Il débouche une bouteille de vin australien et se tasse dans le canapé, pile sous un poster de Van Gogh (Vase aux tournesols). Shekhar Singh est un philosophe à la barbe blanche, à la voix grave et au physique de lutteur. Il reçoit avec une délicate courtoisie dans le salon de son modeste appartement, un rez-de-chaussée d’immeuble au cœur d’un quartier résidentiel du sud de New Delhi.
Shekhar Singh est un emblème. Si l’on veut comprendre les mutations sociales que traverse l’Inde émergente, une rencontre avec lui est salutaire. Le professeur - aujourd’hui retraité - est l’archétype de l’intellectuel engagé, militant de toutes les causes, infatigable arpenteur de forums, bref un profil d’éveilleur de consciences que les universités indiennes excellent à produire, au grand désespoir d’une élite politique et économique exaspérée par ces légions de pinailleurs.
Sans vouloir céder à l’emphase facile, on peut dire que Shekhar Singh et ses amis ont amorcé une évolution historique en Inde. Leur combat se résume à un acronyme, trois lettres dont l’invocation fait aujourd’hui trembler les détenteurs d’une parcelle d’autorité : RTI pour « Right to information » (« droit à l’information »).
Une puissante vague du RTI déferle sur l’Inde depuis 2005 - date de l’adoption de la loi du même nom. Révolution silencieuse, elle bouleverse les relations entre pouvoirs et administrés. Tout citoyen peut exiger de l’administration d’accéder aux archives du dossier litigieux et réclamer des comptes. L’Inde pâlit peut-être de la comparaison économique avec la Chine, mais elle est riche d’une société civile dynamique qui, armée du RTI ou d’autres outils démocratiques, fait valoir ses droits.
Tout a commencé en 1997. Cette année-là, Shekhar Singh, Aruna Roy et d’autres comparses fondent un mouvement : la Campagne nationale pour le droit du peuple à l’information. Ils viennent d’horizons associatifs différents. Shekhar Singh est un vieux routier du combat écologiste. Il avait milité pour la diversité biologique, contre le barrage de Narmada, et pour que justice soit rendue aux victimes de la catastrophe chimique de Bhopal, en 1984 (près de trente mille morts). « Nous voulions éviter que de nouveaux Bhopal se produisent, se souvient-il. Il fallait donc accéder à l’information. Mouvement pour la transparence et combat écologiste sont intimement liés. » De son côté, Aruna Roy menait une lutte de type gandhien - rassemblements pacifiques - dans les villages du Rajasthan pour exiger le versement du salaire minimal aux travailleurs journaliers. Elle aussi se heurtait à l’opacité de bureaucrates prédateurs.
La rencontre entre Shekhar Singh et Aruna Roy fit date. Elle scella une confluence de luttes éparses, dorénavant mariées sous la commune bannière du RTI. De retour au pouvoir en 2004 après une longue éclipse, le Parti du Congrès de Sonia Gandhi prit acte de ce mouvement en marche. Il fit adopter en 2005 une loi consacrant formellement ce droit à l’information - sous certaines réserves liées à la sécurité nationale -, prévoyant même des pénalités financières pour sanctionner tout fonctionnaire qui refuserait d’accéder aux requêtes des citoyens.
En l’espace de trois ans et demi, deux millions de saisines au nom du RTI ont été enregistrées. De nombreux cas de corruption ou de détournement de fonds publics ont été ainsi démasqués. Le premier ministre de l’Etat du Karnataka s’est fait pincer pour avoir dépensé 240 000 euros en travaux de réfection de sa résidence. Dans ce nouveau climat, les juges de la Cour suprême se sont sentis obligés de rendre public leur patrimoine. Et, à la base, les petits bureaucrates n’ont qu’à bien se tenir. Shekhar Singh en a fait lui-même l’heureuse expérience. « Ma connexion Internet marchait mal, raconte-t-il. J’ai appelé le service concerné, mais on m’a baladé comme une balle de ping-pong. J’ai alors déclenché la requête RTI en demandant : »Quelles ont été les étapes du suivi de mon dossier de réclamation ? Qui sont les agents concernés ? Pourquoi n’ont-ils pas été sanctionnés pour n’avoir pas honoré leurs obligations ?« Deux jours plus tard, le problème était réglé. » Les études montrent que l’information réclamée est obtenue dans 60 % des cas.
Ce qui comble Shekhar Singh, c’est que les usagers du RTI ne se limitent pas à l’élite urbaine et intellectuelle. Un cinquième des saisines émane de ruraux et la moitié des plaignants est non diplômée. Les petites gens se dressent désormais sans frayeur, tel ce vendeur de cacahuètes de New Delhi qui exigeait d’avoir accès au livre de bord de la voiture de fonction d’un haut fonctionnaire, soupçonné d’utiliser le véhicule à des fins familiales. « Les barrières psychologiques qui conféraient aux maîtres du système un sentiment d’impunité sont en train de tomber », se félicite Shekhar Singh.
Les lacunes dans l’application de la loi demeurent certes nombreuses. L’Inde, toujours minée par la pauvreté, reste un pays où injustices et abus de pouvoir sévissent à grande échelle. Mais l’acquis du RTI est indéniable. Au point que le gouvernement, sous pression de bureaucrates déstabilisés, envisage de l’amender pour en émousser le tranchant. Là est le nouveau combat de Shekhar Singh et ses amis : ne touchez pas à notre RTI !
Frédéric Bobin