Manille Envoyé spécial
La pluie clapote sur la tôle fatiguée de son taudis. « Il y a des fuites, explique la femme d’une voix douce. Cette tôle, nous l’avons récupérée dans la décharge. » Les parois noircies dégoulinent de crasse. Dans un coin, une petite table supporte une image de la Vierge aux couleurs passées. Sur un sofa aux teintes oubliées un enfant dort, couvert d’un bout de tissu. Assis à son côté, Ariel, 14 ans. Leur mère, Philomena Aresgado, est une femme entre deux âges. Dans ce réduit de 5 m2 où l’on peine à se tenir debout, elle survit avec sa petite famille, dans la fragile lumière d’une unique ampoule.
Ici, l’air empeste. Un coup d’œil sur les alentours révèle, à une centaine de mètres, au-delà des gourbis de bric et de broc cramponnés à ce bout de vallon, la « montagne fumante » : des tonnes de déchets accumulés à Payatas, au cœur d’un des plus sordides bidonvilles de Manille, aux Philippines. Des silhouettes courbées s’affairent sur cette masse puante. Munis d’une pique et d’un sac, ces travailleurs fouillent les détritus à la recherche de déchets plastique. Tous courent le risque d’être ensevelis par un éboulement de la masse d’ordures. Un tel accident avait fait 214 morts en 2000.
Philomena et Ariel travaillent là. Ils ont un badge spécial, car l’accès est limité depuis ce drame. Ils fouillent de 6 heures à 17 heures, pour une centaine pesos (1,4 euro). De quoi acheter du riz, 30 pesos (42 centimes) le kilo, de l’eau, 4 pesos (5 centimes) les 10 litres, et payer le loyer. Car le taudis a son prix : 300 pesos (4,23 euros) mensuels.
La pauvreté concerne, selon le Bureau national de coordination des statistiques (NSCB), ceux qui touchent moins de 8 254 pesos (116,3 euros) par mois. Soit 40 % de la population philippine, contre 30 % en 2003. Selon une enquête réalisée en septembre par les SWS, les Stations du climat social, 53 % des foyers philippins se considèrent comme pauvres. La misère prend racine dans les campagnes. Les agriculteurs sont, avec les pêcheurs, les plus touchés avec des taux de pauvreté supérieurs à 60 % dans certaines régions. La situation pousse les villageois vers les villes.
A Manille, les bidonvilles accueillent près de 6 millions de personnes. Leur accès aux services publics est limité, et leur quotidien dépend souvent du bon vouloir des politiciens locaux. « La plupart des bidonvilles n’ont aucune existence légale », explique Jessica Dator-Bercilla, de l’organisation non gouvernentale Christian Aid.
Nombre d’enfants ne vont pas à l’école : 3 millions, selon l’Unicef. Malgré des constructions de nouvelles classes lancées par le gouvernement de la présidente Gloria Macapagal Arroyo, le taux de scolarisation en primaire ne dépassait pas 85 % en 2006, contre 97 % en 2001. L’école est souvent trop loin. Transports et matériel coûtent cher. « Les Philippines ne consacrent que 200 dollars (139 euros) par élève et par an, déplore Rina Lopez, présidente la chaîne privée Knowledge Channel, spécialisée dans la diffusion de programmes éducatifs. Dans certaines zones, il y a des écoles sans professeurs. »
La mise en place du système d’apprentissage alternatif (ALS), qui autorise des ONG à donner des cours plusieurs demi-journées par semaine, reste un pis-aller. Ariel a été repéré par une ONG japonaise, Kokkyo naki Kodomotachi (KnK), qui dispose d’un local à Payatas. L’adolescent suit la classe par intermittence. « Il ne vient pas souvent », glisse une enseignante qui travaille pour KnK. Trop peu pour espérer s’en sortir.
Les habitants des bidonvilles peinent sur le marché de l’emploi, dans un pays où le taux de chômage atteint 17 %. Les jeunes qui ont pu atteindre le niveau du lycée, au prix de sacrifices importants des familles, décrochent des jobs dans les shopping malls, les centres commerciaux qui pullulent dans le pays. L’espoir de s’arracher à la misère ? Non. Leur contrat ne dépasse jamais six mois. « Au-delà, les entreprises devraient les embaucher à temps plein et leur faire profiter des avantages sociaux », explique Jessica Dator-Bercilla.
Le salaire minimum se monte à 320 pesos (4,5 euros) la journée, mais beaucoup de travailleurs, notamment les employés temporaires des chantiers de construction, souvent venus des bidonvilles, ne touchent que 200 pesos (2,8 euros). Pour Mme Dator-Bercilla, les pauvres « sont du matériel humain pour le développement ».
L’économie ne permet pas l’émergence d’une classe moyenne. La consommation interne reste limitée ; les exportations sont faibles ; les investissements étrangers encore dissuadés par le haut niveau de corruption. Certes, la crise mondiale a relativement épargné l’archipel. Le produit intérieur brut (PIB) devrait progresser, selon la Banque mondiale, de 0,5 % en 2009 et de 3,1 % en 2010. Gary Olivar, porte-parole adjoint de la présidence, voit dans l’absence de récession « l’effet positif des 330 milliards de pesos (4,5 milliards d’euros) des plans de relance ».
« Les effets de la crise ont été réduits en raison de la faible dépendance aux exportations, estime Alberto Lim, directeur exécutif du Makati Business Club. Mais ce manque d’ouverture nuit au développement. L’économie philippine est comme un bateau qui n’a pas encore quitté le port. » Ulrich Lachler, du bureau philippin de la Banque mondiale, juge que « les fruits de la croissance ne sont pas partagés. L’économie se développe, mais la pauvreté augmente ». De quoi faire craindre l’échec des Philippines à respecter les Objectifs du millénaire pour le développement de l’ONU, dont le principal est d’« éradiquer la grande pauvreté et les famines ».
Philippe Mesmer