce qui est à défendre dans « nos » valeurs et ce qui est à combattre.
Troisièmement, nos valeurs de travailleurs s’en trouvent elles aussi relativisées, rendues inopérantes, ce qui laisse libre cours aux revendications des courants intégristes religieux, qu’ils soient catholiques, évangélistes, musulmans, judaïstes ou autres. Dès lors qu’ils se constituent en églises, les courants religieux n’ont rien de relativistes. Si elle n’affirme pas en tout temps sa position la communauté des travailleurs et travailleuses cède la place à des communautarismes religieux tous plus sectaires les uns que les autres.
Quatrièmement, la position relativiste de Karl est une entrave à la critique des valeurs et règles supposées être celles des populations immigrées, y compris lorsque celles-ci heurtent des valeurs démocratiques que nous devons en tout temps fermement défendre, la laïcité, la séparation de l’Etat et de la religion, les droits des femmes sont de ces valeurs. Tout relativisme culturel débouche nécessairement sur leur relativisation. Par exemple, le texte de Karl ne fait aucune critique des courants intégristes musulmans, pourtant ultraréactionnaires. A partir de son relativisme toute allusion critique à ces courants serait probablement considérée comme faisant le jeu des islamophobes. De même, la position de Karl et Aldjia Moulaï exprimée dans un article publié par « SolidaritéS », constitue une défense en règle du voile intégral et de la burqa que veulent imposer les militants islamistes intégristes. Or, qu’on le veuille ou non, ces signes religieux sont des symboles de l’asservissement des femmes aux hommes.
Quant à nous, attachés que nous sommes à la laïcité et à la séparation de l’Etat et de la religion, nous sommes pour la liberté de croyance, pour le droit de chacun et chacune de pratiquer la religion de son choix ou d’affirmer son athéisme. C’est pour cette liberté que nous combattons toute tentative de relativiser les lois laïques et démocratiques.
Nous sommes pour notre part opposés à toute affirmation ostensible de signes religieux mais nous ne sommes pas pour autant favorable à une loi interdisant d’en haut le port du voile intégral et de la burqa, à la seule exception des personnes employées dans l’administration et les établissements publics. Nous l’avons clairement exprimé dans la deuxième partie de cette critique consacrée à la question du féminisme. Nous considérons que la répression policière et judiciaire ne fera qu’exacerber les sentiments religieux qu’on prétend combattre avec cette loi. Cette dernière permet non seulement aux gouvernants de faire diversion par rapport à des problèmes sociaux de plus en plus aigus mais aussi de diviser les classes exploitées sur la base de la religion, favorisant ainsi la poursuite de leurs attaques – très violentes – aux intérêts sociaux de l’ensemble des travailleuses et travailleurs.
Et Karl Grunberg de conclure sur cette question : « Face à cette situation, les ex-métropoles coloniales qui recolonisent connaissent des débats politiques, des conflits de valeur suscités par la mémoire des combats passés. La Suisse, pour sa part, n’a pas directement colonisé, et n’a donc pas décolonisé. Elle bénéficie d’une situation particulièrement heureuse comparée à celle des autres pays impérialistes et notamment de la France. Les liens entre sa politique arabe et africaine et sa politique d’immigration y font l’objet d’un débat politique public. Le racisme est ainsi un véritable laboratoire du nouveau racisme européen. Elle a pu formuler, sans avoir mobilisé une opposition politique interne significative, son refus d’admettre sur son sol les « ressortissants des pays n’ayant pas les idées européennes (au sens large) », ou permettre la victoire d’une initiative islamophobe. La première immigration de « sujets coloniaux » en France, autour de la première guerre mondiale, avait vu ces derniers se lier à un mouvement ouvrier internationaliste qui avait aidé à la naissance des mouvements de libération anticoloniale, que la mémoire limite souvent à des mouvements de libération nationale. Ce rappel ne doit-il pas guider l’action à développer en direction de cette immigration, action dont la lutte contre le racisme sera évidemment essentielle ?
Si l’on suit le raisonnement de Karl, la Suisse qui « pour sa part, n’a pas directement colonisé, et n’a donc pas décolonisé », n’a par conséquent pas non plus « recolonisé ».
Une telle affirmation est très problématique. Certes, l’Etat suisse n’a pas directement colonisé, mais la bourgeoisie suisse a indiscutablement profité de la colonisation assumée par d’autres pays européens, elle a ainsi participé au pillage des richesses des régions et continents colonisés. La bourgeoisie suisse n’aime pas qu’on lui rappelle sa participation active, financière, au commerce d’esclaves déportés vers l’Amérique ; plus près de nous, elle n’aime pas non plus qu’on lui rappelle que la Suisse a été l’un des derniers – voire le dernier − pays à soutenir à bout de bras le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud. L’or des mines sud-africaines avait trop d’attrait pour qu’on s’embarrasse de notions morales, cet or se négociait en effet à Zurich. Les grandes banques suisses étaient toutes fortement engagées en Afrique du Sud. Encore aujourd’hui, les multinationales d’Afrique du Sud comme Glencore (les mines) ou Richmond (le luxe) ont leur siège en Suisse.
La Suisse a aussi été indirectement complice des forces réactionnaires se présentant sous un visage de lutte contre le colonialisme. Il suffit de penser au rôle refuge qu’ont joué les banques suisses pour les fortunes de Mobutu, de Marcos, de Duvalier, et de bien d’autres potentats qui ont sévi et sévissent encore dans le tiers monde.
Dans la période actuelle de globalisation capitaliste, il est tout aussi indiscutable qu’à travers sa place financière, sa grande industrie, son rôle de plaque tournante du négoce international, la bourgeoisie suisse continue de capter des parts substantielles des richesses des pays pauvres ; c’est pourquoi elle défend avec bec et ongles son appareil financier démesuré, ses banques et ses multinationales.
Christian Tirefort, Eric Decarro