« Bernard (les prénoms ont été modifiés), il faut manger quelque chose, tu ne vas pas tenir ! » Bernard n’avalera rien, en dépit des injonctions de ses collègues. Il a l’estomac noué, il est trop en colère. Attablé au milieu d’une vingtaine d’autres salariés, dans un restaurant à quelques pas du site France Télécom de Donges (Loire-Atlantique), il n’a que sa pause de midi pour témoigner. Bernard est un spécialiste des antennes-relais de téléphone mobile. La veille, il a failli en venir aux mains avec son chef pour une prime jugée trop faible. Il vit cela comme une humiliation. Mais ce n’est pas le pire, ce qui fait craindre aux collègues un « pétage de plomb ».
Le pire, c’est ce qui lui a été annoncé cet été. « Mon chef m’a dit que je devais me trouver autre chose en interne. Mon poste n’est pas supprimé, il veut juste que je dégage. Il m’a proposé une place de vendeur, à 52 ans ! », explose Bernard. « Je suis la deuxième brebis galeuse du service », embraye Philippe. Lui non plus n’avale rien, il est dans la même galère. « La qualité de notre travail n’est pas en cause. C’est ça qui est dur à vivre. Depuis qu’on me pousse à partir à Nantes (60 km), j’ai des problèmes de sommeil. » « Et moi, de l’arthrose des cervicales ! », ajoute Bernard.
Ces cadres testent à leurs dépens une règle interne redoutée, le « TTM », « Time-To-Move » (il est temps de bouger), ou « Tire-Toi-Maintenant ! », plaisantent les délégués du personnel de Donges. « Un cadre sup doit bouger tous les trois ans. Un cadre normal, tous les cinq ans », prétendent-ils. Il y a une règle écrite ? « Non, pensez donc ! Mais c’est comme cela que ça se passe depuis deux ou trois ans », assurent-ils. « Tout le monde n’est pas concerné, heureusement. Mais c’est comme une épée de Damoclès au-dessus de chacun », ajoute Sonia Dupuy, déléguée syndicale SUD de Donges. « Ici, nous sommes solidaires. Dès que quelqu’un est mal, on lui parle. Mais ailleurs ? », s’interroge Mme Dupuy.
Ces mobilités forcées sont en grande partie responsables, selon les syndicats, des suicides de salariés chez France Télécom. Vingt-trois au total depuis début 2008, six durant ce seul été. Dont certains, d’une rare violence symbolique, comme celui, le 11 septembre, de Stéphanie, une jeune femme de 32 ans, qui s’est donné la mort en se défénestrant d’un des sites de l’opérateur à Paris. Sans parler des tentatives. Une salariée qui avale des barbituriques dans une agence commerciale mi-septembre, un technicien de Troyes qui se plante un couteau dans l’abdomen en pleine réunion, une semaine avant. Ou ce cadre qui a tenté de se jeter du 17e étage d’un site du groupe à Bercy, au début de l’année. « Le chef a dit à son équipe qu’il y en avait un de trop. Il était le plus vieux », raconte un collègue.
Sur environ 100 000 salariés français, 7 500 ont dû changer de poste pour aller vers des secteurs prioritaires (surtout le commercial), entre 2006 et 2008. Bien plus, en tenant compte des secteurs jugés non prioritaires. Jusqu’à présent, la direction se justifiait en invoquant un métier et des technologies en constante évolution.
De fait, en à peine dix ans, les usages liés au téléphone ont été bouleversés : aujourd’hui, presque tout le monde utilise un mobile, et la ligne fixe sert surtout à se connecter à Internet. La concurrence s’est par ailleurs exacerbée depuis la fin du monopole de France Télécom, en 1998. Ses salariés ont vécu un profond changement : ils ont dû brutalement abandonner leurs valeurs de service public, appeler leurs usagers des « clients », faire « du chiffre » et se colleter avec des concurrents pugnaces comme SFR ou Iliad (Free)...
Mais pour les syndicats, le maelström interne a surtout pour but de pousser les salariés au départ. En 2005, la direction avait annoncé un objectif de 22 000 suppressions d’emplois en France avant fin 2008 (le plan Next). Problème : les deux tiers des salariés sont des fonctionnaires, il n’est pas possible de les licencier dans le cadre de plans sociaux.
Certains assurent se sentir harcelés. Ils vivent comme une provocation l’envoi hebdomadaire, le vendredi, des courriels listant les postes disponibles dans la fonction publique. « Les lundis après-midi, notre chef nous demande si nous avons avancé sur notre projet professionnel », témoigne un technicien à Paris. Ici et là, des salariés parlent aussi d’objectifs de départs chiffrés pour cette année. « Notre directeur nous a dit qu’il faut faire - 7 % d’effectifs en 2009 », affirment les délégués du personnel de Donges. A l’unité d’intervention Entreprises Ile-de-France, « il faut 130 départs sur 1 300 en 2009 », selon un salarié. « Nous avons eu une réorganisation en décembre 2008, une autre était prévue en septembre. C’est le principe du panier à salade : à force de le secouer, il y a des morceaux qui finissent par tomber », déplore Sonia Dupuy, de Donges.
Monique Fraysse est l’un des 70 médecins du travail salariés par le groupe. Elle est basée à Grenoble. Elle témoigne : « Je suis arrivée chez l’opérateur en 1987. Je connais donc bien la maison. Le malaise s’est vraiment aggravé il y a deux ou trois ans, avec le début du plan Next. Je vois des gens très mal. La pression au départ est là, permanente, avec par exemple ces questions sans arrêt : au fait, il en est où ton projet professionnel ? Quelque part, tous se sentent de trop, et c’est terrible à vivre au quotidien. »
Pour les managers, la pression est également éprouvante : « J’ai été manager, mais j’ai préféré laisser tomber parce j’avais peur de ne plus réussir à concilier mon travail avec mes convictions. Appliquer les directives venues d’en haut, c’est dur pour la hiérarchie en contact avec la base. C’est plus facile de faire des soustractions quand on est au siège », témoigne une salariée, à Nantes.
Les techniciens sont une des populations les plus affectées. Les plus anciens, tous fonctionnaires - le dernier fonctionnaire a été recruté en 1996, peu avant la privatisation du groupe -, ont participé aux années glorieuses, celles du déploiement du réseau téléphonique fixe, dans les années 1980. Certains vivent comme un déchirement l’ouverture du marché à la concurrence et la priorité mise sur les services. Depuis plusieurs années, la direction tente d’en déployer un maximum sur les fonctions commerciales.
Vincent Fonbonne, 57 ans, a réussi jusqu’à présent à résister, mais ce technicien qui dépanne les particuliers (à Paris) n’est pas pour autant satisfait de son sort : « J’ai l’impression de ne plus pouvoir faire du bon boulot. Nous avons jusqu’à sept interventions par jour. Et nous travaillons seuls, on ne voit plus les collègues. On nous demande aussi de facturer les clients pour plein de choses gratuites avant. La direction offre des chèques-cadeaux à ceux qui facturent le plus. »
La situation des collègues en boutique ou dans les centres d’appels n’est guère enviable. Certes, ils ont moins de pression au départ : « Impossible de partir, vous êtes collés de chez collés », plaisante Jean-Marc Lassoutanie, délégué CGT des boutiques parisiennes. Mais au quotidien, « la pression est infernale », selon le syndicaliste. « Quand j’étais en boutique, il fallait vendre à tout prix, quelle que soit la méthode », témoigne Pascal Piot, qui a réussi à revenir au service après-vente.
Pour pousser les ventes, certains pratiquent même la distribution des bons points, comme à l’école. En témoigne cette série de courriels envoyés aux responsables des boutiques de l’est de la France à l’automne 2008, faisant le point sur les « Flop boutiques » : « Ça bouge par endroits... Mais à la vitesse de la tectonique des plaques... » « Il vous reste jusqu’à la fin du mois pour disparaître de ce classement négatif... Après quoi, je change d’angle d’approche pour gérer cette situation ! », etc.
« Et moi, je récupère toutes les ventes forcées », plaisante Monique Humbert, une fonctionnaire de 52 ans travaillant dans un centre d’appels parisien. Elle décrit un quotidien difficile : « Nous devons prendre jusqu’à 5 appels par heure, gérer une multitude d’offres commerciales. Nous sommes fliqués par une vigie. J’ai une collègue qui me sort parfois le matin : ouf ! J’avais peur d’avoir oublié mon Temesta. »
Beaucoup de salariés disent avoir perdu confiance dans leurs dirigeants. « Quand je suis arrivée chez France Télécom, c’était la période où on passait à l’électronique dans les centraux téléphoniques. Les gens comprenaient que l’on réduise les effectifs de 20 à 5. Maintenant, ils ne voient plus la logique », explique Mme Fraysse, la médecin du travail. « Pour justifier les suppressions de postes, nos chefs, à bout d’arguments, finissent par nous dire que c’est pour la survie de l’entreprise ! Mais France Télécom a fait 4,1 milliards d’euros de profits en 2008 ! », raconte Olivier Merlin, cadre à Donges. « Il n’y a plus de sens, plus de visibilité, plus d’espoir », résume Mme Fraysse sombrement.
La direction a longtemps minimisé le malaise. Devant l’emballement médiatique, la multiplication des suicides, Didier Lombard, le PDG, et sa garde rapprochée, sont aujourd’hui obligés de faire des concessions. Le 10 septembre, la direction a décidé d’ouvrir des négociations sur les conditions de travail. Les réunions avec les syndicats ont commencé vendredi 18 septembre. La direction a annoncé le gel des restructurations jusqu’au 31 octobre. Olivier Barberot, directeur des ressources humaines, reconnaît qu’il faut « redonner du sens. Supprimer les choses qui n’en ont pas. Quand quelqu’un dit non à une mobilité, qu’il a vraiment de très sérieuses raisons, il faut respecter son choix. » Il se dit « prêt à parler de manière très explicite du mode de management, de la formation, de la dimension collective de la vie des équipes, d’un rééquilibrage entre développement économique et développement des compétences ».
Le respect, c’est tout ce que réclament d’urgence, aujourd’hui, les salariés. « La mode des suicides », l’expression malheureuse de M. Lombard devant la presse le 15 septembre, a fait très mal en interne. « Ont-ils vraiment pris la mesure de la situation ? » se demande Mme Humbert, qui relate, outrée : « Il y a quelques jours, il y avait une note dans l’ascenseur du bureau qui nous demandait de faire attention aux bambous de la cour. Cela s’appelait : »Bobo Bambou« ! Et pendant ce temps-là, il y a des gens qui se jettent par la fenêtre ! »