Religion, islamophobie, travail antiraciste et féminisme
Dans la lettre mensuelle aux membres de SolidaritéS [Suisse] de février figure en annexe un texte intitulé « Note pour la discussion sur le travail antiraciste demandée à – et produite par – Karl Grünberg ». Ce texte vise à proposer des orientations suite à l’acceptation de l’initiative « anti-minarets ». Il a fait l’objet d’une discussion au sein de la coordination élargie de SolidaritéS lors de sa séance de février, dans un point d’ordre du jour intitulé : « Lutte contre le racisme et l’islamophobie. Notre orientation et l’organisation de ce travail au sein de SolidaritéS ».
Ce texte comporte les sous-titres suivants : « l’impérialisme et le colonialisme aujourd’hui » ; « la manipulation du sentiment d’insécurité et de l’inquiétude identitaire » ; « la question de la religion » ; « la question de la femme » ; « la critique de l’Überfremdungsdiskurs et de son actualité, de sa réactualisation ».
Ce texte d’orientation n’a pour l’heure pas été critiqué par la coordination élargie de SolidaritéS. Il semble donc avoir reçu l’aval de l’organisation.
Nous tenons, quant à nous, à exprimer notre désaccord avec les orientations contenues dans ce texte qui nous paraissent inacceptables sous bien des aspects.
Notre critique se divise en 3 parties. Nous commençons par la partie qui concerne « la question de la religion ». Nous publierons ensuite la partie sur « la question de la femme » ; enfin, dans une 3e partie, nous diffuserons quelques remarques critiques plus générales portant sur « l’anti-impérialisme et le colonialisme aujourd’hui » et sur « la manipulation du sentiment d’insécurité et de l’inquiétude identitaire ».
Première partie : La question de la religion
Sous ce titre Karl Grünberg nous dit : « Elle (la religion) ne peut pas être réduite à la méfiance contre l’islam ni écartée au nom de l’athéisme de gauche. L’athéisme doit être distingué de la laïcité. En outre, face à la gravité de la crise, réévaluer l’athéisme est absolument nécessaire. Lorsque la nature elle-même est pillée par la violence capitaliste, la « création » est menacée. La religion s’occupe des liens entre l’humanité et la création. Elle ne peut qu’être bouleversée aujourd’hui et nous devons être en mesure de comprendre ce phénomène ».
Nous tenons à exprimer notre désaccord avec ces conceptions. Si elles devaient fonder nos orientations pour la lutte anti-raciste, celle-ci serait alors arrimée aux dogmes religieux et déviée sur un terrain strictement moralisant, ce qui n’a rien à voir avec une conception de gauche de l’anti-racisme. En effet, le positionnement de Karl Grünberg est un plaidoyer en faveur de la religion et une remise en cause – voire une disqualification - de l’athéisme, ce qui tend à l’éliminer du champ politique. La religion est en effet présentée comme seule capable de faire front « au pillage de la nature par la violence capitaliste », laquelle menace « la création » ; or, « la religion s’occupe des liens entre l’humanité et la création ».
1. Le fait de se retrouver objectivement et momentanément alliés sur des thèmes précis avec certains courants religieux (comme ce fut le cas contre les guerres impérialistes conduites au Moyen-Orient par les USA et ses alliés, ou face aux incitations à la haine raciale, et xénophobe de l’UDC ou d’autres organisations de la droite populiste, ou encore contre l’islamophobie ambiante), ne doit en aucun cas être confondu avec une alliance stratégique tant avec certains intérêts impérialistes contre d’autres, qu’avec des courants religieux quels qu’ils soient. Une confusion entre tactique et stratégie subordonnerait très vite les conceptions et les objectifs de la gauche anticapitaliste à la religion. Le racisme, l’islamophobie, ou encore les divers courants impérialistes peuvent et doivent être combattus avec nos positions de gauche, et celles-ci sont incompatibles avec tout soutien à l’une ou l’autre des religions.
Nous avons certes, à juste titre, combattu l’occupation du Liban par Israël, ce qui était un soutien objectif au Hezbollah, mais cela n’a jamais signifié que nous soutenions ce qu’était et ce que défendait le Hezbollah en tant qu’organisation islamiste fortement liée au régime iranien et prônant la primauté de la religion sur les lois laïques. Nous avons manifesté contre l’agression israélienne à Gaza, mais cela ne signifiait pas pour autant que nous apportions notre soutien au programme du Hamas qui veut établir un Etat appliquant la Charia sur l’ensemble de la Palestine, déclare que la loi islamique devrait être au principe de la législation et proclame que « Dieu est son but, l’Apôtre son modèle et le Coran sa constitution ». Au contraire, nos objectifs stratégiques diffèrent radicalement de ceux de tels mouvements : nous ne serons jamais d’accord avec un Etat non laïque, fonctionnant selon des préceptes religieux. Nous combattrons toujours les forces ou partis politiques dont le but est l’établissement ou la défense d’Etats théocratiques ainsi que les mouvements qui veulent islamiser la société « par en bas » et élèvent la Charia en principe absolu justifiant des pratiques ultra patriarcales et antiféministes.
Le fait qu’on invite Tariq Ramadan en tant qu’orateur principal d’un meeting contre l’initiative islamophobe de l’UDC dite « anti-minarets » nous paraît pour le moins problématique de la part d’une organisation se disant anticapitaliste. Le fait qu’il se présente comme un théoricien islamiste « ouvert », voire progressiste, ne change rien à l’affaire. [1]
2. Chacun est libre d’être croyant ou athée, c’est une question de liberté individuelle, chacun a le droit de pratiquer sa religion et de disposer de lieux de culte, quelle que soit sa religion, c’est une liberté pour les musulmans comme pour les autres, c’est un principe laïque que nous devons défendre résolument. Pour cela il n’y a pas besoin d’être soi-même religieux ou d’être pour la religion.
Mais pour garantir cette liberté, l’Etat et la religion doivent être clairement séparés.
Quant à eux, les islamistes « intégristes » veulent imposer un « islam politique », c’est-à-dire des Etats islamistes, ou, à défaut, une islamisation de la société « par en bas », basée sur le strict respect par les musulmans des principes coraniques dans tous les aspects de la vie quotidienne (prières, manière de se nourrir, habillement, éducation, etc.) Par contre, tout ce qui dans l’organisation juridique de la société diffère de ce modèle doit être rejeté et combattu. [2] Pour imposer leur postulat, ces courants, même très minoritaires, développent un prosélytisme très agressif, ils durcissent les fronts entre les religions et suscitent des réflexes identitaires non seulement parmi certains musulmans, mais aussi parmi les adeptes d’autres religions. Cela alimente les campagnes islamophobes de l’UDC, campagnes qui. elles, visent l’ensemble de la communauté musulmane ; intégristes et UDC se renvoient donc éternellement la balle, les deux nourrissent ainsi les réflexes « communautaristes », les Suisses contre les autres, les musulmans contre les autres. Ils occupent en réalité le même terrain, celui du conservatisme le plus étroit, faussement appelé choc des civilisations.
Nous n’avons pas à entrer dans le débat entre les religions, que ce soit pour soutenir une religion contre une autre, ou pour défendre le privilège d’une religion quelconque sur les autres ; nous devons par exemple remettre en cause les trois phrases suivantes qui figurent au début du préambule à la Constitution Fédérale : « Au nom de Dieu Tout-Puissant ! Le peuple et les cantons suisses, Conscients de leur responsabilité envers la Création… »
Ce préambule signifie clairement que la religion chrétienne est au fondement de l’Etat en Suisse, comme elle l’est dans quasi tous les Etats européens. Ce combat fait donc partie d’une lutte conséquente pour la séparation de l’Etat et de la religion et pour la suppression de tout privilège, de quelque religion que ce soit, face à l’Etat. Comme le dit le philosophe Henri Pena-Ruiz [3] : « la laïcité, c’est l’égalité de traitement de toutes les convictions, sans discrimination entre athées et croyants. La religion ne doit engager que les croyants et eux-seuls ».
En tant qu’organisation anticapitaliste, confrontée au fait religieux, notre fonction s’arrête à la défense ferme de la séparation entre la religion et l’Etat, et à l’affirmation de notre athéisme sur le plan philosophique et dans nos prises de position sur la question des religions.
Cela signifie-t-il qu’une organisation anticapitaliste ne saurait comprendre en son sein des militants croyants ? Evidemment non, mais à la condition que ceux-ci, ou celles-ci, n’utilisent pas l’organisation pour développer de la propagande et du prosélytisme en faveur de « leur » religion (ou de « leur » courant religieux).
Enfin, cette affirmation de notre athéisme signifie-t-il pour une organisation anticapitaliste qu’elle mènera en toute circonstances une guerre frontale contre la religion ? Evidemment non, la propagande pour l’athéisme doit être subordonnée à la lutte contre les exploiteurs, à la lutte pour un changement fondamental de société. Dans une grève par exemple, à laquelle participent la plupart du temps des travailleurs ou travailleuses croyants, la division entre athées et croyants (de quelque religion que ce soit) ne devra pas prendre le dessus, on privilégiera l’unité des grévistes, ceci malgré les courants religieux intégristes qui, quant à eux, prioriseront toujours les divisions inter religions, et leur prosélytisme et dissuaderont souvent leurs adeptes de participer aux mouvements de lutte des travailleurs et travailleuses. Un tel positionnement en faveur de l’unité des travailleurs dans une grève n’empêche nullement que les organisations anticapitalistes développent leur propagande athée dans le cadre de leur travail politique et idéologique et de leurs prises de position. [4]
3. Que l’une ou l’autre des religions ait un statut particulier dans l’Etat est inacceptable. Lorsque Karl Grünberg affirme que la religion aurait en exclusivité le rapport à la « création » tandis que la science participerait de « l’architecture mentale de la période coloniale », il biffe d’un large coup de crayon tous les acquis du siècle des lumières. Celui-ci a conduit à une vision du monde dépassant largement l’obscurantisme religieux. La question de la « création » telle qu’elle est conçue par les religions renvoie en effet immanquablement à la croyance en l’origine divine du monde. Dans le contexte actuel des débats entre les créationnistes qui s’en tiennent à la lettre de la Bible et les théories darwiniennes de l’évolution, la gauche, à juste titre et sans hésiter, a compris l’importance de ce que les recherches de Darwin apportaient à la science et l’immense contribution qu’elles représentaient pour l’élaboration d’un projet de société libéré des classes et de l’obscurantisme religieux. Que le colonialisme ait établi son monopole sur la science et ses applications pratiques ne signifie pas du tout qu’elle, la science, serait « l’architecture mentale du colonialisme », cela signifie au contraire qu’un élément important du pouvoir impérialiste partout dans le monde est le contrôle tant de la science et de ses applications que des sentiments religieux : la science pour l’asservir au capital, et la religion pour anesthésier et diviser les peuples. Poussé à son ultime conséquence le raisonnement de Karl Grünberg reviendrait à s’incliner bien bas devant la religion, à s’y soumettre, finalement à prendre parti pour le « créationnisme » contre les théories évolutionnistes darwiniennes, ou encore contre les découvertes de l’astrophysique qui étudie l’histoire de l’univers.
On pensait la question tranchée à gauche, cela ne semble pas être le cas. Le débat a aujourd’hui des résurgences qui sont autant de signes de désorientation provenant d’un vide abyssal de projet. La position de Marx sur le sujet n’a pourtant jamais été autant actuelle : « la religion est l’opium du peuple ».
4. Rappelons ce qu’écrivait le jeune Marx à propos de la religion quand il appelait – dans des termes encore très hégéliens – à démasquer la forme sacrée de l’aliénation :
« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. « (…) La critique de la religion détrompe l’homme afin qu’il pense, qu’il agisse, qu’il forge sa réalité en homme détrompé et revenu à la raison, afin qu’il gravite autour de lui-même. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même » [5].
5. À propos de la religion, ce qui suit ne doit pas être oublié :
En tant qu’institutions, les religions ont quasiment toujours eu une fonction conservatrice. Cette fonction se prolonge aujourd’hui dans d’autres conditions. Quand bien même elles s’en cachent en en critiquant certains effets, ou par des appels à la compassion et à un humanitarisme charitable en faveur des pauvres, ces institutions religieuses ont toujours défendu l’ordre social contre les tentatives révolutionnaires et émancipatrices de gauche. Les exceptions n’ont jamais été le fait des institutions religieuses, mais celui de courants religieux progressistes, lesquels existent dans toutes les religions, par exemple, dans le catholicisme, les courants prônant la théologie de la libération.
Les tenants de la théologie de la libération agissent le plus souvent contre leur « église » en tant qu’institution ; ils se basent sur une éthique, un humanisme ; ils recherchent plus de justice sociale, plus de solidarité, plus de morale au sens positif du terme ; ils essaient d’éradiquer la misère, plutôt que de se contenter de la charité qui permet aux classes dominantes et à tous les exploiteurs de se donner bonne conscience à bon compte, en se posant en bienfaiteurs ; ils veulent rendre un peu de dignité aux pauvres et aux opprimés, et non les écraser sous le poids d’un fatalisme écœurant. Ce courant et d’autres similaires sont aujourd’hui fortement critiqués par la hiérarchie catholique. Celle-ci ne s’est-elle pas attaquée aux rencontres pacifistes d’Assise en Italie, jugées trop progressistes ? Et le pape Benoît XVI n’a-t-il pas accusé l’Eglise catholique allemande dans son ensemble « de se préoccuper plus du social que de Dieu » ?
Généralement les religions et les institutions religieuses mettent l’accent sur « la vie dans l’au-delà », cela par opposition à « la vie terrestre », et pour justifier la misère de celle-ci. Au nom de la vie éternelle, dans laquelle, promettent-elles, « les derniers seront les premiers », elles prêchent la patience et la résignation ici-bas, elles justifient ainsi à l’avance toutes les exactions des classes dominantes. Les courants les plus fondamentalistes de l’islam exaltent même la mort en martyrs des croyants qui combattent les « infidèles » par des actions terroristes, mais ils restent de marbre face à la misère.
Selon certains, les courants politico-religieux intégristes, en particulier islamistes, remettraient souvent en cause l’état des choses existant. Ceux-là ne se posent jamais la question : pourquoi ? Dans quel but ? Ils fonctionnent encore selon l’adage simpliste « les ennemis de nos ennemis sont nos amis ». Ils prennent ainsi pour une position authentiquement anti-impérialiste l’affrontement des intégristes à l’impérialisme aujourd’hui dominant, alors qu’en fait celui-ci cache le leur propre, il cache le fait que toutes les forces intégristes s’engagent dans un but réactionnaire pour imposer leur vision du monde, c’est-à-dire des régimes théocratiques [6], ou encore pour promouvoir des « réformes » renforçant l’autorité de leurs préceptes religieux. Quand ils combattent les régimes arabes corrompus et inféodés aux Etats-Unis, les fondamentalistes islamistes semblent représenter une alternative à ceux-ci, ils se battent même contre des occupations militaires US ou israéliennes, mais leur but réel est l’instauration d’Etats souvent encore plus archaïques, où la religion dominera et contrôlera tous les domaines de la vie des gens. Partout où les intégristes islamistes sont parvenus au pouvoir, ils ont instauré ou réinstauré le port obligatoire du voile, voire de la burqa, ils ont fortement renforcé le pouvoir patriarcal, ils ont établi le pouvoir du religieux sur le laïque.
Une organisation anticapitaliste doit savoir tirer les leçons de l’Histoire. Elle doit résolument s’élever contre toutes les guerres et occupations impérialistes, en Palestine, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, demain peut-être en Iran. Elle doit appeler à manifester contre ces interventions militaires qui sèment la terreur et le chaos parmi les populations civiles. Elle doit mobiliser le plus largement contre ces agressions, sans distinction de croyances ou de religion et nouer des alliances dans ce but. Et, dans le même temps, elle doit toujours s’efforcer de tracer une ligne de démarcation claire entre ce qui relève d’une position anti-impérialiste conséquente et émancipatrice, basée sur la solidarité internationaliste entre tous les exploités et opprimés dans le monde, et ce qui relève d’un combat pour la religion, pour l’établissement ou la défense d’Etats religieux, islamistes ou autres, pour l’expansion d’une religion contre les autres. Nous ne saurions confondre cela avec l’internationalisme des travailleurs et travailleuses.
Les scientifiques et les philosophes ont dû mener des luttes très dures contre les obscurantismes religieux, pour faire reconnaître leurs découvertes et l’autonomie de la raison critique par rapport à la foi et aux dogmes religieux. Les religions s’attaquent aujourd’hui aux acquis du siècle des lumières, elles cherchent à relativiser la perception du monde apportée par les découvertes scientifiques, elles cherchent à décrédibiliser les approches philosophiques du siècle des lumières, leur universalité. Elles cherchent à rétablir le rapport de subordination de la philosophie par rapport à la religion. Elles visent à soumettre la raison à la foi, la réduisant ainsi à un rôle apologétique de la vérité révélée des Ecritures et des orientations et positions fondées sur celles-ci [7]
Les sectarismes religieux des religions monothéistes ont été et sont à l’origine de nombreuses guerres pour leur expansion, des guerres inextinguibles parce qu’elles opposent toujours des absolus qui, comme tous les absolus, ne peuvent admettre de compromis. Il s’agit de faire prédominer « son Dieu », le seul vrai, contre celui des autres. Ces luttes ou ces guerres peuvent d’ailleurs être réactivées en tout temps, parfois des siècles après, car elles se réfèrent à Dieu, une notion intemporelle. La religion constitue d’ailleurs souvent un étendard derrière lequel se cachent des luttes d’intérêt féroces pour le pouvoir, les privilèges, les richesses, les territoires [8].
Enfin, il convient de rappeler les conceptions profondément conservatrices et réactionnaires des diverses religions sur le rôle et les droits des femmes : interdiction de l’avortement, subordination des femmes aux hommes [9], lutte contre le droit au divorce, offensive pour que la femme reste au foyer, exaltation de la chasteté hors mariage. [10], lutte de l’Eglise catholique contre la contraception, acceptation du mariage forcé et de l’excision dans la religion musulmane, etc. etc.). De plus, toutes les religions professent l’hétérosexualité comme norme, elles dénoncent le plus souvent l’homosexualité comme une perversion, voire une maladie, elles nient la libre orientation des individus en matière sexuelle.
6. Le regain actuel d’influence du religieux au sein des populations s’explique certes par les questions existentielles, comme le besoin de consolation et de protection face aux épreuves de la vie, le besoin de spiritualité, de morale et d’humanité dans cette période cynique où le profit est roi (la question de la mort, les questions éthiques, « la crise des valeurs », etc.). Cela n’explique cependant pas à lui seul le regain d’influence du religieux.
Il nous paraît indéniable que ce retour du religieux, comme la montée des fondamentalismes au sein de toutes les religions monothéistes – donc non seulement au sein de l’islam [11], mais aussi du christianisme en général, par exemple les mouvements évangéliques américains, du judaïsme, etc. – sont fortement déterminés par l’insécurité croissante, la peur du lendemain, l’immense précarité générées par les évolutions de plus en plus incontrôlables et incontrôlées du capitalisme.
Le retour du religieux traduit également une aspiration morale face à l’amoralité des rapports marchands qui méprise toutes les dignités, notamment celle des femmes dans l’industrie du sexe et la publicité, industries qui génèrent des milliards de chiffre d’affaire et des profits colossaux partout dans le monde. La tendance lourde au désengagement massif de la chose publique dans les domaines sociaux offre également une large rampe de lancement aux fondamentalismes religieux. L’individu est ainsi livré à lui-même, sans référence collective. Les fondamentalistes se précipitent alors dans la brèche, ils offrent leurs certitudes et un destin commun. Ils s’imposent alors à tous ceux et toutes celles qui recherchent des certitudes à opposer aux menaces qui sourdent de la globalisation capitaliste ; ils offrent leur « communautarisme » religieux à tous ceux qui en ont besoin, tous ceux et toutes celles qui cherchent à se raccrocher à une identité commune. [12]
A gauche, force est de constater que l’effondrement des régimes dits « socialistes » a laissé un vide loin d’être comblé. Rien, ni sur le plan idéologique, ni sur le plan d’une alternative de société crédible, n’a été opposé au capitalisme, aucun projet susceptible de nourrir le besoin d’émancipation de l’humanité n’a été proposé, aucun contenu spécifique sur lequel construire une identité de la majorité de la population mondiale contre cette globalisation capitaliste n’a été élaboré. La gauche s’est contentée d’aligner des listes interminables de revendications et de pseudo- solutions qui demeurent la plupart du temps des vœux pieux, cela dans le seul but de s’attirer une clientèle électorale. Elle est entrée dans le « fromage » pour en profiter, ce faisant elle abandonnait tout projet révolutionnaire. Les fondamentalistes ont vu la brèche et s’y sont engouffrés, avec succès.
7. Ne l’oublions pas, l’essor actuel des formes les plus réactionnaires de l’islam s’est ancré dans la guerre d’Afghanistan contre le régime prosoviétique de Najibullah, guerre soutenue à grands frais par les Etats-Unis ; il a été financé par des régimes basés sur les formes les plus réactionnaires et obscurantistes de l’islam, le wahhabisme, comme le régime ultraréactionnaire et féodal d’Arabie Saoudite, suppôt et complice de l’impérialisme américain, dans le but d’affaiblir les régimes laïcs au Moyen Orient et en Afrique du Nord. Plus récemment encore, rappelons le choix stratégique d’Israël de jouer le Hamas contre l’OLP, ce qui a torpillé le processus de paix dans la région et favorisé les visées expansionnistes des courants religieux fondamentalistes et populistes.
Rappelons enfin les références religieuses utilisées pour justifier tant les attentats terroristes des intégristes islamistes contre les tours de New York le 11 septembre 2001, que le déclenchement de la guerre en Afghanistan par les Etats-Unis en réponse à ces attentats : alors que Ben Laden justifiait ces derniers par la lutte contre le grand Satan US, le président des Etats-Unis, Georges Bush, présentait la guerre d’Afghanistan comme une guerre de "l’axe du Bien contre l’axe du Mal ».
Christian Tirefort et Eric Decarro
Le 21 février 2010
Note pour la discussion sur le travail antiraciste
demandée à - et produite
par - Karl Grünberg
Publié dans la Lettre mensuelle aux membres de « solidaritéS » (Suisse) de janvier 2010 en Annexe 2.
Il faut prendre garde à ne pas mélanger des questions différentes, trop peu traitées, que le succès considérable de l’initiative raciste anti minarets fait surgir simultanément :
L’impérialisme et le colonialisme aujourd’hui.
Le « mouvement altermondialiste » a concentré sa critique aux instruments mondiaux du capitalisme contemporain.
Il a négligé la critique du nouveau partage du monde, les rôles de l’Europe, des Etats Unis de leur empire, l’émergence de nouvelles puissances capitalistes, la recolonisation.
Des pratiques et des idéologies racistes accompagnent aujourd’hui comme ils le faisaient hier l’impérialisme et le colonialisme : les peuples pillés sont humiliés, leur humanité niée.
L’expansion mondiale du colonialisme et de l’impérialisme au cours des années 1850-1943 est contemporaine de la reconnaissance des droits humains, de droits civils et sociaux, de victoires progressistes et de conquêtes du mouvement ouvrier.
Le développement scientifique constitue l’architecture mentale de cette période. pour justifier un colonialisme qui refuse les droits humains aux peuples qu’il soumet il faudra donc faire appel une pseudoscience, raciste.
Dans la période actuelle de recolonisation le racisme joue évidemment le rôle qu’il jouait au cours de la période coloniale précédente.
Toutefois, il est important de distinguer une dimension nouvelle qui s’y ajoute désormais.
Beaucoup de travailleurs immigrés vivant dans les pays impérialistes - et notamment européens, sont originaires des régions qui subissent aujourd’hui la recolonisation.
Les métropoles qui niaient l’humanité des sujets qu’ils colonisaient vivent aujourd’hui une situation nouvelle.
Il leur faut disqualifier l’humanité des ressortissants des régions autrefois colonisées, « décolonisées », aujourd’hui recolonisées sur le territoire européen lui-même.
Les pouvoirs européens doivent leur refuser une identité qu’ils doivent - encore - reconnaître aux travailleurs occidentaux. C’est là une caractéristique du racisme contemporain, de ses constructions théoriques ou des slogans qu’il manipule.
La construction du sentiment d’insécurité et de l’inquiétude identitaire visent cet objectif : cet « autre » qu’il faut rejeter n’est pas comme « nous », ne respecte pas « nos » règles, « nos valeurs », « nous » menace, « nous » devons « nous » en méfier, le repousser.
Face à cette situation, les ex-métropoles coloniales qui recolonisent connaissent des débats politiques, des conflits de valeur suscités par la mémoire des combats passés.
La Suisse pour sa part n’a pas directement colonisé, et n’a donc pas décolonisé.
Elle bénéficie d’une situation particulièrement heureuse comparée à celle des autres pays impérialistes et notamment de la France. Les liens entre sa politique arabe et africaine et sa politique d’immigration y font l’objet d’un débat politique public.
La Suisse est ainsi un véritable laboratoire du nouveau racisme européen.
Elle a pu formuler, sans avoir mobilisé une opposition politique interne significative, son refus d’admettre sur son sol les « ressortissants des pays n’ayant pas les idées européennes (au sens large) », ou permettre la victoire d’une initiative islamophobe.
La première immigration de « sujets coloniaux » en France, autour de la Première guerre ondiale, avait vu ces derniers se lier à un mouvement ouvrier internationaliste qui avait aidé à la naissance des mouvements de libération anticoloniale, que la mémoire politique limite souvent à des mouvements de libération nationale.
Ce rappel ne doit-il pas guider l’action que à développer en direction de cette immigration, action dont la lutte contre le racisme sera évidemment essentielle ?
La manipulation du sentiment d’insécurité et de l’inquiétude identitaire.
Même si les éléments évoqués ci-dessus expliquent la propagande qui attribue aux allogènes la responsabilité des menaces pesant sur les classes ouvrières européennes, il convient d’analyser la réalité de ces menaces et leur détournement vers un sentiment d’insécurité, vers la réanimation de nationalismes violents légitimés par l’inquiétude identitaire.
La question de la religion
Elle ne peut pas être réduite à la méfiance contre l’islam ni écartée au nom de l’athéisme de gauche. L’athéisme doit être distingué de la laïcité. En outre, face à la gravité de la crise, réévaluer l’athéisme est absolument nécessaire. Lorsque la nature elle-même est pillée par la violence capitaliste, la « création » est menacée. La religion s’occupe des liens entre l’humanité et la création. Elle ne peut qu’être bouleversée aujourd’hui et nous devons être en mesure de comprendre ce phénomène.
La question de la femme
La « femme » a été manipulée par le racisme islamophobe qui en a fait l’otage de l’impérialisme colonialiste au même titre que le « progrès » en avait été l’otage au 19e et au début du 20e siècle. Un certain nombre de courants se revendiquant du féminisme, sont proches de la social-démocratie ou des verts. La social-démocratie et beaucoup de verts adhèrent au colonialisme impérialiste. Ces courants ont stimulé au sein d’un mouvement féministe nécrosé l’illusion que la lutte contre l’islam était sienne. L’illusion, parfois, qu’au feu de ce foyer sa flamme serait réanimée. Notre point de vue est celui de la relance d’un mouvement féministe qui s’adresse aux femmes et aux travailleuses dans leur diversité, qui ne se réduise pas à la revendication de la parité politique, dernier terrain du combat pour la loi sur l’égalité homme-femmes et de grande grève de 1991.
La critique de l’Überfremdingsdiskurs et de son actualité, de sa réactualisation
Durant des années, j’ai exposé la forme fossile des idéologies racistes du 19e siècle qu’il abritait en Suisse au sein d’un Etat qui n’y a jamais renoncé.
Sous les coups des révolutions post 1917, post 1944, des luttes de libération anticoloniales (souvent réduites hélas à des luttes de libération nationale), les autres sociétés et Etats européens ont dû remettre en cause, fût-ce partiellement, les institutions et les idéologies qui étaient celles de leurs empires.
La déclaration de la politique des trois cercles suit de 18 mois la chute du mur de Berlin, qui annonce la fin des acquis des 30 glorieuses. Ceux-ci ne se déployaient pas dans le cadre des seuls Etats impérialistes. Ils comportaient aussi la « lutte contre le sous-développement ». La situation de nombre de pays qu’elle prétendait aider s’est aggravée.
L’impérialisme suisse a mis en œuvre une politique qui s’est répandue dans l’Europe entière.
Karl Grünberg