« Vous voulez les misérables secourus,
je veux la misère supprimée. »
Victor Hugo
Obnubilée par le rapport qu’entretient l’islamisme au politique et à l’État, la
recherche s’est peu penchée sur la relation de l’islamisme à la question sociale. Le
sens commun et les discours idéologiques ont par contre investi le thème,
dénonçant « l’islamo-gauchisme » pour les uns ou se mobilisant, à l’autre bord,
contre le « fascisme islamique ». Une sociologie à l’emporte-pièce et suridéologisée
s’est mise en place, tout autant polarisée entre des assertions contraires.
D’un côté, les thèses économistes (l’islamisme gagne du terrain, car il exprime les
frustrations des déclassés sociaux et économiques), la (fausse) équation entre
banlieue et islamisme et la rhétorique populiste de la révolution iranienne (l’islam
comme mouvement de déshérités) accréditent plutôt une vision plébéienne de
l’islamisme.
De l’autre, une frange de la gauche, arguant de la présence dominante de
l’islamisme dans classes moyennes, réifie ces derniers en « représentants de la petite
bourgeoisie locale apeurés par la révolution sociale » [1] ou, selon Gamal al-Banna,
penseur syndicaliste et islamiste égyptien, en « mouvement bourgeois de pédagogie
morale ne portant aucun intérêt aux luttes sociales ».
Où se situe donc, sur un axe de politique économique, le curseur islamiste ? On a
pu croire que, s’il est historiquement fuyant, la crise devrait l’inciter à virer à
gauche [2]. Les multiples flirts entre la mouvance altermondialiste et les acteurs se
référant à l’islam [3] témoigneraient de ce virage.
Une telle vision repose d’abord sur une confusion entre deux fronts (l’alchimie du
flirt tient plus de la lutte anti-impérialiste que de la lutte de classe). Elle oublie
avant tout le malaise, aux racines à la fois sociales et théologiques, de l’islamisme
sunnite face à la question sociale qui rend, à ce jour, improbable tout scénario de
virage à gauche de leur part.
La question sociale, cadeau retors de la crise à l’islamisme
Le cas des Frères musulmans en Égypte le montre bien : la question sociale, mise à
l’agenda politique en raison de la crise économique sans précédent dans laquelle
est plongé le pays, n’a pas dopé la capacité de mobilisation des Frères. Elle leur
offre bien une nouvelle cause, mais celle-ci les met mal à l’aise.
Ce malaise a d’ailleurs de multiples ressorts où l’on trouve pêle-mêle : une certaine
vision de classe (moyenne), une perception théologique du réel social
(corporatiste), une politique de profil bas face au pouvoir (car protester c’est
s’exposer, particulièrement pour les Frères), assise parfois sur un fantasme
géostratégique (où la protestation sociale, susceptible de produire des troubles,
devient suspecte de faire le jeu du chaos constructif souhaité par les Américains
pour la réforme de la région).
Mais surtout, la question sociale, parce qu’elle impose l’idée d’un clivage entre
dominants et dominés, c’est-à-dire d’une société divisée, heurte de front le grand
idéal fondateur d’une communauté de croyants solidaire, unifiée et tendue tout
entière et toutes classes confondues vers la défense de l’identité et la revendication
de l’État islamique. Une mobilisation en force sur la question sociale reviendrait à
pousser la confrérie hors de l’ivresse des grands slogans unificateurs, la
contraignant à réagir à des demandes contradictoires et à se mettre en relation
ostensible avec un réel social divisé et conflictuel.
Entre le rêve de l’unité et la défense des dominés, il y a donc bien une
contradiction principielle. Du coup, les Frères musulmans tergiversent. Leur
leadership se réfugie, quand il le peut, dans l’attentisme. Et, quand la chose n’est
pas possible, les Frères se divisent entre une ligne « sociale » et une ligne plus
libérale, voir néo-libérale, une ligne appuyant la protestation sociale, une autre s’y
opposant, révélant que l’univers idéologique des Frères n’est pas étanche à des
considérations – voire des intérêts – « de classe ».
Le positionnement à droite d’une certaine frange de l’islamisme…
Sur la vision économique et les éthos de classe de certains Frères musulmans
Ainsi, depuis la sortie du nassérisme, on constate que le leadership de la confrérie,
bien que peu disert sur la question économique, a progressivement structuré une
vision libérale, voire néo-libérale, dont on retiendra certains temps forts.
Tout d’abord, la sortie du tout-à-l’État nassérien et les politiques d’ouverture
économique (infitâh), de libéralisation des marchés et les plans d’ajustement
structurels défendus par les successeurs du raïs, Anouar al-Sadate et Hosni
Moubarak ont été soutenus par les Frères. Même si ceux-ci insistent sur le rôle
social du capital, sur son devoir de charité et ont émis des réserves sérieuses sur les
programmes de privatisations, celles-ci étaient plus d’ordre nationaliste (les Frères
craignant un contrôle de l’industrie égyptienne par le capital étranger) et moral (la
corruption accompagnant la mise en pratique de ces programmes) que motivées par
des considérations sociales (les risques de précarisation de l’emploi).
En 1997, sur fond de révoltes paysannes, la confrérie a soutenu une contre-réforme
agraire qui restituait les terres nationalisées par Gamal Abdel-Nasser à leurs anciens
propriétaires. S’adossant sur le droit religieux à la propriété privée, et en dépit de la
paupérisation de certaines franges des populations rurales, les Frères purent alors
déclarer que grâce à cette mesure d’ajustement typique des recettes du FMI, l’on
« revenait ainsi à la loi de Dieu » [4].
À noter en outre que les solutions FMI ne sont pas étrangères aux Frères, en
particulier le dégraissage radical des bureaucraties d’État. Ainsi, Abdel-Hamid al-
Ghazali, le conseiller économique des Frères musulmans affirmait qu’il faut
« restructurer la main-d’œuvre gouvernementale pour se développer. Le gouvernement peut
fonctionner avec le tiers de ses employés et se passer des deux autres. Ainsi, on peut réduire
les dépenses publiques et garantir un nombre élevé de main-d’œuvre pour le secteur
privé » [5].
Une position confirmée par les orientations de principe de la confrérie : lors du
débat de 2006 sur la modification de la constitution, les Frères ont soutenu
l’abrogation du texte faisant référence au caractère socialiste de l’État, et n’ont émis
aucune objection aux amendements consacrant le revirement vers l’économie
capitaliste de marché.
Et, en dépit de la
paupérisation actuelle (près
de 20% de la population en
dessous du seuil de
pauvreté [6]), de la dégradation
avant tout des classes déjà
défavorisées et dans une
société où « seule reste une
classe appauvrie représentant
la majorité du peuple et une
élite liée à l’État », Mohamed
Habib, le vice-secrétaire
général, préfère viser l’étage
supérieur et se propose,
dans l’agencement de ses
priorités, de « remettre en
place la classe moyenne ». Un
ancien Frère rappelle ainsi
qu’une telle orientation a
engendré une « rupture entre
la confrérie et les classes
pauvres » et déplore que,
dans les slogans mis en
avant par les Frères, rares
sont ceux qui abordent la
question sociale.
Pour comprendre ce positionnement à droite, il faut d’abord mettre au rancart cette
vision de l’islamisme des Frères musulmans comme le porte-parole patenté des
laissés-pour-compte de trente ans de libéralisme économique. La plèbe, non
seulement les Frères n’en font pas partie (même si ses réseaux caritatifs ont une
prise relative sur le petit peuple, la confrérie est peu implantée en termes de
membres actifs, dans les quartiers pauvres et/ou ouvriers), mais en plus il existe à
leur tête une classe d’affaire qui a largement bénéficié du libéralisme économique
et qui pèse fortement sur leur vision socio-économique.
Le rapport des Frères au monde de l’entreprise a donc dès le départ été positif.
Hassan al-Banna appela à la création de tout un tissu économique islamiste qui
s’inscrivait dans le combat pour un capitalisme national indépendant, mais aussi
dans la volonté d’encadrement d’une classe ouvrière mobilisée par des syndicats
hostiles à la vision Frères. Des compagnies strictement Frères verront ainsi le jour
dans les années 1940 comme la « Compagnie Frères de presse », la « Compagnie
Arabe des Carrières et Mines », la « Compagnie Frères d’Imprimerie ».
C’est ensuite durant les années d’exil lors de la période de répression nassérienne
qu’une véritable classe d’affaire Frère se structure dans les pays du Golfe alors en
plein décollage économique. Des personnes comme Youssef Nada, Abdelazim
Luqma, Helmi Abdel-Meguid ou Moustapha Mo’min portèrent ainsi l’étendard de
la confrérie dans le champ économique, principalement dans les domaines de la
construction et de l’import-export.
Avec la fin du nassérisme et la double ouverture d’Anouar al-Sadate sur les Frères
et sur l’économie de marché, le capital Frère revient en Égypte et investit
massivement dans la construction et l’immobilier, la santé, l’éducation et les
transports. Comme la confrérie reste interdite, le capital des Frères est construit par
des personnes de l’organisation, mais en situation de forte indépendance vis-à-vis
de la Confrérie.
Cela permettra à un tissu économique Frère de prendre pied dans les espaces
laissés vacants par un État en phase de dégraissage (l’éducation, la santé,
l’immobilier, les transports) et de participer aux logiques de libéralisation
économique mises en place par les successeurs de Nasser.
Mais cela favorisa aussi un certain divorce entre la cause politique des Frères et les
intérêts économiques de ses représentants dans les milieux d’affaires : une
autonomisation qui ira jusqu’à la déconnexion, dans certains secteurs, du capital
Frère vis-à-vis de la cause de l’organisation. Ainsi, dans le cas des sociétés tenues
par des Frères dans le domaine du bâtiment qui se lancent dans la construction
frénétique de villages touristiques dans le Sinaï, participant à une industrie que
l’idéologie islamiste regarde avec réticence sinon avec rejet (alors que dans les
années 1970, les Frères étaient aussi présents dans le tourisme, mais dans le
tourisme religieux principalement lié à l’organisation des pèlerinages).
Les PME des Frères vont aussi progressivement privilégier les logiques
économiques sur la cause militante. Les engagements vont se faire au mérite et non
en fonction de la religiosité, les produits vont suivre la loi du marché et non plus
des objectifs dictés par des stratégies de prédication comme dans le cas du monde
de l’édition [7].
Au final, un lobby d’affaires se structure au sein du leadership des Frères autour de
personnes comme Khayrat al-Shâtir et Hassan Mâlik ou encore le conseiller
économique des Frères Abdel-Hamid al-Ghazalî.
Loin de constituer une aberration, ses positions en matière de politique
économique, certaines dégraissantes, traduisent l’affirmation d’un éthos capitaliste
et managérial au sein de la strate des Frères intégrée au monde de l’entreprise et à
ses valeurs.
Car dans le même temps, de nouvelles dispositions se développement au sein des
Frères, valorisant accumulation de richesse et distance sociale. Ainsi, cet ingénieur,
ancien membre des Frères auparavant connu pour son ascétisme, clame
aujourd’hui : « je veux être quelqu’un, un homme d’influence, efficace. Je veux avoir de
l’argent, beaucoup d’argent, de l’argent ostentatoire, qui attire le regard. Je veux être un
homme généreux pour tous ceux qui sont autour de moi. L’argent, c’est le pouvoir, et
spécialement les manifestations du pouvoir, l’appartement, la voiture » [8]. Un proche
connaisseur des Frères s’étonne dès lors que : « les nouveaux islamistes ne parlent
jamais de justice sociale ou de redistribution (…). Leur revendication est qu’ils doivent être
riches pour être de bons islamistes sans que jamais ils ne renversent l’argument pour dire :
les bons islamistes sont ceux qui travaillent pour la justice sociale et la redistribution » [9].
C’est cette tendance issue du monde de l’entreprise au sein des Frères qui va
contribuer à assurer la propagation en Égypte de la culture du management, par un
intense travail de traduction puis de refondation des textes fondateurs de la
littérature managériale américaine influençant de nombreux écrits clé des Frères,
fondement normatif du « nouvel esprit du capitalisme » marqué par la valorisation
du fonctionnement en réseaux, la fin des hiérarchies et la flexibilité. Cette culture
managériale va influencer en profondeur certains des écrits clés des dirigeants des
Frères durant les années 1990 [10]. C’est également cette tendance qui va adopter les
fondements du credo libéral défendu par le régime actuel.
Lorsque l’embourgeoisement n’explique pas tout…
La dépolitisation idéologique de la question sociale
Pourtant, le malaise islamiste sur la question sociale que regrette Mohamed Mosaad
a d’autres ressorts que l’apparition d’une classe d’affaire pieuse troquant l’esprit
militant pour un éthos de classe bien « à droite ». La seconde pierre d’achoppement
sur le chemin de l’adoption par les Frères de la question sociale est de l’ordre des
représentations.
L’imaginaire politique des Frères rêvant d’une vision totalisante de l’islam
(shumuliyya al-Islam) et, par extension, de l’unité des musulmans, un rêve dont
découle une vision corporatiste de la société, s’accommode en effet mal de l’idée de
conflits sociaux. Et encore moins du concept de lutte de classes. La lettre du Guide
suprême des Frères [11], adressée à ses partisans à l’occasion du jour du travail, le 1er
mai 2009, en témoigne. Il évoque la valeur du travail dans l’islam, l’importance pour
le travailleur de s’acquitter de son travail avec excellence, et le devoir de justice qui
incombe aux propriétaires d’entreprises. La condition dramatique de l’emploi en
Égypte, les mises à pied, l’exacerbation des conflits du travail sont passées à la
trappe au profit d’une vision consensuelle des rapports de travail.
Ainsi, depuis le début de l’aventure islamiste, la question sociale demeure
largement à la périphérie des préoccupations des Frères. Seuls quelques rares livres
lui sont consacrés, comme La justice sociale dans l’islam de Sayyed Qutb ou Le
socialisme de l’islam du leader des Frères musulmans syriens, Moustapha al-Sibaî, un
livre immédiatement réfuté par un haut dignitaire des Frères. Ces ouvrages ont
d’ailleurs toujours été marginaux dans la littérature de formation militante.
Hors de l’Égypte, l’islamisme sunnite a bien récupéré une partie de la vision de la
gauche, mais cela a été plutôt le fait des compagnons de route ex-gauchistes, des
expériences en dehors du {mainstream} des Frères (l’expérience de Khalil Akkawi à
Tripoli au Liban, les « islamistes progressistes » en Tunisie, Tariq Ramadan en
Occident).
Au-delà, le traitement des enjeux afférents à la question sociale, comme la gestion
de la pauvreté, montre que c’est moins le déni que la dépolitisation qui prévaut, la
question sociale étant posée en termes de morale et non de droits sociaux. La
pauvreté doit ainsi être régulée par la solidarité sociale, c’est-à-dire par la générosité
des riches motivée par les obligations religieuses qui y incitent. Elle ne doit pas être
combattue par une lutte politique touchant la redistribution des richesses.
L’application de la justice passe par la moralisation des riches, lesquels seront, une
fois ramenés à la piété, nécessairement généreux face aux pauvres.
La générosité est moins le simple garant du salut des âmes qu’une alternative à
l’interventionnisme étatique. C’est ainsi que le programme du parti {Wasat},
meilleure incarnation à ce jour de la pensée de l’aile politique des Frères [[Même si le {Wasat} se situe organiquement hors des Frères et entretient avec certains de ses dirigeants des relations
tendues, son projet traduit la vision de l’aile politique des Frères.]], s’adosse
à l’islam pour un programme d’extraction clairement néo-libérale. Pour ses maîtres
à penser, la clé de la sortie de crise repose sur le rééquilibrage des rapports entre
{Umma} et {Dawla}, entre l’État et la « communauté », non la communauté croyante des
musulmans, mais la société civile, atrophiée et étouffée par la pléthore
bureaucratique. D’où les appels directs à la privatisation des secteurs de la santé et
de l’éducation, auxquels il faudrait substituer des institutions issues du corps social
et financées par les institutions musulmanes de charité ({bayt al-Mâl, zakât, sadaqât}),
privilégiées en raison de leur efficacité supérieure, supposée ou réelle, aux
dispositifs étatiques de gestion des biens publics.
On est en plein dans l’esprit des {faith-based} initiatives et du {charity choice} :
incantations à la société civile, délégation du {Welfare State} aux pratiques de
bienfaisance religieuse, plaidoyer pour un État minimum, privatisation des secteurs
de la santé et de l’éducation. Dans cette perspective, le bon vouloir caritatif, le
mécénat et les œuvres se profilent comme successeurs du prélèvement obligatoire
de la fiscalité, la vertu des hommes remplace la contrainte étatique pour assurer
l’ordre public.
L’on voit ainsi selon quelle séquence une vision théologique de la société fait le jeu
du libéralisme économique. L’application de l’islam est postulée comme
engendrant de manière naturelle l’unité des musulmans et fonde une conception
intégrée de la société. Et comme la société est unie par la foi, solidaire grâce à une
responsabilité morale conférée par la religiosité des dominants, la question sociale
s’en trouve non pas niée, mais expulsée hors du politique. Elle est relogée dans
l’univers moins contraignant de la vertu, tributaire de la réforme des âmes, objectif
du {mainstream} des Frères, plus porté sur la prédication que sur l’action politique.
{{{Au miroir du monde de l’usine}}}
{ {{L’ouvriérisme islamiste : la question sociale, éternelle arlésienne}} }
Cette perception communautaire-corporatiste des rapports sociaux se cristallise
dans un décalage croissant entre la vision des Frères et la réalité sociale égyptienne
marquée par l’exacerbation des rapports de travail et la réaffirmation depuis 2005
d’une action syndicale indépendante du pouvoir et prête à en découdre.
Les Frères sont alors pris dans un double mouvement : d’une part, et après les avoir
ignorés pendant près de 20 ans de retour sur la scène politique, ils se lancent à la
conquête des syndicats ouvriers. Mais, d’autre part, ils ont une difficulté énorme à
soutenir les mouvements de protestation sociale qui ont, depuis 2007, traversé
l’Égypte en général et le milieu ouvrier en particulier. Les Frères ont donc moins
{« perdu le peuple »} comme l’analyse un fin connaisseur du mouvement [[Selon l’expression du journaliste Xavier Ternisien dans son livre {Les Frères musulmans}, Paris, Fayard, 2005.]] que les
causes du peuple.
Historiquement, le militantisme des Frères a traditionnellement été mal à l’aise
dans le monde de l’usine où, selon Gamal al-Banna {« les Frères n’ont jamais
véritablement maîtrisé les techniques de la lutte syndicale, voire regardaient les syndicats
comme une opération démoniaque dirigée par des leaders communistes ».} Un portrait un
peu plus nuancé montrerait que c’est plutôt à un activisme ouvrier islamiste de
basse intensité auquel on assiste durant l’âge d’or de l’ouvriérisme islamiste, soit de
la fin des années 1930 au début des années 1950. En effet, si les Frères en général
condamnent les protestations ouvrières, considérées comme {« contraires aux
enseignements de l’islam »}, voir collaborent avec le Palais pour briser les grèves
dans les années 1940 [[Hossam al-Hamalawy, « Comrades and Brothers », {Middle East Report}, n° 242, printemps 2007. Disponible en
ligne : http://www.merip.org/mer/mer242/hamalawy.html. Selon l’auteur, les Frères musulmans continuèrent leurs
opérations anti-mouvements protestataires au début des années 2000 en empêchant par exemple des étudiants de
gauche de sortir des campus pour manifester dans la rue.]], ils se solidarisent parfois avec les causes des grévistes. Par
ailleurs, une prise en charge des ouvriers existait : travail de conscientisation
politique, défense ponctuelle de certains de leurs intérêts, pressions occasionnelles
en faveur des salaires, contre des licenciements ou contre le favoritisme accordé aux
travailleurs étrangers. Mais jamais la logique même du système n’a été contestée ni
des pressions de plus forte intensité exercées [[« Les Frères musulmans et la défense des ouvriers », {Ikhwanonline}, 30/01/06]]. Ce qui dominait, c’était une
perception du monde ouvrier comme espace de prédication. Un peu à l’image du
but que se fixa la section ouvrière des Frères, fondée dans l’immédiat après-guerre,
à savoir «{ étendre la da
wa (la prédication n.d.t.) dans les esprits (des ouvriers n.d.t.)
afin qu’elle soit une motivation pour leur ferveur vis-à-vis des enseignements religieux » [12].
C’est sans surprise alors que la restructuration des Frères après la répression
nassérienne s’effectue en premier lieu dans les universités et les unions
professionnelles et non dans les syndicats ouvriers.
Il faudra attendre 1998, période de gestation en raison, selon Adel Hamed,
parlementaire et syndicaliste, d’un « agencement de priorités qui nous a poussés vers les
syndicats professionnels et le Parlement d’abord puis dans le monde des travailleurs durant
les années 1990 ». En effet, depuis une décennie, et suite à 20 ans de militantisme
principalement concentré dans le monde des unions professionnelles, les Frères
veulent s’implanter dans le monde ouvrier.
Après une première expérience réussie en 1998 où ils présentent 200 candidats, qui
seront tous élus, les Frères décident de continuer sur leur lancée. Manquant de
compétences et d’hommes dans le monde ouvrier (d’où leur entrée timide en 1998
avec à peine 1% des 20 000 postes à repourvoir), les Frères consacrent les années
suivantes à la formation de cadres ouvriers et présentent près de 2000 candidats en
2002. En 2006 ils seront 2200. Le régime fait alors barrage et bloque, comme à
l’accoutumée lors d’échéances électorales, les candidatures des Frères. Il n’en
demeure pas moins que les Frères ont réussi à s’assurer une présence réelle au sein
du monde ouvrier. Reste à savoir à quelles fins.
Car ce nouvel intérêt pour le monde ouvrier va de pair avec une approche
corporatiste de l’action syndicale contrastant avec la culture politique conflictuelle
et protestataire, des nouveaux leaders ouvriers de gauche qui ont redynamisé le
monde ouvrier ces dernières années. Dans cette seconde perspective, le rôle du
syndicalisme doit être, selon Adel Hamed, parlementaire et syndicaliste Frère
« l’instance de réconciliation des intérêts du capital et des ouvriers » en lieu et place d’un
activisme syndical traditionnel « spécialiste des hauts cris ». Un jeune Frère rappelle
qu’en dépit du bien-fondé de leurs demandes, les protestations sociales restent
encore perçues au sein de la confrérie comme « un truc de communistes ». La grève est
refusée par beaucoup de personnalités religieuses comme le shaykh Youssef Badri,
qui la décrète illicite au nom de la productivité de la oumma, ou par ces
prédicateurs salafistes qui ont qualifié les leaders ouvriers de semeurs de « fitna » ou
de « kharijites ».
La seule manière d’être syndicaliste et islamiste passe ainsi par l’adoption d’une
certaine forme de paternalisme cherchant leur édification religieuse professionnelle
et, ensuite, la négociation de meilleures conditions de travail. Pour ce syndicaliste
Frère d’Alexandrie, la vocation des Frères dans le monde ouvrier est triple. Par
ordre de priorité : l’éducation des ouvriers, leur formation professionnelle, la
défense de leurs salaires et de leur temps de travail.
L’ouvrier est alors certes sujet de droit, mais surtout un objet de recrutement et de
prédication. Mohamed Habib, le vice guide général des Frères, déclarait ainsi que
l’objectif était l’encadrement des ouvriers, non pas celui des révoltes ouvrières.
Khaled Hamza, le rédacteur en chef du site anglais des Frères, Ikhwanweb, rappelle
que les leaders syndicalistes des Frères sont à 80% des personnes qui doivent leur
popularité à leur activité de prédication et non à un militantisme ouvriériste. Pour
lui, « leur discours ne s’inscrit qu’à la marge dans le monde ouvrier ». De manière
symptomatique, la section ouvrière des Frères n’a pas un seul manuel spécifique
d’édification alors que la confrérie se veut détentrice d’une vision « totale » et
abonde en écrits sur les questions spécifiques aux autres sections comme la section
femmes par exemple. Ce leader ouvrier Frère d’un quartier du vieux Caire, qui
regrette ce vide, confie que « pour nous instruire nous lisons la littérature de gauche »,
littérature « que nous approuvons largement » dit-il, tout en rejetant la notion de
conflit social qui précisément fonde la vision de la gauche…
Les tergiversations des Frères autour de la grève générale du 6 avril 2008 et des
mobilisations conséquentes illustrent bien le problème que représente pour eux
une participation à des démarches protestataires.
Le « jour de la colère », dénomination choisie par les organisateurs de la grève
générale du 6 avril 2008, qui entendaient réagir de manière globale contre le
chômage, les emprisonnements politiques, l’absence de libertés et la cherté de la
ville, ne fut pas, ou peu, islamiste.
Dans un premier temps, lors d’une visite d’un groupe du « Mouvement des Jeunes
du 6 Avril » au Bureau de la Guidance, le responsable des Frères pour la
coordination avec les forces nationales réaffirme le refus des Frères de participer à
la grève. Fortement critiqués pour leur passivité, ils participent timidement à la
seconde grève générale qui a lieu le 4 mai. Contrairement à la première où les
ouvriers, notamment ceux des usines de Mahalla al-Kubra, se sont fortement
mobilisés, celle-ci se solde par un échec. A l’occasion de la célébration du premier
anniversaire de la grève, le 6 avril 2009, les Frères refusent à nouveau, dans un
premier temps, de participer, mais ne condamnent pas la grève. Seul un des
membres du bureau de la guidance, Abdel-Meneim Abou al-Foutouh, soutient, en
solo, le mouvement. Puis, une semaine avant la date fixée la direction des Frères
commence à lâcher du lest, et annonce que les étudiants des Frères participeront.
Continuant sur la lancée, les Frères appellent finalement le 2 avril le peuple à
manifester « pacifiquement ».
Selon un intellectuel proche des Frères, les hésitations de leurs dirigeants tiennent
à plusieurs facteurs. Certains sont tactiques, comme cette réticence à tisser des
alliances politiques avec des acteurs sans grande surface, plus connus sur Facebook
que dans la rue. D’autres sont stratégiques, et liés à cette peur de la spontanéité des
masses (le 6 avril 2008, des posters du président égyptien Hosni Moubarak avaient
été déchirés, des bâtiments publics détruits). Et l’on retrouve toujours cette crainte
de la dissolution de la cause islamique comme cause globale en mouvements de
protestations fragmentés et liés à des intérêts spécifiques de catégories sociales
différentes.
L’islamisme des Frères, un programme anti-protestataire
Les difficultés du positionnement des Frères dans le monde ouvrier sont donc
symptomatiques d’une tendance globale : les mobilisations horizontales, fondées
sur des solidarités de classe, passent mal chez les Frères, pour plusieurs raisons.
En premier lieu, la peur de la fitna. Celle-ci justifie – et se fonde sur – une politique
attentiste des Frères, articulée sur l’impératif de préserver l’oumma face à un
scénario régional orchestré par l’administration Bush cherchant le constructive
chaos, équivalent logique, dans l’esprit Frère, du concept islamique de fitna.
S’avancer sur le terrain de possibles troubles sociaux c’est donc faire le jeu des
USA selon plusieurs leaders et cadres syndicaux Frères.
Au-delà du discours, et d’un brin de démagogie, la vision stratégique fondant cette
réticence est la suivante. Elle se fonde, selon Mohamed Habib, sur la vision de deux
mouvements distincts. D’un côté, les mouvements de protestation sociale se
développant dans le contexte de renchérissement du coût de la vie. De l’autre les
mouvements de protestation politique revendiquant plus de liberté et la fin de la
répression.
Or, autant les mouvements de protestation sociale sont forts, analyse le n° 2 des
Frères, autant ceux de protestation politique sont faibles. La stratégie du
gouvernement consiste à compartimenter les deux mouvements en jouant sur des
gains immédiats qu’elle peut donner individuellement aux différents groupes de
mobilisés sur la question sociale. En revanche, avec la protestation politique il sera
implacable et usera de la violence et des tribunaux militaires. Pour ne pas faire le
jeu du régime, il faut, toujours selon Mohamed Habib, d’abord développer une
présence dans ces mobilisations pour œuvrer à un travail de désenclavement de la
protestation sociale, c’est-à-dire l’articuler sur un discours global qui est celui des
Frères.
Il s’agit donc, dans un premier temps, d’encadrer la base plutôt que de récupérer le
leadership de ces mouvements restreints assis sur des « revendications
catégorielles », un terme aux connotations négatives, car aboutissant à la
fragmentation de la Cause. Quitte à se mettre en tension avec une partie de sa base
sociale. En effet, selon un Frère, de nombreux jeunes du mouvement islamiste
poussaient pour aller aux manifestations aux côtés des ouvriers, mais la direction
des Frères a refusé au nom de la crainte de la fitna.
La seconde difficulté du positionnement des Frères dans le monde ouvrier tient au
poids de la section de la prédication (dawa}) à l’imaginaire politico-religieux porté
par une vision totalisante. Lors d’un débat en interne à propos des questions
ouvrières tournant autour du problème de savoir s’il faut intervenir en dehors ou
non des enjeux de sharia (voile, pudeur), la section de la {da
wa, de loin la plus
puissante au sein des Frères, a considéré que les questions sociales ne regardent
pas les Frères. L’argument, selon Esam el-Erian, responsable de la section politique
des Frères, la plus portée sur l’intervention sur le terrain de la question sociale, est
le suivant : les protestations sont fondées sur de nouvelles demandes d’ordre
particulariste. Or ces demandes sont des symptômes qu’il convient de guérir par
une réforme complète du système et c’est au niveau du système qu’il faut travailler.
D’autant, ajoute-t-il, que « la philosophie des Frères n’est pas protestataire, ni violente.
Elle est réformiste ». Pour ce jeune Frère, qui le regrette, « il y a toujours cette peur de la
dissolution du grand mouvement et de son grand projet en luttes partielles ; mais il y a aussi
la peur des leaders du courant de l’Organisation [13] de l’autonomisation d’un courant avec
des idéaux spécifiques au sein de l’Organisation » [14].
En troisième lieu, une explication en termes de classe et d’intérêt économique. Le
lobby affairiste au sein du leadership des Frères et les nombreuses success stories
économiques en son sein poussent parfois les leaders Frères dans des conflits
d’intérêt économique avec leurs bases. Ainsi, le profil bas de Frères dans la grande
manifestation ouvrière de Mahalla en mai 2008 était entre autres choses explicable
par le fait que Saad Husseini, le député Frère de ce gouvernorat, était lui-même un
des propriétaires des usines où les ouvriers faisaient grève.
Sans surprise alors, en dépit de l’effort réel des Frères de reprendre pied dans le
monde syndical ouvrier, la protestation sociale et ouvrière continue toujours de
progresser, mais est toujours moins encadrée : les protestations sociales non
encadrées sont ainsi passées de 222 actes ou mouvement en 2006 à 700 en 2007
pour atteindre plus de 1000 en 2008.
Les Frères, moins mobilisés que divisés sur la question sociale
La dramatisation des conditions économiques en Égypte et l’accentuation sans
précédent des lignes de l’inégalité sociale ont pourtant poussé les Frères à
récupérer une partie des nouvelles causes sociales (la cherté de la vie, les
conséquences des privatisations). Ainsi, au Parlement, le bloc parlementaire des
Frères s’est mobilisé contre les conséquences sociales des programmes de
privatisations. Abdel-Meneim Abou al-Futouh, le membre du bureau de la
Guidance le plus porté sur une logique d’action politique, s’est de son côté lancé
dans la dénonciation de la classe d’affaires et dans une revendication pour une
Tammam et Haenni - Frères musulmans égyptiens et question sociale - Mai 2009 15
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meilleure distribution des ressources. Les leaders syndicaux islamistes également
ont valorisé l’importance de la négociation sur les salaires sur l’approche
prédicatrice qui cherche moins à défendre qu’à éduquer les ouvriers. Finalement, la
confrérie, dans un communiqué publié le 16 janvier 2008 sous le titre « Autour de la
cherté et de l’injustice sociale », met en garde contre l’hégémonie des hommes
d’affaires et contre la corruption qui envahit tous les domaines dans le pays et met
l’accent sur l’injustice sociale, alors qu’historiquement les Frères étaient toujours
concentrés sur l’injustice politique.
Si l’islamisme a pu soutenir des démarches protestataires sur des enjeux de
marginalisation économique ou d’exploitation [15], et que le positionnement à droite
des Frères n’est donc pas une fatalité, cette nouvelle sensibilité islamiste pour la
question sociale ne constitue pas une rupture avec l’orientation traditionnelle des
Frères, mais traduit plutôt un nouveau foyer de tension à l’intérieur de la confrérie.
En effet, au niveau des syndicats, la volonté plus active de s’engager pour la défense
des salaires n’a nullement conduit à une nouvelle vision (plus conflictuelle) des
rapports de travail. Le consensualisme domine, au grand regret d’ailleurs de
certains dirigeants ouvriers comme Sabri Abou al-Futouh, qui déplorent que les
Frères n’osent pas s’engager plus activement dans une logique de confrontation
dans les usines.
Quant au communiqué du 16 janvier 2008, il faut aussi le manier avec réserve.
D’abord, il n’a pas été suivi de positions de même ordre et reste relativement isolé.
Ensuite, et surtout, l’approche est tout sauf de gauche. Le communiqué pose en
effet la question sociale dans son rapport au thème de l’ordre social : la menace
implicite, c’est les troubles susceptibles d’être causés par la plèbe. Ainsi cadrée, la
question sociale devient une préoccupation bourgeoise. Ce qui inquiète c’est la
« révolte des affamés » susceptible d’être causée par la collusion de l’argent et du
politique. Le communiqué indique donc moins un virage à gauche qu’une nouvelle
sensibilité conservatrice et bourgeoise des Frères à la question sociale.
Les positions d’Abdel-Meneim Abou al-Foutouh doivent être prises en
considération. C’est un responsable au sein du bureau de la guidance. Il bénéficie
d’un certain appui au sein de la jeunesse des Frères. Mais c’est aussi le leader d’un
courant démocrate en pleine phase de marginalisation au sein des Frères, isolé au
sein du bureau de la Guidance et confronté, au niveau du leadership, à un lobby
d’affaires beaucoup plus influent.
En d’autres termes, le nouvel intérêt des Frères pour le monde ouvrier ne signifie
pas un passage à gauche des Frères, mais une division des Frères autour de la
question sociale.
D’où le fait que les Frères, dans leur programme économique, restent souvent dans
les généralités ou dans un discours déclinant des orientations socio-économiques
contradictoires allant d’un discours franchement néo-libéral focalisé sur le
dégraissage des appareils d’État à des positions s’inscrivant dans le droit fil de
l’héritage nassérien. Au Parlement également, un observateur constatait que si « la
morale unit, l’économie divise » [16], remarquant la tendance des parlementaires
Frères à s’aligner sur les intérêts de classe de leur circonscription, une logique de
représentation qui pousse les députés issus de districts ouvriers à gauche et ceux
quartiers plus aisés de à droite.
La question sociale ? Une incitation à la Realpolitik
Les Frères sont ainsi dans un dilemme stratégique. D’une part, le renchérissement
de la vie et les coûts humains des programmes de privatisation les poussent à tenter
de récupérer en partie les nouvelles revendications sociales. Mais ces revendications
sont nécessairement des revendications de classe, « sectorielles » pour reprendre le
terme peu flatteur de Mohamed Habib. Elles sont donc forcément scissipares et ne
permettent pas l’unanimisme.
D’une part, les Frères, en raison de leur vision intégrée de la société (corporatiste),
de leur vision religieuse du politique fondée sur l’idée de shumuliyya al-islam, de
totalisme de l’islam (l’islam est une solution partout, pour tout et pour tous), de la
conséquence organisationnelle de cette posture (le totalisme de l’islam, shumuliyya
al-islam, implique un « totalisme » de l’organisation, shumuliyya al-tanzim) et de leur
peur politico-théologique du désordre, de la fitna, ne veulent pas prendre position
sur une ligne « sectorielle ».
Dans le même temps, dans le contexte actuel d’exacerbation des rapports de classe,
il devient impossible de soutenir un groupe social (les victimes du renchérissement
et des mises à pied dans les usines) sans s’en prendre à une autre catégorie (le cas
de Mahalla al-Kobra montre bien qu’un député Frère directeur d’une usine peut
Tammam et Haenni - Frères musulmans égyptiens et question sociale - Mai 2009 17
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difficilement défendre les intérêts des ouvriers, dont certains Frères, qui protestent
contre lui).
C’est pour l’instant par l’attentisme que les Frères gèrent la question sociale : leur
programme économique reste évasif, leur syndicalisme veut réconcilier les intérêts
des parties d’un conflit qui sont moins que jamais des « partenaires sociaux », leurs
parlementaires jouent leur rapport à la question sociale à la carte en fonction de
considérations locales contradictoires et ne permettant pas de dégager une
cohérence du bloc parlementaire Frère autour de la question sociale.
La question sociale, c’est ainsi une épreuve capitale pour la vision du monde des
Frères. Tant que ceux-ci sont mobilisés sur les grandes causes idéologiques et
consensuelles (l’impérialisme américain, la question palestinienne, la question
morale, l’autoritarisme du régime, l’État islamique), il était possible de rester dans
une conception globale de leur projet et dans une vision unifiée de la société.
Pourtant, une vision plus réaliste ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la
question sociale en termes de conflit social et donc d’intérêts particularistes.
Mais être réaliste c’est entrer dans le conflit social et sortir de l’ivresse de l’idéal
d’une société unitaire cimentée par les valeurs et la morale religieuse.
Le désenchantement est alors le prix à payer pour que l’islamisme égyptien
devienne vraiment la voix des laissés pour compte. Dans la confrérie, le conflit entre
les ailes politique et de prédication porte précisément sur ce point : oser ou non le
désenchantement, la mise en relation ostensible avec le monde, accepter le retour
du social.
Pour l’instant, la répression du régime décrédibilise toute option politique,
maintient l’enchantement et rend improbable le « passage à gauche » de l’islamisme
égyptien tout en contribuant à l’assujettissement de l’aile politique, principal pôle
potentiel de réforme des Frères, à l’ombre d’une section de prédication
conservatrice et en phase de « salafisation » [17].