Pendant des décennies, la visite d’un président américain au Japon a relevé de la cérémonie protocolaire marquée par des congratulations réciproques sur l’indéfectible alliance entre les deux pays. Celle de Barack Obama, attendu à Tokyo le 13 novembre dans le cadre d’une tournée asiatique, s’inscrit dans un climat de tension encore feutrée entre les deux grands alliés du Pacifique. L’alliance américano-japonaise n’est pas, en soi, mise en cause mais, dans son état actuel, elle constitue un lourd héritage de l’édifice des décennies de pouvoir du Parti libéral démocrate (PLD). Elle doit être repensée en fonction des évolutions géostratégiques mondiales, mais Américains et Japonais divergent sur ce réaménagement.
L’arrivée au pouvoir du Parti démocrate du Japon (PDJ) marque un changement, sinon encore une rupture, avec le suivisme adopté jusqu’à présent par l’Archipel vis-à-vis des Etats-Unis. Non seulement dans le ton, mais aussi sur le fond. Jusqu’à présent, Tokyo a fait preuve d’un alignement sans faille sur les Etats-Unis, esquivant les « sollicitations » trop appuyées lorsqu’elles semblaient inacceptables, mais évitant toute opposition frontale. Les démocrates entendent placer le Japon dans une relation d’« égal à égal », et non plus de subordination avec les Etats-Unis. Le Japon n’est plus disposé à accepter les demandes américaines simplement parce qu’elles émanent de Washington, a rappelé en substance le ministre des affaires étrangères Katsuya Okada au cours de récents entretiens avec le secrétaire à la défense américain Robert Gates.
Au cœur du différend entre Tokyo et Washington, il y a le déplacement de la base militaire américaine de Futenma à Okinawa, située en pleine zone urbaine, vers une baie au nord de l’île, dont les riverains ne veulent pas - pas plus que les habitants de Futenma du maintien de la base actuelle... Les démocrates remettent en cause l’accord de transfert conclu entre Tokyo et Washington en 2006, ce qui surprend et irrite les Américains.
Le Japon entend aussi réviser le statut privilégié au regard de la loi japonaise des 47 000 soldats américains basés dans l’Archipel. Et il a annoncé l’ouverture d’une enquête sur les accords secrets conclus entre Tokyo et Washington pendant la guerre froide autorisant la présence d’armes atomiques sur son territoire en violation des trois principes, hautement affirmés par les libéraux démocrates, de ne pas fabriquer, ne pas posséder ou laisser entrer de telles armes dans le pays.
Au-delà de ces points de friction, la question plus large qui se pose au Japon est celle de sa relation avec la puissance dominante en Asie depuis 1945. Les dirigeants japonais constatent l’érosion de l’hégémonie américaine dans une région où Washington mena deux guerres (en Corée et au Vietnam) et imposa pendant des décennies par sa présence militaire une pax americana.
Ce recul tient partiellement à un affaiblissement de la domination économique et politique des Etats-Unis, ainsi qu’à une perte de leur crédit moral, qui entame la légitimité de leur autorité : erreur « historique » de la guerre en Irak, enlisement en Afghanistan, atteintes aux principes démocratiques (comme le recours à la torture) et « leçons » de néolibéralisme dont la dernière crise financière démontre les errements. Un unilatéralisme qui a placé les alliés asiatiques des Etats-Unis dans une situation délicate : soutenir Washington tout en ménageant une opinion hostile à sa politique. En Asie, le déclin de l’influence américaine est surtout la conséquence de la montée en puissance de la Chine, conjuguée à un intérêt croissant des Etats asiatiques pour un régionalisme inclusif laissant les Etats-Unis sur le seuil de leurs forums.
L’hégémonie exercée sur l’Asie par les Etats-Unis au cours de la guerre froide reposait sur leur puissance économique et sur leur déploiement militaire dans la région : l’arc des grands archipels (Japon, Taïwan et Philippines) avec comme point d’ancrage sur le continent la Corée du Sud. Il visait à contenir une Asie « virant au rouge ». Cette « tutelle » supposait aussi que les « dominés » y trouvent leur compte. Et elle permit, souvent sous la férule de dictatures (excepté au Japon) l’essor économique de la région. Dans le cas de l’Archipel, pivot de la stratégie des Etats-Unis, le traité de sécurité américano-japonais libérera Tokyo d’un effort militaire plus conséquent, pour concentrer l’énergie nationale sur l’expansion.
Aujourd’hui, le premier partenaire commercial du Japon ou de la Corée du Sud n’est plus les Etats-Unis, mais la Chine. Celle-ci a été le point focal de l’alliance américano-nippone qui visait à son « endiguement » du temps du maoïsme. Une stratégie de division de l’Asie en deux camps, que la réintégration de la Chine dans le système international rend dépassée. La Chine est devenue un foyer de puissance économique et politique – voire un modèle alternatif de développement – pour la région. Vu du Japon, un « G2 » (Etats-Unis-Chine) semble se dessiner, au détriment de la relation privilégiée Tokyo-Washington. Une évolution qui incite le Japon à se tailler, dans le cadre de l’alliance dont l’Archipel dépend pour sa sécurité, une plus grande marge de manœuvre.