La lettre du 30 novembre 2009, du Premier ministre au président de l’Assemblée nationale, lui intimant l’ordre de « faire procéder dans les plus brefs délais » à la désignation de deux députés-observateurs au Parlement européen mérite quelques explications et éclaircissements. Cette injonction est, au demeurant, une « première » dans l’histoire parlementaire et surtout électorale. Jamais un président de l’Assemblée ne s’était vu dicter par un pouvoir exécutif, sous la forme de gouvernement qu’est la République, une procédure de représentation souveraine, en lieu et place d’un mandat que seul le suffrage universel direct autorise, de par la loi, à exercer.
Le président de l’Assemblée nationale se prête, certes avec peu d’enthousiasme, à accomplir cet acte qui demeurera non seulement un acte de soumission mais aussi un acte d’atteinte au respect du suffrage et de l’expression de la souveraineté du peuple.
Le Premier ministre se défend de tout « coup de Jarnac » ; néanmoins, après le « fric-frac » qui se prépare pour les élections territoriales de 2014, il s’agit du deuxième « coup d’Etat » électoral en moins de quatre mois.
Du secrétariat général du gouvernement à quelques juristes-consultes accommodants, les propositions faites au Premier ministre relèvent d’une procédure peu conforme au respect du suffrage et de l’expression de la souveraineté du peuple.
Et pourtant, François Fillon, rappelle que « le Conseil européen des 18 et 19 juin derniers a demandé que ces nouveaux représentants soient issus du suffrage universel direct et désignés conformément aux législations nationales ».
La règle des 5 % bafouée
Notre législation nationale prévoit, pour les élections européennes, que « les sièges sont répartis, dans chaque circonscription, entre les listes ayant obtenu au moins 5 % des suffrages exprimés à la représentation proportionnelle suivant la règle de la plus forte moyenne ». Chacun sait que cette disposition a toujours été un leurre puisque c’est le quotient électoral qui définit les « bonnes » et les « mauvaises » listes et que l’on peut très bien obtenir 10 % des suffrages exprimés... et ne pas avoir de sièges. En règle générale, les listes ayant obtenu entre 5 et 8 % ne font que participer à la détermination du quotient et ne servent finalement qu’à renforcer en sièges la représentativité des deux ou trois listes arrivées en tête.
Ainsi, en juin 2009, onze listes ayant obtenu plus de 5 % ont été éliminées : quatre dans la circonscription du Massif Central-Centre, deux dans celle du Sud-Ouest, et en Outre-mer, une en Nord-Ouest, Ouest et Est.
A qui redistribuer les deux nouveaux sièges ?
Le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, proposait, le 19 juin dernier : « on pourrait imaginer un scrutin mixte, à la fois proportionnel au plan national et majoritaire par circonscription » et d’ajouter que ce système « permettrait de représenter toutes les sensibilités politiques mais aussi au citoyen d’élire directement son représentant au Parlement ». Prenons acte de ce souci , un peu tardif, de « représentation de toutes les sensibilités » de la vie politique
Le système actuel aboutit en effet à des situations ubuesques au niveau national : le « front de gauche » avec 6% obtient 4 sièges tandis que le NPA avec 6,1% n’en a aucun et que le FN en obtient 3 en faisant 50 000 voix de plus que la coalition Buffet-Mélenchon ! Sans parler du « rassemblement » de Philippe de Villiers qui obtient 1 siège sans obtenir 5 % des suffrages exprimés au niveau national (4,8 %).
Comment pourrait-on réintroduire un peu de justice électorale tout en respectant la souveraineté des électeurs et en combinant la représentation nationale et la répartition régionale ?
Sans devoir se résoudre à une hypocrite et subtile distinction entre partis de gauche et partis de droite, observons que :
– le NPA a obtenu plus de 5 % dans cinq circonscriptions : 5,80 % dans le Nord-Ouest, 5,65 % dans l’Est, 5,61 % dans le Sud-Ouest, 5,45 % dans le Massif Central-Centre, 5,13 % dans l’Ouest.
– le MODEM a obtenu plus de 8 % dans deux circonscriptions : 9,29% en Outre-mer et 8,14 % dans le Massif Central-Centre
– le FN entre 5 et 8 % dans deux circonscriptions : 5, 93 % dans le Sud-Ouest et 5,12 % dans le Massif Central-Centre
– Europe-écologie 16,24 %, Outre-mer
– le Front de gauche, 8,07 % dans le Massif Central-Centre.
Dès lors, en retenant pour le premier siège la formation politique qui a obtenu le plus de fois un taux supérieur à 5% des suffrages exprimés puis, pour le second siège à pourvoir, le parti politique présent dans un nombre de circonscriptions immédiatement inférieur et, en cas d’égalité, ayant obtenu un taux moyen supérieur, aurait-on participer à plus de justice et d’équilibre.
Ainsi le NPA d’Olivier Besancenot pouvait espérer un siège, celui vraisemblablement dans le Nord-Ouest
Le Modem de François Bayrou aurait pu prétendre à un représentant dans le Massif Central-Centre ou Outre-mer
Par ailleurs, il n’aurait pas été entièrement absurde de faire « glisser » la région Nord-Ouest de 10 à 11 sièges lorsque l’Ile-de-France et le Sud-Est en ont 13, et attribuer 6 sièges à la circonscription du Massif Central-Centre qui n’en a que 5.
Au niveau national, certes le NPA resterait encore sous-évalué par rapport au Front de gauche ; le Modem ne serait pas exagérément représenté avec 7 élus au lieu de six.
Le procédé aurait eu le mérite de respecter le suffrage universel direct et de ne pas déroger à la loi électorale pour les élections européennes ; vraisemblablement de faire « authentifier » l’élection par le Conseil constitutionnel puisqu’il se serait agi de représentants ayant légitimement concouru aux suffrages ; peut-être par garantie, et en amont de la procédure, avoir pris l’avis du Conseil d’Etat, ou, à titre exceptionnel, celui de la nouvelle commission Guéna qui n’a, certes, pas vocation à ce type de consultation.
Manipulations en tout genre
La solution retenue, hélas, ouvre de nombreuses interrogations sur les manipulations en tout genre que l’exécutif bâtit, sans contre pouvoir. Au contraire, il se sert de l’un d’entre eux pour faire, en quelque sorte, le « sale travail ».
En désignant un « député-observateur », voici que l’on crée un nouveau statut, en opposition totale avec la règle du non cumul du mandat européen avec un mandat parlementaire national, même si l’on assure à l’Elysée et à Matignon que ces nouveaux venus ne percevront pas deux indemnités parlementaires et qu’ils ne seront pas autorisés à voter à Strasbourg. A défaut de modifier la règle du non cumul, on appliquerait la loi existante, avec un régime dérogatoire et temporaire jusqu’au vote d’une loi modifiant celle du 7 juillet 1977 sur l’élection des députés européens. Le régime transitoire auquel invite le Premier ministre peut durer un certain temps ! Rien ne l’oblige à précipiter le vote d’une loi avant mai 2012...
Cet astucieux « montage » de cumul dérogatoire évite la modification des règles d’incompatibilité et règles successorales afin d’éviter deux « élections législatives partielles », Mais le gouvernement peut aussi, plus tard, modifier le statut des suppléants et assimiler ceux des deux « députés- observateurs » à leurs homologues « ministériels » et juridiquement considérés comme « temporaires » ? Le problème se pose car un représentant « observateur » non élu au mandat qu’il exerce n’est pas lié organiquement à la seconde Assemblée où il siège (son « territoire » n’est pas celui défini par la loi pour l’élection des représentants européens, mais celui d’une circonscription législative) ; il peut, aussi, à tout moment, démissionner ou demander à être relevé de l’exercice de ce mandat.
S’il maintient le principe du cumul, durant une période transitoire - qui peut s’étendre, seulement, jusqu’au renouvellement de l’Assemblée nationale en 2012 et non jusqu’en 2014 (date des prochaines élections européennes) - le gouvernement transforme la fonction élective de Strasbourg en « organisme extraparlementaire » ; à moins qu’il donne, aux députés désignés, le statut de « parlementaire en mission », auquel cas, il faudrait appliquer le régime de la démission de l’Assemblée nationale après un premier mandat de six mois renouvelé.
Enfin, le Premier ministre invite le président de l’Assemblée nationale, « pour éviter toute polémique inutile » dit-il « à retenir des modalités permettant la désignation d’observateurs appartenant l’un à un groupe de la majorité, l’autre à un groupe de l’opposition ». Peu importe les modalités que choisiraient Bernard Accoyer, ces dernières ne seraient qu’enclavées dans un périmètre réduit de la représentativité de la vie politique française : le contrat de confiance serait établi entre le président d’une assemblée parlementaire et des groupes de représentants de la nation issus d’un mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours et donc réducteur du pluralisme politique que sauvegarde par ailleurs la Constitution. En pratiquant de la sorte, le président de l’Assemblée porterait un coup de canif à l’autre « contrat de confiance » que les électeurs ont passé avec leurs représentants dans un scrutin proportionnel à un tour.
Bien d’autres questions d’ordre constitutionnel se posent. Si le gouvernement persiste dans cette voie, bien évidemment, le Conseil constitutionnel sera interpellé. Mais le coup est tellement tordu que le Conseil lui-même serait-il compétent pour juger de la désignation - de la nomination, en fait - d’un élu du suffrage universel à un autre mandat électif ?
Alors que le contentieux général sur les élections européennes de juin dernier n’est pas clos (le siège au Sénat de Jean-Luc Mélenchon demeure toujours non pourvu), le gouvernement ouvre un second front en procédant à une opération chirurgicale sans anesthésie puisque le Parlement ne sera appelé à modifier la loi du 7 juillet 1977 sur l’élection des députés européens qu’après la désignation de ces « députés-observateurs ». Il est donc probable que des recours vont être déposés contre la désignation/nomination de ces deux élus, si la procédure suit son cours. Mais quelle juridiction contentieuse se déclarera compétente ?
Après les dérives en matière de nomination des « parlementaires en mission », l’institution des « députés temporaires », le projet de faire siéger les suppléants des futurs conseillers territoriaux dans les instances para-territoriales, celui, aujourd’hui, d’instituer des « députés-observateurs », mijote, aussi, le projet « Langminister ! » d’un ministre franco-allemand (Jack Lang, dit-on) siégeant dans les conseils des ministres des deux pays. Dans ce cas, comme les précédents, la même et diabolique règle du jeu consiste à innover là où il n’y a pas de règles, pas de jurisprudence, où le maquis et la jungle permettent d’imposer la loi du plus fort, où les auteurs prennent des chemins de traverse pour échapper à leurs poursuivants.
Denys Pouillard
Directeur de l’observatoire de la vie politique et parlementaire
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