Jacques Derrida a la réputation d’un auteur difficile, voire élitiste. Curieusement, j’ai plutôt gardé de ses interventions orales, de ses entretiens, et d’une large part de son œuvre une impression de grande clarté. Ce qui passe souvent pour de l’obscurité, c’est plutôt un souci rigoureux de l’expression et du style, un respect scrupuleux de la nuance et de la complexité, non comme ornement littéraire, mais comme un cheminement sur une étroite ligne de crête, entre littérature et travail du concept. Car Derrida était d’abord un extraordinaire maître de lecture, aux antipodes des méthodes rapides d’une époque pressée, attentif à la pluralité du sens et acharné à ouvrir de nouveaux espaces d’interprétation sans renoncer à la fidélité infidèle au texte.
Son allure princière, confinant parfois au dandysme, pouvait passer pour de la coquetterie. Elle traduisait surtout le raffinement et l’élégance de cette pensée décalée, décentrée, à cheval sur les frontières, à l’image de cette figure du marrane ] qui le fascinait.
Il faudra sans doute du temps pour assimiler l’apport d’une œuvre foisonnante traitant - entre autres - de la philosophie, de l’écriture, du pardon, de l’hospitalité, de la spectralité - Derrida opposait ce qu’il appelait avec une pointe d’humour « l’hantologie » à l’ontologie des métaphysiques traditionnelles - de l’événement ou de la décision. Elle interroge notamment avec insistance la problématicité de l’héritage comme affirmation active et non comme ce que l’on reçoit de droit. Au cours de ces dix dernières années, ce questionnement s’est notamment appliqué à son rapport au « nom propre de Marx » et au marxisme, comme si la chute des orthodoxies de parti et d’Etat l’avaient libéré d’une réserve et d’un retrait.
C’est cet exemple que nous retiendrons de sa démarche.
Lors d’un colloque organisé à la fin des années 90 autour des Spectres de Marx (livre paru en 1993), Derrida dut répondre aux interpellations de divers critiques, dont Tony Negri, Fredric Jameson, Aijaz Ahmad (parmi d’autres). Celle du brillant critique marxiste britannique Terry Eagleton ne le ménagea pas. Oscillant entre un discours prudemment réformiste et une parole extatiquement ultra-gauche, la déconstruction selon Derrida relevait à ses yeux d’une « perversité adolescente » aboutissant à « un marxisme sans marxisme » (ironie sur l’usage du « sans » dans l’œuvre derridienne) ou à un « formalisme messianique vide ».
Courtoise, la réponse de Derrida à la charge de ses contradicteurs n’en est pas moins cinglante (elle est parue en français sous le titre Marx & Sons dans la collection Actuel Marx, PUF).
Les Spectres étaient d’abord « un livre sur l’héritage », sur ce qu’hériter peut, non point vouloir dire de manière non-équivoque, mais enjoint de manière souvent contradictoire : Il s’agirait ainsi de repolitiser un certain héritage de Marx après les désastres politiques et théoriques du siècle écoulé. Ceux qui se sentent troublés par le propos de sur Marx, n’est-ce point précisément parce qu’ils se concevraient comme des propriétaires dépossédés de leur héritage ? « Encore un effort, camarades, les exhorte Derrida, pour penser au-dessus de la « propriétalité ! »
Dans tous mes textes, du moins des 25 dernières années, « je n’ai jamais engagé de bataille contre le marxisme ou les marxistes », rappelle Derrida. En revanche, il interpelle ses détracteurs au présent : « Qu’est-ce que le Marxisme ? [...] Qui est autorisé à dire nous ? Nous marxistes ? ». Les Spectres déplairaient au premier chef à ces « marxistes » « installés dans leur position de propriétaires ». Or, qui peut encore proclamer avec certitude : « Je suis un Marxiste « ?
A Eagleton qui demande où était Derrida lorsqu’on avait besoin de lui, au temps du stalinisme triomphant, le philosophe réplique en récusant la confusion entre le contretemps et l’accusation d’opportunisme. On ne peut à la fois lui reprocher son opportunisme d’hier et lui reprocher aujourd’hui d’aller à contre-courant pour exploiter une certaine vogue du marxisme comme dissidence. Un tel opportuniste ferait preuve d’un bien piètre sens de l’opportunité ! Parmi les réserves qui, dans les années 60, l’auraient tenu à l’écart de l’engagement communiste, Derrida indique dans un beau texte sur Althusser les nombreuses questions lui paraissaient alors escamotées, « notamment celles concernant l’historicité ou le concept de l’histoire » : « Je trouvais qu’Althusser soustrayait trop rapidement certaines choses à l’histoire, par exemple en affirmant que l’idéologie n’a pas d’histoire. Je n’entendais pas renoncer à l’histoire. La destruction du concept métaphysique d’histoire ne signifie pas pour moi qu’il n’y a pas d’histoire [1]. » Pour Derrida, le concept d’idéologie a une histoire liée à celle du sens commun. C’est dans cette trame du temps historique que la question de l’événement s’associe à celle du fantôme : « Une logique du fantôme fait signe vers une pensée de l’événement », alors que, selon les propres termes de Marx, une « histoire sans événement » se réduit aux vérités sans passion et aux passions sans vérité de héros sans héroïsme : « Ce qui interrompt l’ordre du temps, ce qu’on appelle révolution, cette césure qui vient tout d’un coup déranger l’ordre du temps », c’est elle qui donne le tempo et le ton de l’histoire, ce qui fait l’historicité même, dans un jeu d’apparitions et de disparitions messianiques. Question de temps à nouveau. Marx se révèle en effet comme un virtuose de « l’anachronie rythmée ». Il sait « prendre le pouls de l’histoire » et écouter sa « fréquence révolutionnaire ».
Le témoignage de Jacques Derrida contribue à rappeler l’atmosphère intellectuelle de l’époque, ses censures et ses refoulements [2]. Le poids du Parti communiste aurait alors fait écranentre lui et le communisme : non membre du parti, “ j’étais paralysé, dit-il, parce que je ne voulais pas que les interrogations soient exploitées ” par un discours anticommuniste. A cette crainte, significative d’une époque, d’être pris à “ hurler avec les loups ”, à cette crainte souvent exploitées pour imposer silence et sommer le dissident en puissance de “ choisir son camp ”, s’ajoutait un effet d’intimidation théorique : “ J’étais paralysé devant quelque chose qui ressemblait à une sorte de théoricisme avec un T majuscule. ” Double paralysie donc, politique et intellectuelle.
Derrida la revendiquait à la lumière de controverses autour des Spectres de Marx comme un geste politique faisant sens par défaut : “ A tort ou à raison, par conviction politique, mais probablement aussi par intimidation, je me suis toujours abstenu de critiquer le marxisme de front ” : “ Il y avait une telle guerre, tellement de manœuvres d’intimidation, une telle lutte pour l’hégémonie ”, que le spectre de la trahison hantait institutions et controverses. Dans ce climat quelque peu terroriste, “ je me sentais intimidé, je n’étais pas à l’aise » : « J’étais anti-stalinien. J’avais déjà une image du Parti communiste et de l’Union soviétique incompatible avec la gauche démocratique à laquelle j’ai toujours voulu demeurer fidèle. Mais je ne voulais pas exprimer des objections politiques qui auraient pu être confondues avec quelque réticence conservatrice. ”
Cette retenue tourne autour de la figure paternelle de Louis Althusser et de l’influence hégémonique du Parti. Phénomène difficile à imaginer aujourd’hui, il était difficile de ne pas rejoindre le Parti, rappelle Derrida. Après l’intervention soviétique en Hongrie, certains, et non des moindres, l’ont certes quitté, mais “ Althusser ne l’a pas fait et je pense qu’il ne l’aurait jamais fait. [3] ” Il est regrettable que la paralysie et l’intimidation aient alors réduit les réserves au silence, à l’exception notable de son soutien militant à la dissidence tchécoslovaque. Leur expression publique par un philosophe dont le prestige allait croissant auraitpu modifier les termes d’un débat passablement obscur. D’autant que les résistances qui tenaient Derrida à l’écart du parti n’étaient pas purement discursives ou théoriques : “ Elles étaient aussi politiques ”. En ce sens, ironisait-il trente ans après, “ je me sens plus marxiste qu’eux ”. Non sans raison, si la débâcle du parti lui apparut, comme il l’affirme, prévisible dès les années soixante : “ Personnellement, je voyais déjà le Parti pris dans une logique suicidaire ”.
Il reste que la publication en 1993 de Spectres de Marx, puis celle l’année suivante de la Misère du monde de Pierre Bourdieu, marquaient un coup d’arrêt à la rhétorique libérale triomphante, annoncent la renaissance des résistances sociales, et contribuent à modifier le paysage de la décennie. Il reste dans les nombreuses interventions de Derrida sur Marx et le marxisme, de nombreuses zones d’ombre sur la lutte des classes ou la notion d’Internationale sans internationale. Mais c’était là l’objet d’une discussion amicale, voire affectueuse (voir entre autres Sur Parole, éditions de l’Aube, 1999, ou Marx en Jeu, Descartes et Cie, 1997)
Encarts
Déconstruction : « Aucun texte n’étant jamais homogène (c’est devenu pour moi une sorte d’axiome catégorique, la charte de toutes mes interprétations), il peut être légitime, el est même toujours nécessaire d’en faire une lecture divisée, différenciée, voir en apparence contradictoire. Active, interprétative, signée, cette lecture doit et ne peut pas ne pas être l’invention d’une réécriture » (Jacques Derrida, in Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco, De quoi demain..., Fayard, 2001)
Révolution : « Si l’on veut sauver la Révolution, il faut transformer l’idée même de Révolution. Ce qui est périmé, vieilli, ridé, impraticable pour mille raisons, c’est unn certain théâtre révolutionnaire, un certain processus de prise de pouvoir auquel on associe en général les Révolutions de 1789, de 1848 et de 1917. Je crois à la Révolution, c’est-à-dire à une interruption, à une césure radicale dans le cours ordinaire de l’Histoire. Il n’existe pas de responsabilité éthique, d’ailleurs, ni de décision digne de ce nom qui ne soit, par essence révolutionnaire, qui ne soit en rupture avec un système de normes dominant, voir avec l’idée même de norme, et donc d’un savoir de la norme qui dicterait ou programmerait la décision. Toute responsabilité est révolutionnaire, puisqu’elle cherche à faire l’impossible, à interrompre l’ordre des choses à partir d’événements non programmables. Une Révolution ne se programme pas. D’une certaine façon, comme le seul événement digne de ce nom, elle excède tout horizon possible, tout horizon du possible - donc de la puissance et du pouvoir. » (Jacques Derrida, in Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco, De quoi demain..., Fayard, 2001)
Notes
* Marrano en espagnol est péjoratif : en gros « porc »
Désigne les juifs convertis de force à partir de 1492 mais qui tout en pratiquant formellement la religion catholique continuaient à « judéiser » en secret. Double existence qui a duré des siècle et qui les a placés au carrefour entre le mythe du peuple élu et l’universalisme chrétien. D’où le phénomène Uriel da Costa, Spinoza, etc.
1. Jacques Derrida, « Politics and Friendship », in Althhusserian’s Legacy, Londres, Verso, 1989.
2. Jacques Derrida, « Friendship and Politics », in Althusserian Legacy, Verso, Londres, 1989.
3. Ibid, p. 199.