C’est un tournant car les « chemises rouges » ont révélé aux Thaïlandais la division extrême de leur société. Entre riches et pauvres. Entre de vieilles élites conservatrices, monarchistes, financièrement privilégiées, et une paysannerie victime de l’industrialisation et de l’exode rural. Une nouvelle élite, ayant eu accès au capitalisme triomphant des années Thaksin, émerge par ailleurs, et, elle aussi, rejette les vieilles classes dirigeantes. Encore ces catégories sont-elles trop caricaturales pour décrire à quel point les fractures paraissent multiples et profondes. Et ces divisions, dont les Thaïlandais prennent conscience, leur font peur.
Politiquement, il y a deux manières de regarder la crise. Thaksin Shinawatra, le premier ministre le plus populaire que la Thaïlande ait connu, par ailleurs autoritaire et corrompu, a été injustement renversé, puis deux gouvernements pro-Thaksin ont été renversés par les « chemises jaunes » aujourd’hui au pouvoir. L’actuel gouvernement d’Abhisit Vejjajiva est donc illégitime, né d’intrigues de palais et de la volonté de l’armée. Ce qui est vrai. Dans l’autre camp, on explique que Thaksin, ex-premier ministre en exil suite à des condamnations pour corruption, en cavale entre Dubaï et le Monténégro, lève et finance une horde de dangereux paramilitaires et de manants peu au fait des subtilités de la politique, pour occuper le centre de la capitale et déstabiliser l’économie d’un pays qui n’aspire qu’à la paix et à la démocratie. Et ce n’est pas faux.
Mais les ressorts profonds de la crise sont ailleurs, dans l’évolution d’une société aux inégalités criantes ; dans la prise de conscience que nul, à part Thaksin, clament ses partisans, n’a jamais envisagé de meilleur partage des richesses ; et dans une fin de règne du roi qui ouvre la porte aux craintes les plus sombres.
Ce n’est pas un hasard si les acteurs du pouvoir thaïlandais ont fait preuve de modération face aux « rouges ». Ils savent que ces derniers bénéficient d’une popularité qui dépasse de loin les défavorisés, et séduisent aussi des fonctionnaires, des militaires, des policiers, des intellectuels et des entrepreneurs. Intervenir trop radicalement contre les « rouges » comportait le risque de se couper davantage d’une large frange de la société. Sans compter que l’attente de démocratie et de réduction des inégalités est souhaitée bien au-delà des cercles « rouges ».
Le premier ministre, Abhisit Vejjajiva, a géré la crise, reclus dans un camp militaire, avec prudence. Mais avait-il le choix ? L’armée et la police lui auraient-elles obéi en cas d’ordre plus radical ? Le chef de l’armée, le général Anupong Paojinda, a appelé à un accord politique, et prévenu qu’il se refusait à utiliser la force contre les « rouges ». Mais, outre qu’il achève son mandat en septembre et ne souhaitait pas partir sur un coup d’Etat ou un carnage, avait-il une autre option ? Un coup de force militaire n’aurait-il pas signé un divorce historique entre les Thaïlandais et leur armée ? Le roi Bhumibol Adulyadej, enfin, est resté silencieux. Il n’a pas, comme en 1992, fait s’agenouiller et ramper les protagonistes de la crise devant le trône. Mais - question taboue au royaume de Siam - aurait-il, cette fois, été obéi ? Certains en doutent.
Cette crise, au-delà des revendications politiques et sociales, est aussi une manifestation d’une fin de règne. Sans même présager de la difficulté pour le prince héritier Maha Vajiralongkorn de succéder à un père qui aura régné plus de six décennies avec un statut égal à celui d’un dieu, la question est : quelle Thaïlande après Bhumibol ? Même les monarchistes les plus fervents s’interrogent. Le système reposant sur un roi vénéré, entouré d’un conseil privé composé de fidèles généraux (dirigé depuis 1998 par le puissant et habile Prem Tinsulanonda) et d’une armée qui contrôle ou influence les gouvernements avant de leur obéir, semble peu compatible avec la quête de démocratie des Thaïlandais.
Le fait que la famille royale soit l’une des premières fortunes de la planète, dans un pays où les défavorisés sont oubliés, commence aussi à être critiqué.
Si guerre de succession il y a, c’est donc celle d’un système. Thaksin n’a pas été renversé uniquement parce qu’il était corrompu, ou parce qu’il déplaisait au roi, à Prem et à l’armée, mais parce que son autorité et son insolente popularité mettaient en péril l’édifice. Parce qu’il a fait entrevoir aux défavorisés qu’ils avaient des droits, à commencer par celui d’avoir un gouvernement se préoccupant d’eux, et aux urbains qu’ils pouvaient prétendre être l’élite de demain.
Les slogans « Thaksin président », murmurés par des « rouges » eux-mêmes effrayés par une telle audace, ne sont pas rares. Cela ne signifie pas que le peuple veuille échanger la monarchie pour une république, mais cela montre que la soif de changement ne concerne pas que la politique économique et sociale.
Le tournant est là, dans cette libération de la parole, cette libération des rêves des Thaïlandais. Conservatisme et arrogance des élites traditionnelles, corruption, identité nationale et classes sociales, rôle du conseil privé et de l’armée, ère post-Bhumibol : tous les sujets sensibles sont désormais évoqués. Dans une société où l’on apprend au peuple à obéir en souriant, sans poser de questions, les tabous sont peu à peu levés. Les verrous psychologiques sautent. Déclenchant, poison ou progrès, sans retour en arrière possible, ce qui est à la fois une peur et une ivresse de l’inconnu.
Rémy Ourdan