LE Parti communiste des Philippines (PCP) avait appelé au boycottage des élections présidentielles de février dernier. Le triomphe de Mme Corazon Aquino ayant sanctionné l’échec de cette politique, la direction du PCP a été amenée à qualifier le boycottage de « grave erreur tactique ». [1] Cette autocritique sévère s’est accompagnée de remaniements au sein de la direction du PCP. La signature, en novembre, d’un cessez-le-feu de soixante jours montre que ce parti a tiré les leçons de l’échec et tient dorénavant compte de la popularité de la présidente.
Constitué en 1968, le PCP anime le mouvement dit « démocratique national », courant qui comprend la Nouvelle armée du peuple (NAP), force de guérilla fondée en 1969 ; le Front démocratique national (FDN), clandestin, établi en 1973 ; et un ensemble d’organisations populaires, légales ou semi-légales, en plein développement depuis la fin des années 70.
Les organisations clandestines se sont considérablement renforcées ces dix dernières années. Le PCP aurait atteint, voilà trois ans, les 30 000 membres et la NAP, les 20 000 guérilleros à « temps complet ou partiel ». Le FDN évalue sa « base de masse » (une notion très large) entre 6 et 10 millions de personnes.
Au sein du mouvement populaire, l’influence « démocratique nationale » est grande. La direction de Bayan (acronyme de la Nouvelle fédération nationaliste) est identifiée à ce courant. Coalition d’organisations sectorielles et régionales, Bayan revendique 2 millions de membres. La principale confédération syndicale indépendante, Kilusang Mayo Uno (KMU, Mouvement du 1er mai), créée en 1980, forte de plus de 550 000 membres, et le Kilusang Magbubukid ng Pilipinas (KMP, Mouvement paysan des Philippines), créé en 1985, participent à cette coalition radicale.
La fondation, en août dernier, du Partido ng Bayan (PnB ou Parti du peuple) [2] complète la panoplie des organisations « démocratiques nationales ». C’est la première fois que ce courant, constitué en réaction à l’évolution « parlementariste » du vieux PKP [3], suscite la formation d’un parti politique légal, décidé à s’engager dans la lutte électorale. Lancé par d’anciens détenus politiques et des dirigeants d’organisations de masse, le PnB veut « briser le monopole des classes exploitantes sur le processus électoral et servir d’instrument aux classes exploitées ». Interrogé au sujet des relations entre ce parti et le PCP, M. José Maria Sison a répondu que le PnB « est un parti au caractère démocratique national possédant sa propre intégrité politique et organisationnelle » ce n’est « ni une extension ni un rival » du PC. « Très clairement, le Parti communiste des Philippines reste le parti d’avant-garde marxiste-léniniste du prolétariat. » [4]
Avec l’expansion du mouvement de guérilla et le développement multiforme du courant démocratique national, le PCP bénéficie aujourd’hui d’une réelle audience. Il peut intervenir sur tous les terrains de lutte et reste la formation dominante de la gauche militante. Le fait mérite d’autant plus d’être noté que ce parti revient de loin [5].
Constitué dans le feu de la radicalisation étudiante des années 1968-1972, poussé dans la plus stricte clandestinité par l’imposition de la loi martiale en septembre 1972, il a traversé une période très difficile. En 1974-1975, ses premières bases de guérilla sont détruites - comme dans la province d’Isabella, dans le nord de l’île de Luzon - ou réduites à peu de chose. En 1976-1977, ses principaux dirigeants politiques et militaires sont capturés. En 1978, une grave crise politique éclate entre la direction de Manille-Rizae (la région de la capitale) et le comité central à propos, déjà, de la tactique électorale.
Beaucoup de mouvements révolutionnaires armés ne se sont jamais remis d’une telle succession d’épreuves. Le PCP s’est, pour sa part, rétabli en quelques années, grâce à la qualité militante de ses membres et à des réorientations politiques concrètes.
La crise sociale aidant, il a pu s’enraciner dans de nombreux centres urbains et zones rurales. Il a su s’intégrer au vaste mouvement de masse antidictatorial qui a pris son essor à partir de 1975 dans les villes et engager une collaboration avec les milieux chrétiens.
Aux pires moments du régime Marcos, le courant démocratique national a plus que tout autre contribué à structurer, orienter les mouvements de masse. On comprend l’amertume de nombreux militants qui se sont vu marginaliser, en février 1986, alors que la lutte contre la dictature prenait brusquement une ampleur sans précédent. La publication, en mai, de l’autocritique sur le boycottage des élections a partiellement dissipé le malaise des membres du PCP. Mais cela n’a pas mis un terme aux discussions en cours dans ce parti. La situation aux Philippines s’est, en effet, notablement modifiée après l’assassinat, en 1983, de Benigno Aquino, mari de l’actuelle présidente, et à la suite, en 1986, de la « révolution de février ». La chute imprévue de la dictature a, de fait, ouvert une période de réévaluations politiques au sein du PCP et du FDN.
Les dirigeants communistes le reconnaissent. M. Satur Ocampo admet, en août, qu’il y a « un intense débat interne sur des considérations d’ordre tactique. Notre perception du front uni était sans doute erronée (...) peut-être avons-nous fait preuve de sectarisme ». Plus généralement, nous « analysons avec attention la transformation de notre système du stade »semi-féodal, semi-colonial« vers un système essentiellement capitaliste. Sous peu. le programme en douze points du FDN sera réactualisé ». [6] M. Antonio Zumel note, pour sa part, en novembre, qu’ « il n’y a pas de position commune au sein du FDN sur la Constitution » que Mme Corazon Aquino va soumettre au vote en février prochain. « En ce moment même, le débat fait rage dans les organisations membres pour savoir s’il faut la ratifier ou pas. » [7]
Le débat touche à des questions fondamentales. Pour M. José Maria Sison, par exemple, l’orientation originelle du PCP reste valable. Formée durant les années 60, retouchée durant la décennie qui suivit, cette orientation est marquée par la tradition maoïste du PCP. Pour M. Marti Villalobos, un cadre influent dans la région de la capitale, par contre, ces schémas doivent être profondément revus. Il est convaincu qu’il faut dépasser le « modèle » de référence initial du mouvement philippin - la Chine - et intégrer les enseignements des révolutions d’Amérique centrale et de Cuba. C’est donc tout à fait symboliquement qu’il a choisi le nom de plume sous lequel il écrit ses articles de discussion interne, en référence au dirigeant révolutionnaire salvadorien Joaquin Villalobos et au Front Farabundo Marti.
Marxisme et christianisme
LA gauche militante aux Philippines commence à s’ouvrir à ces révolutions d’outre-Pacifique, comme en témoigne l’accueil accordé à la publication en anglais du long entretien entre M. Fidel Castro et Frei Betto sur la religion [8]. Une nouvelle formation, Bisig [9], a organisé en août, à l’occasion du lancement de ce livre, une importante réunion publique, à l’université des Philippines, avec la participation de l’ambassadrice cubaine. Constitué en mai 1986, Bisig regroupe des militants venus des milieux marxistes indépendants, du PCP, du PKP, de l’aile radicale des chrétiens sociaux-démocrates. Cette organisation avance ouvertement, ce qui est nouveau aux Philippines, une perspective socialiste qu’elle veut démocratique.
Le Père Ed de la Torre, emprisonné plus de neuf années sous Marcos, fondateur des Chrétiens pour la libération nationale (CLN), une composante du FDN, a lui aussi participé à une réunion-débat sur le livre Fidel et la religion . L’ambassadrice cubaine fut moins prolixe devant cette assemblée religieuse qu’à l’université des Philippines. Mais le fait qu’elle ait été invitée est politiquement significatif. Les milieux chrétiens-radicaux ressentent le besoin de discuter du rapport entre marxisme et christianisme, à partir d’expériences poursuivies dans des pays où le catholicisme est fort influent, en Amérique latine et aux Philippines. La Chine n’offre évidemment pas un modèle sur ce plan-là.
Les CLN, explique le Père Ed de la Torre, réfléchissent sur leur identité propre. Nés au sein de l’Eglise de façon spontanée, ils se sont engagés aux côtés du PCP dans l’action clandestine. « Pendant longtemps, les CLN ne se sont pas beaucoup préoccupés de théologie. Ils faisaient de la politique. Mais la théologie revenait toujours à la surface ! On ne pouvait l’ignorer. » « Or, ajoute-t-il, notre théologie est beaucoup plus faible qu’en Amérique latine. Et, du côté du marxisme philippin, il y a aussi un vide théorique sur la question de l’Eglise. » [10]
Le Père Ed de la Torre anime les Volontaires pour la démocratie populaire (VDP), un nouveau mouvement qui veut servir de lien entre les diverses composantes de la gauche philippine. Avec la formation de Bisig, des VDP, et l’évolution des CLN, s’exprime le pluralisme de la gauche philippine. Le PCP est la seule organisation qui bénéficie d’une assise nationale. Mais la gauche militante n’en est pas moins très diversifiée. Des organisations localement représentatives ne se reconnaissent parfois dans aucune étiquette politique nationale. Des cadres syndicaux, des personnalités de Bayan, sur le plan régional surtout, collaborent avec les « démocrates nationaux », sans pour autant s’intégrer à ce courant.
La question du front uni - des formes d’unité au sein de la gauche et au-delà - est aujourd’hui au centre des préoccupations militantes. Les années 1983-1986, riches en mobilisations de masse, ont suscité à cet égard bien des espoirs et bien des désillusions. En ce domaine aussi, la réflexion s’oriente vers l’Amérique centrale : l’histoire du mouvement sandiniste et l’expérience des fronts salvadoriens.
Le débat, encore ténu, s’établit entre les diverses organisations. Signe des temps, Ang Bayan , l’organe clandestin du PCP, publie dans son numéro d’août une lettre intitulée « Pour un communisme plus humaniste », qui ouvre le dialogue avec M. Francisco Nemenzo, ancien dirigeant du PKP et actuel président de Bisig.
L’année 1986 est celle d’un grand tournant pour la gauche philippine [11], mais il est difficile d’en mesurer la portée à long terme. Le PCP a grandi dans la lutte contre la dictature Marcos. Ses conceptions et ses méthodes de fonctionnement sont façonnées par cette expérience. Forces de changement et forces d’inertie se conjuguent aujourd’hui dans cette organisation. Les discussions en cours au sein de la gauche couvrent un vaste et riche éventail de problèmes. Pourtant l’instabilité de la situation politique dans le pays rend aléatoire leur libre approfondissement. L’assassinat, en novembre, de Rolando Olalia, président du KMU et du Partido ng Bayan, enlevé, horriblement torturé, montre la précarité des gains démocratiques de la « révolution de février ». L’immense cortège qui a accompagné les funérailles d’Olalia atteste par ailleurs de la représentativité de la gauche et de son potentiel de mobilisation.
Le courant social-démocrate - où des jésuites jouent un rôle considérable - s’est en majorité rangé derrière Mme Corazon Aquino. Intégré à l’appareil d’Etat, il lui reste peu de cadres pour participer au combat socio-politique. Les forces de la gauche militante s’affirment, pour la plupart, prêtes à soutenir le gouvernement contre des tentatives de coup d’Etat de droite. Mais elles se gardent du projet présidentialiste de Mme Aquino et du poids des militaires représentés par le général Ramos. Elles paraissent décidées à compter avant tout sur leurs propres forces et sur l’action de masse indépendante pour combattre le danger « néofasciste ». « Notre salut repose entre nos mains ! », lance le FDN dans un communiqué publié à l’occasion de la mort de Rolando Olalia [12].
Marginalisé durant la « révolution de février », le mouvement démocratique national a été temporairement placé en position défensive. La NAP, soumise à des tensions contradictoires, a connu des ruptures importantes, comme celle qui a conduit à la formation de l’Armée populaire de libération de la Cordillera dans le nord de l’île de Luzon, avec le Père Conrado Balweg. Mais le PCP la NAP et le FDN n’en constituent pas moins un facteur politique de première importance dans le pays. C’est un mouvement qui dispose d’importantes ressources, et non un mouvement politiquement défait, qui est engagé dans les négociations de paix avec le gouvernement. La situation philippine d’aujourd’hui diffère en cela profondément de celle qu’a connue, voilà quelques années, la Thaïlande.