Denis Parkinson, 35 ans, a longtemps trouvé son bonheur dans la contemplation, attendant comme la promesse d’un plaisir sans égal ces journées passées à observer plantes, insectes, papillons... Puis un jour, las de voir disparaître les paysages merveilleux de son enfance, le naturaliste a décidé qu’il ne resterait pas simple spectateur. En 2006, lorsque le projet de restauration du plateau des Tailles, dans les Ardennes, est né, il n’a pas hésité longtemps avant d’accepter la proposition du département de l’étude du milieu naturel et agricole de Wallonie. Il a quitté Liège, où il était conseiller en environnement de la municipalité, pour rejoindre Houffalize, un village endormi dont la population se partage entre une agriculture déclinante, l’accueil de touristes, et des emplois mieux rémunérés que quelques-uns vont chercher dans le grand-duché du Luxembourg voisin.
« Les écologistes ont deux options : essayer de mettre à l’abri ce qui peut encore l’être en étendant les zones protégées ou réagir en inversant la tendance et récréer ce que l’homme a détruit », explique-t-il, les deux pieds plantés dans la boue, en montrant un paysage semblable à un champ de bataille.
Ce que l’homme a détruit ici en voulant les valoriser, ce sont des tourbières, des terres belles mais inhospitalières, incultes, gorgées d’eau et de pièges toujours prompts à se refermer sur le promeneur imprudent. Dans ces lieux froids et humides qui forment, à 600 mètres d’altitude, les « hautes terres » de la Belgique, une mousse d’un genre particulier, la sphaigne, s’est accumulée au fil des millénaires pour former la tourbe dont on tira jusqu’aux années 1950 un combustible.
Les anciens se souviennent être venus chercher dans de modestes carrières des petites briques de cette matière noirâtre qui, en se consumant, dégageaient une épaisse fumée nauséabonde. Ils se souviennent aussi qu’il fut demandé à leurs ancêtres de drainer ces marécages pour y planter des épicéas. Un travail de forçats imposé dès le milieu du XIXe siècle par le gouvernement pour valoriser coûte que coûte ces espaces. Aujourd’hui, encouragé par la Commission européenne qui, dans le cadre de sa politique de protection de la biodiversité, finance la moitié de l’opération - 4 millions d’euros sur cinq ans -, le gouvernement wallon fait marche arrière.
L’exploitation forestière n’est pas rentable, les épicéas n’ont jamais vraiment bien poussé et surtout les tourbières qui, hier, valaient peu de chose, se révèlent précieuses pour le maintien des équilibres écologiques et la protection de la biodiversité. « Les tourbières des Tailles, comme celles des Hautes Fagnes sur le plateau ardennais, sont une sorte de monument historique hérité de la dernière époque glaciaire. Ces milieux rares abritent des espèces végétales très particulières qui ne peuvent s’acclimater ailleurs. Ce sont des châteaux d’eau. Des éponges qui purifient en même temps qu’elles régulent le réseau hydrographique du plateau et des vallées », raconte Denis Parkinson. Il n’en subsiste que 250 hectares environ, 80 % ont disparu.
Le chantier des Tailles s’étale sur 600 hectares. Tout a été planifié pour faire un grand saut dans le passé et ramener ces paysages sur leur trajectoire originelle. Les pelleteuses mécaniques sont à l’œuvre pour décaper le sol et faire émerger les graines typiques des tourbières restées en sommeil pendant des décennies. Des parcelles entières d’épicéas ont été rasées.
Plus de 1 500 « bouchons » ont été posés pour colmater les drains destinés à mettre ces terres au sec. Des digues d’argile ont été élevées pour former de nouvelles retenues d’eau. Dans les landes qui bordent les tourbières, des vaches assez légères pour ne pas s’enfoncer dans ces terrains humides ont été importées des Highlands écossais. Elles broutent la molinie, une grande herbe qu’il faut surveiller pour qu’elle ne devienne pas envahissante. Pour ce service, Raphaël Bertrand, le propriétaire des dix bêtes, reçoit de la Commission européenne autant que ce qu’il gagne avec ses quarante limousines élevées pour leur viande.
En naturaliste plus habitué à manier l’épuisette ou le filet à papillons qu’à jouer les chefs de chantier, Denis Parkinson reconnaît que « ce bouleversement lui fait parfois un peu peur ». Les premiers résultats commencent pourtant à apparaître. La sphaigne est repartie à la conquête des plans d’eau. La linaigrette, l’andromède, la canneberge s’imposent à nouveau dans la végétation printanière. Les grues cendrées de Scandinavie reviennent, comme les bécassines qui avaient pratiquement disparu.
Pour s’assurer qu’ils sont sur la bonne voie, Denis Parkinson et Hubert Rotheudt, l’ingénieur forestier associé au projet, ont sélectionné des espèces témoins parmi les plantes, les papillons, les libellules dont ils contrôlent régulièrement la présence. « Au bout de deux ans, la transformation est déjà spectaculaire. Le paysage se met à nouveau à ressembler à celui d’une tourbière. Mais il faut rester modeste. Nous tâtonnons. Personne ne peut garantir le résultat. Aucun milieu ne réagit de la même façon et il faut à chaque fois faire du sur-mesure », admet M. Rotheudt.
Ce type de restauration est une science assez nouvelle. Elle a longtemps fait débat parmi les naturalistes. L’homme peut-il vraiment prétendre récréer la nature ? Fabriquer en quelques années ce qui a été façonné au cours de longs millénaires ? Mais le pragmatisme l’a emporté et elle fédère aujourd’hui à travers le monde une communauté de scientifiques, d’ingénieurs, d’écologues, de philosophes, de volontaires anonymes... Travailleurs passionnés qui, à leur échelle, résistent au recul continu de la nature en essayant de comprendre le fonctionnement des écosystèmes pour tenter de les reproduire.
La Société pour la restauration écologique (SER), installée à Tucson dans l’Arizona, est une de ses vitrines les plus solides. Créée en 1988, elle compte 2 300 membres, possède des relais sur tous les continents et tient un congrès annuel qui attire les plus grandes pointures de la discipline. La SER ne mène pas de projets sur le terrain, mais c’est un lieu de débats, d’influence. Sa liste d’études de cas, accessible en un clic sur le site de l’association, répertorie les expériences les plus réussies à travers le monde : reconstruction de la barrière de coraux à Antigua-et-Barbuda ; restauration des prairies surexploitées du Manitoba (Canada) ; reconstitution des zones humides autour de la Vistre en Camargue, des marais irakiens - les plus importants en superficie du Moyen-Orient -, sauvetage de la taïga dégradée par l’extraction du nickel et du cuivre dans la péninsule de Kola (Russie)... Près de deux cents exemples ont été sélectionnés.
Réparer la nature ne se résume pas à une aventure d’ingénieurs et de techniciens. « Les hommes ont besoin de renouer de façon positive avec la nature, et la restauration est certainement la meilleure solution qu’ils peuvent choisir pour cela », explique Bill Jordan, l’un des fondateurs du mouvement. Dans le Midwest où il vit, Bill organise chaque printemps des incendies de prairies. « Nous agissons en imitant les Indiens qui le faisaient autrefois avant d’installer leur campement. C’est un geste nécessaire pour préserver ces paysages. Sinon, ils se transforment vite en maquis ou en forêt », explique-t-il en se réjouissant que ce rituel soit redevenu populaire.
La restauration peut parfois prendre les couleurs de la nostalgie. C’est pourtant l’avenir qu’il s’agit de protéger. James Aronson se bat pour imposer cette idée. Installé à Montpellier, où il dirige un laboratoire d’écologie du CNRS, cet Américain s’est transformé, au fil des ans, en globe-trotteur de la restauration, prêchant au nom d’un développement durable la nécessité de préserver le « capital naturel ».
La restauration n’est pas seulement un problème de pays riches. « Les pays émergents comme les pays les plus pauvres se rendent compte qu’ils sont parfois déjà allés trop loin dans l’exploitation de la nature. Ils sont conscients qu’il existe des seuils à ne pas dépasser », explique-t-il de retour d’Equateur, où il initie les étudiants de l’université centrale de Quito à cette urgence.
Disparition accélérée des espèces, aggravation des catastrophes naturelles, pollution des sols... Face aux signaux qui se multiplient, la prise de conscience de la communauté internationale reste encore trop lente, mais la nature n’est, semble-t-il, pas rancunière. Au mois de juin, une équipe de l’université américaine Yale a mis du baume au cœur à tous ceux qui croient que le pire n’est jamais définitif. Les chercheurs, après avoir passé au peigne fin 240 expériences de restauration menées depuis 1910, concluent que, dans la plupart des cas, les écosystèmes peuvent « récupérer » au bout d’une vingtaine d’années.
Pour en savoir plus :
Le site de la Society for Ecological Restoration :
http://www.ser.org/
L’alliance pour la restauration du capital naturel :
http://www.rncalliance.org/epages/rncalliance.sf/?ObjectPath=/Shops/rncalliance