Ah, ce jet d’encre sur l’affiche géante ! Le trait d’un noir profond s’étale sur le visage de Shah Rukh Khan, telle une griffure, une balafre, une signature de haine. Combien de posters ont ainsi été souillés à Bombay ? Des dizaines, probablement.
La sortie récente sur les écrans de la cité du dernier film de Shah Rukh Khan - My Name is Khan - a déchaîné de bien pathétiques violences. Son statut de star de Bollywood n’a guère protégé le beau Shah Rukh (« SRK », comme le surnomme la presse indienne). Affiches maculées ou déchirées, déprédations contre les salles de cinéma. La police a dû déployer les gros moyens pour endiguer les attaques. Mille six cents assaillants, lit-on dans la presse, ont été arrêtés.
La capitale de Bollywood, dont la gloire rayonne à travers le monde, aurait-elle perdu la tête ? Les nervis sont les troupes de choc d’un parti régionaliste d’extrême droite, le Shiv Sena (« Armée de Shivaji »), animé par un agitateur vieillissant, Bal Thackeray. Le Shiv Sena est affilié à la mouvance idéologique du nationalisme hindou, mais il pose surtout au défenseur de Bombay contre les « envahisseurs ».
Si la ville a été officiellement rebaptisée en 1995 Mumbai, le nom autochtone, on le doit au Shiv Sena, qui avait conquis cette année-là le pouvoir local. Le Shiv Sena tire son nom de Shivaji, un roi hindou du Maharashtra (la région dont Bombay est la capitale) qui avait tenu tête, au XVIIe siècle, aux empereurs musulmans moghols. Bal Thackeray joue de cette mémoire, de ce passé d’héroïsme local. Caricaturiste devenu tribun populiste, il cultive les excès à dessein. Des musulmans, il dit qu’ils « se répandent comme un cancer ». Et il avoue sans mal son admiration pour Hitler, cet « artiste ».
Donc, Bal Thackeray fulminait ces derniers temps contre SRK. Le crime du comédien ? Il avait exprimé le regret que des joueurs pakistanais ne soient pas invités à participer au grand tournoi de cricket de l’Indian Premier League (IPL), ouvert aux sportifs étrangers. Offense à la patrie ! Bal Thackeray a répliqué que SRK n’avait qu’à « aller à Islamabad et à Karachi » s’il voulait voir des joueurs pakistanais. Et pour donner plus de poids à son courroux, il a lancé sa campagne d’agitation contre la sortie de My Name is Khan, non en raison du contenu du film, mais parce que SRK en est la tête d’affiche.
La polémique fut très pénible pour la vedette. Ce pernicieux soupçon qui pèse sur lui... Car sa confession religieuse a évidemment hanté la controverse. SRK est musulman, donc potentiellement traître à l’Inde, vendu au Pakistan. L’acteur s’est défendu avec dignité, refusant de s’excuser de quoi que ce soit. « Mon intégrité n’est pas négociable », a-t-il déclaré.
Dans cette affaire, le télescopage entre la réalité et la fiction fut d’une rare ironie. Car My Name is Khan traite d’un sujet qui présente une troublante analogie avec la querelle de Bombay : le soupçon qu’inspire la qualité de musulman. Dans le film, SRK interprète le personnage d’un Indien musulman (Rizwan Khan), installé aux Etats-Unis, qui se trouve broyé par la paranoïa collective consécutive aux attentats du 11 septembre. Musulman, donc djihadiste. Arrestations, humiliations. Afin d’en finir, Rizwan nourrit le projet fou d’approcher le président américain pour lui clamer son innocence. Ce qu’il finit par faire. « Mon nom est Khan, et je ne suis pas un terroriste », parvient-il à dire au chef de la Maison Blanche. Voilà pour la fiction. Dans la réalité, SRK a dit à sa manière à Bal Thackeray : « Mon nom est Khan, et je ne suis pas pakistanais. »
Le gros de la tempête est maintenant passé. Quand éclatera le prochain incident ? Au grand dam des esprits cosmopolites de l’Inde émergente, Bombay est le théâtre depuis des années d’insistantes flambées de xénophobie. Le Shiv Sena a fait des émules. Dans son sillage est né le Maharashtra Navnirman Sena (« L’Armée de la renaissance du Maharashtra »), fondé par Raj Thackeray, neveu de Bal. Les deux partis rivalisent dans la haine de l’autre, l’« étranger » qui afflue à Bombay « voler » le travail de l’autochtone, l’élément allogène sapant l’identité locale.
Métropole économique, Bombay attire des vagues d’immigrants, et les agitateurs du Shiv Sena et du MNS sont maîtres dans l’art de jouer du fantasme de l’« invasion ». Les nouveaux venus d’Inde du Sud en furent les premières cibles. Puis vint le tour de ceux d’Inde du Nord.
L’un des combats du Shiv Sena et du MNS est d’imposer à Bombay l’usage du marathi (langue du Maharashtra), au détriment du hindi, la langue d’Inde du Nord. Gare aux contrevenants ! Les échoppes aux enseignes en hindi sont vandalisées.
Et dans cette farouche bataille, nul n’est intouchable, pas même les célébrités nationales. Une autre star de Bollywood, légende vivante du cinéma indien, Amitabh Bachchan (surnommé « Big B »), avait dû céder l’an dernier à l’intimidation. Il avait accepté de s’excuser, car sa femme, comédienne elle aussi, s’était exprimée en hindi, et non en marathi, lors d’une apparition publique.
Les intellectuels éclairés de la cité sont accablés. « Du cercle vertueux de la grandeur, nous sommes en train de glisser le long d’une spirale qui nous conduira à l’état d’obscur village provincial », s’alarme, dans le magazine Outlook, le dramaturge Gerson da Cunha. Face aux hordes menaçantes, SRK n’a finalement pas cédé, là où tant d’autres ont ployé. Rien n’est perdu.
Frédéric Bobin