En traitant de la grève de la faim, le film Hunger fait rapidement resurgir une référence à la terrible famine de 1845, comme si les Irlandais disposaient d’une sorte de prédisposition à mourir de faim, subissant les affres de cataclysme agricole, d’une pauvreté et d’une misère injuste, ou de la posture d’un gouvernement anglais inflexible dans la défense de ses intérêts. La faim comme une sorte de fatalité inscrite dans une continuité historique, une sorte de malheureuse tradition acquise de longue date, qui suffirait à expliquer le mode d’action des indépendantistes irlandais dans la prison de Maze, et aussi à dédouaner les Anglais des souffrances qu’ils leurs font endurer.
S’il n’existe, bien sûr, aucune prédestination dans la capacité des Irlandais à s’affamer, le jeûne s’inscrit néanmoins dans un mode de revendication qui plonge ses racines dans les temps les plus reculés de l’histoire de l’Irlande, et dont on trouve des références à différentes époques.
2000 ans avant notre ère, les Brehon Laws (ou Brehan Laws, suivant les orthographes, qu’on traduit par « Lois du Juge ») établissaient une code de relations sociales formalisées, inspirées des coutumes traditionnelles de l’Irlande préchrétienne. Ces « lois », non écrites et communément admises, furent adoptées par une grande partie du monde celte, et sont souvent considérées comme la première tentative de législation en Europe. Elles furent écrites entre 600 et 900.
Le concept de la punition du crime, administrée par l’autorité, était étranger aux premiers législateurs de l’Irlande. La peine de mort n’y était ni prévue ni admise. Ces lois s’intéressaient principalement à la compensation du mal fait à autrui, au règlement de la propriété, aux héritages, aux contrats…
Une disposition importante, le troscad ou cealacha établissait les modalités qui permettaient à une personne qui s’estimait lésée d’obtenir justice ou réparation de la part de son offenseur. Il s’agissait d’aller s’installer devant la hutte ou la maison de celui dont on estimait devoir recevoir réparation, et de cesser de s’alimenter. L’offenseur était contraint par les Brehon Laws dde trouver le compromis qui mettrait un terme au jeûne de son opposant. Si l’offenseur ne s’employait pas à trouver rapidement un accord acceptable qui ferait cesser le jeûne de son contradicteur, il perdait honneur et réputation, et se voyait banni de la communauté. Si l’offensé venait à mourir de son jeûne, l’offenseur était considéré comme meurtrier, ses biens étaient confisqués au profit de la famille de l’offensé, et il finissait exilé.
Le troscad est traduit aujourd’hui par le mot anglais fasting, qui signifie jeûne, mais il doit être compris dans une acception plus précise et élargie, qu’on pourrait transcrire par « obtenir la justice par jeûne ».
Comme cela est indiqué un peu plus haut, les Brehon Laws ne prévoyaient pas de châtiment corporel ou de punition physique dans le règlement des conflits. Le troscad était donc une disposition primordiale pour réglementer la vie sociale à l’intérieur de la communauté, et il était perpétuellement mis en pratique pour assurer la résolution de tous les différents qui émaillaient la vie quotidienne des anciens Irlandais.
Le troscad constituait une disposition remarquable au sein des Brehon Laws dans le sens où il permettait à une personne de faible extraction sociale, ou aux droits limités, d’obtenir réparation auprès d’une personne d’une situation sociale plus élevée.
Le troscad révèle la dimension d’équité et de justice sociale qui transparaissent des Brehon Laws, qui privilégiaient le règlement des conflits par le compromis et la conciliation plutôt que par l’application d’une justice coercitive.
On trouve des références permanentes au troscad ou cealacha dans l’histoire et la littérature irlandaise. Les « Mabinogion » (contes celtiques du début de notre ère, qui sont à la base de la légende arthurienne) font régulièrement état de troscad mis en œuvre aussi bien par les poètes qui perdaient leur position à la cour du roi et jeûnaient contre leur suzerain, que de vassaux ou de serfs en conflit avec leurs seigneurs, d’acheteur lésés par un vendeur, de soldats en conflit avec leur hiérarchie, ou même de femmes ou de jeunes filles qui s’estimaient maltraitées par leur mari ou l’époux qu’on leur destinait. Saint Patrick himself s’est livré au troscad [1].
Joyce (dans Ulysse et Dubliners), Synge (dans Deirdre of the Sorrows), Brendan Behan (dans Deux Otages), Yeats [2] y font référence, et l’appel à se placer sous la juridiction des Brehon Laws : « Irish Ways, Irish Laws » se retrouve encore inscrit au fronton de pubs irlandais aujourd’hui [3].
La pratique du troscad a persisté au cours des siècles, s’inscrivant dans la culture irlandaise comme un mode de revendication d’une justice « à l’irlandaise ». Les envahisseurs normands et anglais qui ont successivement imposé leur mode d’organisation sociale à l’Irlande conquise n’ont jamais pu l’éradiquer complètement. La diffusion de la religion chrétienne, si elle a pu faire dévier la pratique paganiste du troscad ou du fasting dans un contexte plus religieux, en transformant la pratique du jeûne vers une perspective purificatrice, n’a fait que renforcer la conviction des Irlandais dans la pertinence de la pratique du troscad, qui voyait adjoindre à sa dimension « réglementaire » et « légale » un appui et un soutien spirituel.
À l’époque contemporaine, les suffragettes anglaises et américaines qui luttaient pour la reconnaissance des droits des femmes engagèrent de nombreuses grèves de la faim (en 1909) pour faire valoir la reconnaissance de leurs droits. Tant en Angleterre qu’aux États-Unis, les rangs des suffragettes comptaient une majorité de femmes irlandaises émigrées, en particulier à la direction des organisations.
Ce furent elles qui s’engagèrent le plus activement dans ces mouvements de protestation, au moins jusqu’à ce que les gouvernements anglais et US décident d’une alimentation forcée pour leur épargner le trépas.
À partir de 1917, les luttes pour l’indépendance de l’Irlande confrontée à la domination anglaise aboutirent à la multiplication des grèves de la faim de la part des militants républicains dans une perspective plus politique. Elles culminèrent au début des années 1980 avec la mort de Bobby Sands et de ses six camarades de la prison de Maze.
Le film Hunger, même s’il ne traite ni de la situation politique en Irlande, ni de la grève de la faim en tant que mode d’action revendicative, provoque un sentiment de malaise et d’incompréhension devant la radicalité et le jusqu’au-boutisme des militants irlandais, qui sacrifient leur vie dans les conditions les plus absurdes et les plus douloureuses au profit de la cause qu’ils défendent.
Cette radicalité aurait tendance à présenter ces militants républicains grévistes de la faim comme des intégristes fanatisés ayant abandonné tous sens moral au profit de leur cause, des terroristes ayant sacrifié tout sens commun, y compris le respect de la vie (la leur et celle des victimes des attentats), alors que, même si leur conviction sans faille et leur détermination étaient sans aucun doute sans nuance, leur pratique du « jeûne pour obtenir justice », ou du troscad, s’inscrivait aussi dans la continuité d’une pratique acquise au long de 2000 ans d’histoire.
Cette perpétuation d’une tradition et d’un acquis culturel aussi politiques, le gouvernement anglais ne pouvait l’ignorer. Il lui fallait la combattre pour éradiquer les fondements d’une société et d’une culture irlandaise toujours trop vivace, rebelle et partisane, qu’il souhaitait voir disparaître.
Philippe Lemière
Sources
– Brehon Laws, troscad et histoire de l’Irlande
http://dedanaan.com/2005/11/29/ancient-customs-the-ritual-of-the-hunger-strike/
http://www.irishdemocrat.co.uk/features/a-hunger-for-justice/
http://en.wikipedia.org/wiki/Brehon_laws
http://encyclopedia.jrank.org/BOS_BRI/BREHON_LAWS.html
http://www.mc.maricopa.edu/~tomshoemaker/celtic/Toscad.html
– Mabinogions
http://en.wikipedia.org/wiki/Mabinogion
http://www.mabinogi.net/
– St Patrick
http://www.archive.org/stream/tripartitept200unknuoft/tripartitept200unknuoft_djvu.txt
– Irish Ways, Irish Laws
http://www.sing365.com/music/lyric.nsf/Irish-ways-and-Irish-Laws-lyrics-Sinead-O%27Connor/1CD841FB6E6F27B7482568970009C4DE
http://www-v3.deezer.com/fr/music/playlist/axe-28182847#music/result/all/irish%20ways%20irish%20laws
– Suffragettes
http://www.absoluteastronomy.com/topics/Hunger_strike#encyclopedia
http://choiceireland.blogspot.com/2008/04/report-from-feminist-walking-tour.html
– Grève de la faim : google... :-)
Voir aussi : Anne Laurent, « Hunger », la faim irlandaise