La forêt s’en sort bien mieux que les hommes. Dix ans après la dévastation de près de 1 million de ses hectares (sur plus de 14 millions) par les grandes tempêtes qui ont traversé la France, du 26 au 28 décembre 1999, elle s’est débrouillée seule, ou presque, pour surmonter le choc. Avec une telle vitalité que les passages de Lothar et Martin ne s’apparenteraient plus qu’à un immense coup de jeune s’ils n’avaient autant marqué les humains en effaçant leurs paysages et leurs repères. C’est dans l’esprit des forestiers que les rafales de l’hiver 1999 auront imprimé les traces les plus profondes. Et c’est pour leur économie meurtrie que la cicatrisation s’annonce la plus longue.
Pour l’heure, il faut se fier au jugement du spécialiste pour se laisser rassurer par ces bois si uniformément juvéniles, par ces arbres dans l’enfance, à peine plus hauts qu’un promeneur. « C’est difficile à concevoir pour quelqu’un qui n’est pas du métier, dit Jérôme Bock, responsable du pôle recherche et développement lorrain à l’Office national des forêts (ONF). Mais ici, c’est gagné, alors que tout avait été rasé par la tempête : nous sommes bien dans une forêt, avec ses essences parfaitement en place. Il y a les pionnières, le bouleau, le tremble ou le merisier, qui préparent le terrain pour les intermédiaires, comme l’alisier, puis pour les terminales, comme le chêne, ou surtout le hêtre, qui finira par dominer toutes les autres. »
Ici, c’est la forêt de Haye, aux portes occidentales de Nancy. Peuplée de feuillus, comme les deux tiers des massifs français ; publique, comme très souvent en Lorraine, alors que sur le reste du territoire national les bois sont aux trois quarts privés. Sur ce plateau calcaire, incliné vers l’ouest, Lothar, la première et la plus septentrionale des deux tempêtes, a frappé de plein fouet les hêtraies. Nombre de ses parcelles, rasées à plus de 80 %, ont contribué à lester la Lorraine du plus lourd des bilans régionaux, avec 21 millions de m3 d’arbres déracinés, soit sept fois la récolte de bois annuelle fauchée en quelques minutes (contre trois fois dans le reste du pays).
Jérôme Bock a été appelé en renfort dans ce fief de l’ONF - l’office a implanté le campus de son centre de formation au cœur de la forêt de Haye - quelques mois après la catastrophe, alors que, sur le plateau, les débardeurs étaient encore très loin d’avoir fini de dégager le « mikado » des troncs enchevêtrés. Le chercheur est de cette nouvelle génération de forestiers qui mèneront leur carrière en gardant à l’esprit la possibilité d’un événement d’une telle violence.
Pour les anciens, en revanche, le traumatisme a été d’autant plus vif que le XXe siècle, bien plus calme que certains de ses prédécesseurs, n’avait pas porté la mémoire de dégâts d’une telle ampleur. « Lorsque nous avons organisé des formations avec tous les forestiers lorrains, de 2005 à 2008, pas un groupe n’a commencé la séance sans raconter »sa« tempête, dit Jérôme Bock. Certains avaient du mal à envisager l’avenir alors que tous les arbres de leur parcelle s’étaient si brutalement retrouvés au sol. Et puis, dès qu’on se mettait à parler techniques, la passion revenait. »
Ces techniques sont issues des multiples études et expérimentations menées sur le terrain, et particulièrement en forêt de Haye, devenue un laboratoire grandeur nature des bois d’après-tempête. Elles ont permis de mieux cerner les facteurs qui ont pu aggraver les dégâts. « La taille a été déterminante, explique Jérôme Bock. Au-delà de 25 mètres, quasiment aucun arbre n’a tenu. »
Parfois, ce sont les hommes qui, dans leur hâte de dégager les chablis, les arbres déracinés, ont causé des dommages bien plus durables que ceux de la tempête. L’intervention mal maîtrisée des véhicules dans les sous-bois a tassé des sols pour de longues années, compromettant leur aération, la circulation de l’eau et le développement des racines. Une étude au laser de la taille de la végétation en forêt de Haye a montré à quel point ces actions intempestives pouvaient être néfastes. Dans les secteurs où les moyens mécaniques ne sont pas sortis des « cloisonnements », des bandes de terrain dégagé qui séparent les peuplements, les arbres prospèrent. Là où les engins sont intervenus sans contrainte, la croissance a pris plusieurs années de retard.
Ces enseignements sont venus étayer une nouvelle manière de pratiquer la sylviculture, qui était apparue avant les tempêtes, mais que celles-ci ont achevé de faire entrer dans les mœurs. Comme si la force des éléments avait rendu les forestiers plus humbles, plus à l’écoute et moins « maîtres et dominateurs » de la nature. Comme si le coup de folie de ces vents turbulents avait achevé d’ébranler la rationalisation des plantations d’après-guerre.
« Jusque dans les années 1970, on aurait réagi à ce genre d’événements en replantant massivement quelques espèces, explique Jean-Luc Dupouey, spécialiste de l’écologie forestière à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) de Nancy. Après la tempête, on a opté pour la régénération naturelle à la fois parce que l’on manquait de moyens financiers et parce que la vision de la forêt a évolué dans la société : les replantations artificielles sont beaucoup moins bien acceptées. » Symboliquement, Lothar aura d’ailleurs décimé les dernières plantations de résineux en plaine de Lorraine, vestiges d’un après-guerre où l’on avait planifié la production massive de pâte à papier.
Cette « régénération naturelle », Jérôme Bock la résume d’une formule : « Faire au mieux avec ce qui se trouve sur place. » Dans cette logique, le forestier laisse le temps au soleil de réveiller les semences qui se trouvent sur le terrain. Il n’a recours aux plantations qu’en cas de blocage manifeste du processus : en Lorraine, ces issues de secours n’ont été empruntées que sur 10 % des parcelles à régénérer. Il refuse l’interventionnisme et se contente d’accompagner l’élan naturel, en libérant de la place pour les essences les plus valorisées. Car les bois de l’après-tempête sont régis par un nouveau maître mot : variété. Sur cet humus consensuel, formé par la décomposition de la politique de l’essence unique, doivent fructifier les compromis entre les trois usages de la forêt : écologique, économique et social.
Le citoyen vert sera sensible à ce respect accru de la biodiversité, l’exploitant espérera compenser les variations de prix en jouant sur plusieurs peuplements de qualité, le promeneur appréciera des futaies diversifiées, mieux protégées des maladies et des aléas climatiques par le mélange d’arbres. Dans cette quête de diversité, le forestier a su se ménager quelques alliés. Les troncs d’arbres morts, laissés debout par la tempête, ont été conservés en l’état pour servir de « HLM à oiseaux » qui contribueront à préserver les feuilles de l’offensive des chenilles.
Mais il a aussi trouvé des adversaires inattendus. La tempête, en créant de multiples abris, en éloignant les hommes et en rapprochant la nourriture du sol, a provoqué une explosion des populations de chevreuils, cerfs et sangliers. Ces herbivores consomment aujourd’hui les jeunes pousses des essences les plus convoitées, merisiers ou érables par exemple. Dans les Vosges, les bêtes en surpopulation se frottent aux écorces des résineux, qu’elles abîment.
Ce faisant, elles contribuent à accroître le marasme économique qui frappe la forêt depuis dix ans. A une exception près : « Pour les résineux, les années qui ont suivi la tempête ont été bonnes, explique Emmanuel Cuchet, délégué général du Groupe interprofessionnel de promotion de l’économie du bois en Lorraine. Les chablis dus à la tempête ont fourni des stocks de bois aussi abondants que la demande entretenue par l’essor de la construction. Mais depuis la crise immobilière, la demande a fondu et les entreprises de transformation locale sont confrontées à la concurrence des Allemands. » La situation n’est toutefois pas aussi catastrophique que dans les Landes, forêt artificielle et presque exclusivement privée, où l’ouragan Klaus, en janvier 2009, a eu pour conséquence de multiplier les stocks au moment où la demande de bois d’emballage décline.
« Pour les feuillus, reprend M. Cuchet, le prix du hêtre, très recherché avant la tempête, notamment par les Chinois, s’est effondré depuis. Le marché ne s’est pas remis de l’arrivée de tels stocks de bois. Et, depuis, la crise a aggravé la situation : les morceaux de hêtre qui servaient à caler les pièces de fonderie ou les automobiles ne trouvent plus aucun débouché. » Cet effondrement s’est traduit par un déséquilibre budgétaire pour l’ONF, qui a dû s’imposer, en une décennie, trois réformes, dont la dernière est actuellement contestée par ses personnels.
Les propriétaires privés ont renoncé à vendre en attendant des jours meilleurs. Et les communes forestières de Lorraine se sont retrouvées en situation difficile. « La vente de hêtres représentait 150 000 euros de revenus annuels avant la tempête, soit un quart de notre budget, dit Marie-Louise Haralambon, maire de Favières, une commune du sud du département, dont les 600 hectares de bois communaux ont été sévèrement touchés par Lothar. La vente des stocks de 1999 nous a permis de constituer une cagnotte équivalente, mais elle a été dépensée depuis. Et l’entretien de la forêt par l’ONF nous coûte 100 000 euros l’an, partiellement couverts par une subvention. »
A cette perte sèche s’ajoute la fermeture d’une scierie, peu après la tempête, et la réduction de l’activité d’une autre entreprise qui travaillait aussi le hêtre, soit près de deux cents emplois volatilisés. Aussi, pour les prochains arbitrages budgétaires, Mme Haralambon se résoudra à un choix : « La crèche passera avant les arbres. » Les enfants de la commune auront priorité sur les soins à prodiguer à la toute jeune forêt.
Jérôme Fenoglio