Tokyo Correspondant
Les minutes d’un accord de novembre 1969 entre le président américain Richard Nixon et le premier ministre japonais Eisaku Sato, dont l’existence a été révélée fin décembre 2009 par le fils de ce dernier, sont une pièce supplémentaire à verser au dossier des ententes secrètes entre Tokyo et Washington sur l’introduction d’armes nucléaires au Japon. Des accords passés en violation des trois principes hautement affirmés par Tokyo depuis des décennies : « Ne pas fabriquer, ne pas posséder, ne pas autoriser l’entrée sur son territoire » d’armes atomiques. Cet engagement solennel valut le prix Nobel de la paix, en 1974, à son auteur, le même Eisaku Sato (1901-1975), et reste en principe un des fondements de la diplomatie japonaise.
Lors de ses voeux à la nation, le 3 janvier, le premier ministre japonais, Yukio Hatoyama, s’est engagé à établir des relations plus équilibrées avec les Etats-Unis. « Nous pouvons améliorer notre confiance réciproque en disant clairement ce que nous pensons », a-t-il déclaré. Le Japon doit cesser de renoncer à faire part de ses opinions « simplement parce que c’est difficile », a poursuivi M. Hatoyama.
Depuis son arrivée au pouvoir en septembre 2009, le premier ministre de centre gauche a annoncé le réexamen d’un accord de 2006 avec Washington sur le déplacement de la base de Futenma située à Okinawa. Irritée, l’administration américaine a demandé à Tokyo d’appliquer cet accord comme prévu.
Le ministre des affaires étrangères, Katsuya Okada, a demandé une enquête sur cette question après l’investiture du cabinet Hatoyama. Il devra s’expliquer à la mi-janvier, devant le Parlement, sur les dénis répétés de tels accords par les hommes politiques (dont le dernier, en juin 2009, par le précédent premier ministre, Taro Aso) et des fonctionnaires de son ministère.
L’existence de ces ententes secrètes entre les Etats-Unis et le Japon permettant l’entrée des armes nucléaires dans l’Archipel est certes depuis des années un « secret de Polichinelle » : des documents américains et japonais déclassifiés et les témoignages d’anciens diplomates l’attestent. Mais il manquait des preuves écrites irréfutables. Certains documents auraient été détruits en 2001 par des fonctionnaires du ministère des affaires étrangères, avance le quotidien Asahi.
Le traité de sécurité entre les Etats-Unis et le Japon, signé en 1951, permettait aux forces américaines d’utiliser comme elles l’entendaient leurs bases militaires sur le territoire nippon (y compris l’entreposage d’armes nucléaires). En 1960, le traité a été révisé. Le Japon avait entre-temps recouvré sa souveraineté. En dépit des plus importantes manifestations d’opposition de l’après-guerre, cette révision fut ratifiée sans que soient mentionnées les armes nucléaires.
Afin d’accélérer la rétrocession au Japon, en 1972, de l’archipel d’Okinawa (placé depuis la défaite de 1945 sous l’administration américaine), Eisaku Sato autorisa expressément les forces américaines à introduire des armes nucléaires sur le territoire japonais en cas de crise dans la région, après consultation préalable. Par l’accord « top secret » du 21 novembre 1969, mystérieusement conservé parmi les papiers personnels de l’ancien premier ministre, le Japon accepte non seulement l’introduction d’armes nucléaires sur son territoire, mais aussi le maintien des sites d’entreposage à Okinawa, où sont stationnées les deux tiers des troupes américaines.
Ces accords secrets entre Tokyo et Washington avaient pour toile de fond la guerre au Vietnam, dans laquelle l’Archipel jouait le rôle de base arrière des forces américaines qui disposaient aussi de bases aux Philippines. Le transit d’armes nucléaires par le Japon donna lieu à un incident en décembre 1965, lorsqu’un avion d’attaque A-4 E, transportant une arme atomique, glissa accidentellement à la mer du porte-avions Ticonderoga, alors qu’il faisait route du Vietnam à Yokohama. L’appareil et sa cargaison disparurent par 5 000 mètres de fond. L’incident, qui ne fut connu qu’en 1981, avait eu lieu à une centaine de kilomètres à l’est de l’archipel d’Okinawa.
En mars 2009, un ancien vice-ministre administratif des affaires étrangères (de 1987 à 1989), Ryohei Murata, a révélé qu’il avait eu pour mission, comme ses collègues occupant les mêmes fonctions avant et après lui, d’informer le chef de la diplomatie japonaise des accords secrets entre Tokyo et Washington. « C’était un grand secret. Le gouvernement japonais a menti à la population », a-t-il déclaré à l’agence de presse Kyodo.
L’affaire est ancienne, le contexte international et la stratégie nucléaire américaine sont différents. Mais ces révélations pointent les contradictions de la position japonaise. Les « trois principes non nucléaires » restent l’un des fondements de la diplomatie de Tokyo. Or les dirigeants japonais ont été les premiers à les enfreindre.
En outre, l’Archipel, seul pays victime du feu nucléaire, se présente comme une sorte de « conscience du monde » lorsqu’il est question de l’arme atomique. Pourtant, le Japon dépend pour sa sécurité de la protection nucléaire des Etats-Unis. Ces accords secrets relèvent de l’Histoire, mais ils n’en appellent pas moins des éclaircissements sur la situation présente.
Philippe Pons