Port-au-Prince, le 27 Janvier 2010
A tous nos Partenaires
Le 12 Janvier 2010 un séisme d’une rare violence a frappé notre pays avec
des conséquences dramatiques sur les populations de plusieurs communes des
Départements de l’Ouest, du Sud-est et sur l’ensemble du pays. Ce
tremblement de terre d’une magnitude de 7.3 sur l’échelle de Richter et son
cortège de pertes irréparables ont endeuillé notre pays tout en créant des
douleurs insoutenables. Ce drame qui nous affecte aujourd’hui est sans aucun
doute l’un des plus graves de toute notre histoire et cause un profond
traumatisme qui marquera le 21e siècle haïtien.
Les bilans partiels communiqués jusqu’ici tentent passablement d’exprimer
une réalité effroyable et indicible, c’est-à-dire l’horreur que nous avons
vécu ensemble durant ces interminables 35 secondes qui, le 12 janvier, nous
ont arraché un lourd tribut de douleurs et de larmes. Plus de 150.000 morts,
500.000 blessés, plus d’un million de sans abris, des dizaines de milliers d’amputés, plus de 300.000 personnes réfugiées en province, plus de 3
millions de sinistrés dévastés qui, en une minute, ont vu se transformer à
jamais leurs vies, leurs familles et leurs sociétés. Une société entière
traumatisée vivant dans la terreur permanente de probables répliques ou d’un
nouveau séisme.
Nos organisations ont toutes été profondément bouleversées par cet
événement. Nous avons perdu des proches parents, des camarades de travail,
des enfants, des jeunes, des professionnels bourrés de promesses de rêves et
de compétences, des édifices, des équipements, des outils de travail et une
immense documentation basée sur plus de 30 années d’expériences collectives
avec les organisations et les communautés de base. Les pertes sont immenses
et irréparables.
Il est indispensable malgré la douleur que nous ressentons tous et toutes de
réfléchir sur ce qui vient de se passer et de tirer de cette tragique
expérience les leçons et les orientations qui nous permettront de poursuivre
notre inlassable travail de construction d’un autre pays capable de vaincre
le cycle de l’effondrement et la dépendance et de se placer à la hauteur des
rêves d’émancipation universelle de ses fondateurs et de tout le peuple
haïtien.
L’ampleur du désastre est sans aucun doute liée à la nature de l’État dans
notre pays, un héritage historique colonial et néocolonial et la mise en
place des politiques néolibérales au cours des 3 dernières décennies. L’hypercentralisation autour de la « République de Port-au-Prince » décidée
par l’occupation américaine de 1915 est certainement un des facteurs
déterminants. En particulier, la complète libéralisation du marché de l’immobilier a ouvert un espace de spéculation débridé aux flibustiers de tout
poil.
Nous sommes très émus par l’extraordinaire élan de solidarité manifesté par
la population de la région métropolitaine qui pendant les 3 premiers jours
suivant le sinistre ont su répondre par l’auto-organisation en construisant
450 camps de réfugiés qui ont contribué à sauver des milliers de personnes
prisonnières des décombres et a rendu possible la survie de 1.5 millions de
personnes grâce au partage communautaire de toutes les ressources
disponibles (nourriture, eau, vêtements). Honneur et respect à la population
de Port-au-Prince ! Ces mécanismes spontanés de solidarité doivent jouer un
rôle essentiel dans le processus de reconstruction et de
re-conceptualisation de l’espace national.
Nous adressons cette correspondance à nos partenaires et aux différents
réseaux nationaux et internationaux auxquels nous participons afin de les
informer des démarches que nous avons entreprises et de nos objectifs à
court, moyen et long terme.
En effet, depuis plus d’une semaine un groupe d’organisations et de
plateformes se réunissent régulièrement afin de faire face à cette nouvelle
situation tout en mettant en place de nouvelles stratégies et manières de
travailler. Ainsi, nous les responsables des organisations et plateformes
suivantes, à la suite de plusieurs rencontres pour analyser la nouvelle
situation et définir des stratégies communes adoptons un positionnement qui
se fonde sur les éléments d’orientation suivants :
– Contribuer à préserver les principaux acquis des mouvements sociaux et
populaires haïtiens menacés par la nouvelle situation
– Contribuer à répondre aux besoins urgents de la population en mettant en
place des centres de services communautaires disposant de capacités
adéquates pour répondre aux besoins suivants : alimentation, soins de santé
primaire, assistance médicale et psychologique suite aux chocs subis lors du
séisme
– Profiter des projecteurs de la grande presse braqués sur notre pays pour
diffuser une image différente de celle projetée par les forces impérialistes
– Mettre en place de nouvelles façons de faire visant à dépasser l’atomisation et la dispersion qui constituent l’une des principales
faiblesses de nos organisations. Ce processus de rapprochement doit démarrer
avec la structuration d’un espace commun devant accueillir provisoirement
nos 6 équipes qui continueront à travailler de façon autonome tout en
veillant à la mise en place de mécanismes permanents d’échanges et de
travaux mutualisés. Nous veillerons à ce que puisse être imposée une
démarche collective dans la recherche de réponses communes à nos problèmes
et la construction d’alternative démocratique populaire réelle et viable
En ce qui a trait à la situation d’urgence, nous sommes en train de mettre
en place des centres de services de quartiers. Un de nos centres est déjà
pleinement opérationnel au Numéro 59 de l’avenue Poupelard, dans les locaux
d’une école populaire dirigée par l’organisation SAJ/VEYE YO (Solidarite Ant
Jèn). Il accueille près de 300 personnes qui sont nourries 2 fois par jour
et abritées sous des tentes. Le centre leur offre aussi des consultations,
des médicaments et un accompagnement psychologique. Ces services sont
offerts aussi à ceux et celles qui résident dans des camps de réfugiés
aménagés spontanément dans la zone. Ce centre fonctionne grâce à l’appui d’une équipe bénévole de professionnels haïtiens (médecins, infirmières,
psychologues, travailleurs sociaux) appuyés par des médecins allemands de l’organisation de secours Cap Anamur. Nous essayons d’étendre l’établissement
de centres similaires à d’autres quartiers de la région métropolitaine
durement éprouvés par le séisme et dans lesquels aucune offre de services de
cette nature n’existe. Ils seront quatre à être mis en place dans les
quartiers de Carrefour (Martissant, Fontamara) et de Gressier. Nous comptons
sur la solidarité de tous nos partenaires afin d’assurer leur fonctionnement
efficace.
En même temps, nos 2 plateformes et les 4 organisations impliquées ont mis
en place un point focal de rencontres et de coordination au local de
FIDES-Haïti, situé au No 6 de l’Impasse Gabriel – Rue Fernand au Canapé
Vert. Cet espace est disposé à accueillir de nouvelles plateformes et
organisations du mouvement démocratique et populaire. Nous nous engageons à
mobiliser les différentes composantes de ce mouvement en vue, d’une part, d’
élargir les efforts de secours d’urgence aux rescapés et, d’autre part, d’aboutir à la formulation d’un plan commun d’orientation pour la
réhabilitation de nos institutions et organisations. Ce plan et les projets
concrets qui l’accompagnent seront soumis dans un délai relativement bref à
l’attention de nos partenaires.
L’aide d’urgence à laquelle nous participons se veut alternative et nous
comptons développer un travail de plaidoyer afin de dénoncer les pratiques
traditionnelles dans le champ des interventions humanitaires qui ne
respectent pas la dignité des victimes et qui s’inscrivent dans le cadre d’un processus de renforcement de notre dépendance. Nous plaidons pour une aide humanitaire adaptée, respectueuse de notre culture et de notre
environnement et qui ne détruit pas les constructions d’économie solidaire
mises en place depuis plusieurs décennies par les organisations de base avec
lesquelles nous travaillons.
Nous tenons pour finir à saluer encore une fois l’extraordinaire élan de
générosité qui a animé l’opinion publique mondiale autour du drame que nous
vivons. Nous en sommes reconnaissants et nous croyons que c’est le moment d’inventer un nouveau regard sur notre pays qui permette de construire une
authentique solidarité délivrée des réflexes paternalistes de pitié et d’infériorisation. Nous devrions travailler pour maintenir ce vigoureux élan
de solidarité au-delà des effets de mode et de surenchère médiatique. La
réponse à la crise prouve que dans certaines situations les peuples du monde
peuvent dépasser les lectures hâtives guidées par des stéréotypes et le
sensationnalisme. L’aide humanitaire massive est aujourd’hui indispensable
compte tenu de l’ampleur de la catastrophe, mais elle doit être structurante
en s’articulant avec une vision différente du processus de reconstruction.
Elle doit s’inscrire en rupture avec les paradigmes dominant les circuits
traditionnels de l’aide internationale. Nous souhaiterions voir naître des
brigades internationalistes de solidarité travaillant en compagnie de nos
organisations à la lutte pour la réalisation d’une réforme agraire et d’une
réforme foncière urbaine intégrée, à la lutte contre l’analphabétisme et
pour la reforestation, à l’édification de nouveaux systèmes universels,
décentralisés et modernes d’éducation et de santé publique.
Nous devons aussi proclamer notre colère et notre indignation face à l’instrumentalisation qui est faite de la crise haïtienne pour justifier une
nouvelle invasion de 20.000 marines américains. Nous dénonçons ce qui risque
de devenir une nouvelle occupation militaire, la troisième de notre histoire
par des troupes étatsuniennes. Elle entre clairement dans la stratégie de
remilitarisation du bassin de la Caraïbe dans le cadre de la réponse de l’impérialisme américain à la révolte croissante des Peuples du continent face
à la mondialisation néolibérale. Elle s’inscrit aussi dans une stratégie de
guerre préventive face à un éventuel éclatement social venant d’un Peuple
écrasé par la misère et se retrouvant dans une situation de désespoir. Nous
dénonçons le modèle appliqué par le Gouvernement américain et la réponse
militaire face à une tragique crise humanitaire. La mainmise sur l’aéroport
Toussaint Louverture et d’autres infrastructures stratégiques du pays a
conduit à priver le Peuple haïtien d’une partie des contributions venant de
la CARICOM, du Venezuela et de certains pays européens. Nous dénonçons la
méthode adoptée et refusons que notre pays soit transformée en une nouvelle
base militaire.
Nous, dirigeants des organisations et plateformes initiatrices de cette
démarche, nous vous écrivons aujourd’hui pour vous transmettre notre
première analyse de la situation. Nous sommes convaincus, comme vous l’avez
déjà manifesté, que vous continuerez à accompagner notre travail et nos
combats dans le cadre de la construction d’une alternative nationale, source
de renaissance de notre pays éprouvé par une horrible catastrophe et se
battant pour sortir du cycle de la dépendance.
Pour le Comité de coordination :
Sony Estéus, Directeur SAKS
Camille Chalmers, Directeur Exécutif PAPDA
Marie Carmelle Fils-Aimé, Officier de Programme à ICKL
Pour les organisations et plateformes partie prenante de cette initiative :
Marc Arthur Fils-Aimé, Institut Culturel Karl Léveque (ICKL)
Maxime J. Rony, Programme alternatif de Justice (PAJ)
Sony Estéus, Sosyete Animasyon ak Kominikasyon Sosyal (SAKS)
Chenet Jean Baptiste, Institut de Technologie et d’animation (ITECA)
Antonal Mortimé, Plateforme des Organisations Haïtiennes de Droits Humains
(POHDH) qui regroupe :
Justice et Paix (JILAP), Centre de recherches Sociales et de Formation pour
le Développement (CRESFED), Groupe Assistance Juridique (GAJ), Institut
Culturel Karl Léveque (ICKL), Programme pour une Alternative de Justice
(PAJ), Sant Karl Lévèque (SKL), Réseau National de Défense des Droits
Humains (RNDDH), Conférence haïtienne des Religieux (CORAL-CHR)
Camille Chalmers, Plateforme haïtienne de Plaidoyer pour un Développement
Alternatif (PAPDA) qui regroupe :
Institut de Technologie et d’animation (ITECA), Solidarite Fanm Ayisyèn
(SOFA), Centre de Recherches Actions pour le Développement (CRAD), Mouvaman
Inite Ti Peyizan Latibonit (MITPA), Institut Culturel Karl Léveque (ICKL),
Association Nationale des Agroprofessionnels Haïtiens (ANDAH)