Le chanteur est revenu cette après-midi de printemps, dans la niche funéraire où il avait été enterré seul et solitaire -il y a 36 ans- par sa veuve, Joan Jara, après son assassinat par les militaires toujours impunis. Mais cette fois, il était accompagné par tout l’amour de son peuple, qui arborait son droit à vivre en paix et réclame aujourd’hui justice pour le crime. C’est ce dont a témoigné, Joan Jara dans son discours d’adieu : « Après sa mort atroce, le temps s’est suspendu et notre mémoire a gardé intacts pour toujours les souvenirs d’une vie partagée, pleine de tendresse et de joie de vivre. Ses chansons nous ont aidés à supporter son absence. Aujourd’hui son corps massacré par la torture et le métal revient à la terre, enrobé de l’amour de ses filles et de son épouse, et au sein de l’énorme amour de son peuple ».
A la tête du cortège, la Jeunesse communiste, protagoniste de cette journée et dont une partie de l’assistance - jeunes et anciens - reprenait une à une les chansons de Victor, lors des quatre heures qu’a duré le parcours depuis la Plaza Brasil, où se situe le catafalque de Victor Jara, jusqu’au cimetière général. Il n’y a pas eu de déploiement policier ni de provocation de la part des Carabineros (gendarmes chiliens), faits qui ont permis aux familles avec bébés et enfants de suivre le défilé sans problème. Ce qui n’arrive jamais – au Chili – à l’occasion des manifestations, et encore moins lors du 11 septembre, où les lacrymogènes terminent toujours par étouffer les manifestants.
PURE EMOTION
Cette après-midi là, les larmes n’étaient pas provoquées par le gaz. C’était une émotion pure, née des chansons, comme « yo canto por cantar » (je chante pour chanter), l’hymne de Victor repris par des milliers de voix (une estimation parle de 12 000 personnes dans l’assistance et de 6000 carabineros) qui ont traversé le pont du fleuve Mapocho, derrière le carrosse chargé de fleurs ; ou encore à la vue de l’immense drapeau chilien porté par des dizaines de jeunes chiliens peints des couleurs rouge, blanc et bleu. Des artistes connus et inconnus, de célèbres groupes de musique et des groupes venus des poblaciones. De nombreux artistes avec guitares chantant au cœur du cortège.
A tous les coins de rue du centre ville, les passants s’arrêtaient pour regarder passer le cercueil accompagné des danses traditionnelles chiliennes, cuecas, murgas, danseurs de diabladas du Nord du Chili, les danseurs vêtus entièrement de rouge et se mouvant au rythme de la chanson « Plegaria a un labrador » (Prière pour un paysan), pendant que plus loin, d’autres manifestants chantaient l’Internationale comme un Au revoir à Victor Jara, qui résonnait comme un canon puisque tous les groupes l’entonnait à des rythmes différents.
A huit jours des élections présidentielles et parlementaires, on pouvait voir des pancartes soutenant la candidature du député Guillermo Teillier, Président du Parti communiste, marchant aux cotés du candidat pour la présidentielle du Juntos Podemos (Ensemble, nous pouvons), Jorge Arrate. Ils emmenaient avec eux le présent électoral dans la rue chargée d’histoires, mais ils durent écouter les consignes qui réclamaient l’annulation du vote, et une colonne du Movimiento de los Trabajadores y el Pueblo (MPT : Mouvement des Travailleurs et du Peuple) était aussi présente.
Des cris scandés pour la libération des prisonniers politiques mapuche et des banderoles demandant la fin de la loi antiterroriste, des drapeaux mapuche ou la wiphala andine. Des organisations telles que celles des cyclistes, ou Los de abajo (club de sport de l’Université du Chili), et le Comité bolivarien de Solidarité avec le Venezuela, se mélangeaient avec d’autres composées d’associations d’ex-prisonniers politiques, des familles des détenus-disparus et des exécutés par la Dictature, la Brigade Ramona Parra, des organisations culturelles et autres entités sociales et politiques du pays.
ENTERREMENT PAYSAN
Les funérailles ont duré trois jours et, chaque heure a vu le défilé passer devant le catafalque de la Plaza Brasil, des centaines et des centaines de personnes sont venues rendre hommage à Victor Jara.
Dans une expérience inédite pour la communication populaire, la chaine Señal 3 de la télévision de la poblacion La Victoria a transmis en direct et en intégralité la cérémonie de veillée et des funérailles, aidée du fragile groupe de la chaine communautaire récemment formé avec le soutien de la Fondation Victor Jara [1].
Les expertises révélées, en juillet 2009 par le juge Juan Eduardo Fuentes, ont déterminé qu’il avait été assassiné par 44 impacts de balles dans le crâne, le thorax, l’abdomen, les jambes et les bras, après avoir subi la torture. Les résultats ont été connus par la famille en novembre. Des personnes proches de la Fondation ont raconté que Joan, épouse de Victor Jara, en recevant les restes de l’artiste, a révélé qu’ils avaient décidé que si l’un d’entre eux décédait avant l’autre, ils souhaitaient un enterrement paysan, durant lequel pendant trois jours, il y aurait la joie, avec musique et danses. A la tête de la fondation qui porte le nom de Victor Jara, Joan décida d’accomplir sa promesse et de dédier à son compagnon, l’hommage qu’il méritait, pour montrer que Victor est véritablement vivant. Et pour montrer qu’en réalité, nous sommes TOUS encore en vie.
Certainement, elle y est parvenue.
Lucía Sepúlveda Ruiz