« Au nom de quoi retirerait-on aux générations futures la possibilité de décider par elles-mêmes ? » La question posée par le sociologue Michel Callon, professeur à l’Ecole des mines, est au cœur de la nouvelle doctrine française sur les déchets nucléaires. Elle repose sur le concept de « réversibilité » des solutions techniques, mais aussi des choix politiques. Un colloque vient d’être organisé sur ce thème, à Nancy, par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), prélude à une conférence internationale prévue en 2010.
« Le stock de combustibles usés accumulé dans le monde se monte à 250 000 tonnes », rappelle Bernard Boullis, du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Même si l’on arrêtait demain toutes les centrales, le problème resterait donc entier. En France, 1 150 tonnes de combustibles irradiés sont déchargés chaque année des 58 réacteurs d’EDF, dont 850 tonnes retraitées.
Ces déchets ultimes ne représentent qu’un volume relativement faible : un peu moins de 50 000 tonnes pour la France, provisoirement entreposées dans les usines de retraitement, à La Hague (Manche) et Marcoule (Gard). Mais ces rebuts concentrent plus de 99 % de la radioactivité totale. Certains sont à très haute activité. D’autres à vie longue : des milliers, voire des millions d’années.
Pour ces substances très nocives, l’option mondialement retenue est le stockage dans des formations géologiques profondes, capables de les confiner pendant plusieurs centaines de milliers d’années. C’est pour valider cette solution que, sous la commune de Bure (entre Meuse et Haute-Marne), l’Andra a creusé, à 490 mètres de profondeur, dans une couche d’argilite, un laboratoire.
« Il s’agit d’une installation de recherche, qui ne constituera pas le futur site de stockage », précise Marie-Claude Dupuis, directrice générale de l’Andra. Celui-ci serait situé dans un périmètre de 30 km2 autour de Bure, où serait enfoui un réseau de 15 km2 de galeries et d’alvéoles souterraines.
Si, du moins, le Parlement et le gouvernement donnent leur feu vert. Un débat public est prévu en 2013, avant une enquête et une demande d’autorisation de construction en 2015, pour une éventuelle mise en service en 2025.
Rien n’est acquis. En dépit de la promesse de 700 à 1 000 emplois directs, l’opposition locale reste forte : plus de 50 000 électeurs des deux départements ont demandé un référendum local. C’est l’hostilité persistante d’une partie de la population, en même temps que le constat que les études sur la gestion des déchets radioactifs demandent à être plus poussées, qui a conduit le Parlement à inscrire dans la loi, en juin 2006, l’exigence de réversibilité. Cela pour une durée d’au moins cent ans. « Ce principe est crucial pour donner aux citoyens les meilleures garanties, mais aussi pour laisser à la science une chance de proposer, dans le futur, des alternatives », justifie Claude Birraux, président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
Tous les pays n’ont pas fait le même choix, souligne Claudio Pescatore, de l’Agence pour l’énergie nucléaire de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Aux Etats-Unis et en Suisse, la réversibilité est, comme en France, exigée par la loi. Au Canada et au Japon, elle l’est par le gouvernement. En Suède et en Finlande, elle n’est pas requise, mais néanmoins prévue par les exploitants nucléaires. En Angleterre, elle fait l’objet d’un débat.
La réversibilité suppose de pouvoir, à tout moment, retirer les colis radioactifs de leurs alvéoles souterraines. Mais aussi de pouvoir revenir sur les choix de gestion des déchets. Ce qui soulève de multiples questions. Comment assurer le même niveau de sécurité à un stockage susceptible d’être rouvert qu’à un ouvrage définitivement scellé ? Comment être sûr que, dans les décennies ou les siècles à venir, les institutions politiques seront au moins aussi stables que les formations géologiques, et qu’elles garantiront des processus de décision démocratiques ? Comment imaginer sérieusement qu’une fois lancé, on puisse revenir sur un projet chiffré, entre la construction et l’exploitation sur un siècle, à 15 milliards d’euros ?
Pour l’heure, la Suède est le premier pays à avoir choisi un site de stockage profond, dans du granit. Tous les autres tergiversent. Aux Etats-Unis, le projet d’enfouissement dans la roche volcanique de Yucca Mountain, dans le désert du Nevada, vient d’être « enterré » par Barack Obama. En Allemagne, le stockage dans la mine de sel de Görleben a été gelé par le moratoire sur le nucléaire. Le Japon, le Canada et l’Angleterre cherchent des sites. L’Espagne privilégie pour l’instant l’entreposage. La Chine, l’Inde et la Russie, quant à elles, n’ont pas arrêté de position.
Pierre Le Hir
La Suède se prépare à un enfouissement pour cent mille ans
STOCKHOLM CORRESPONDANCE
Cent mille ans. C’était la durée figurant au cahier des charges fixé par le gouvernement à l’Agence suédoise de gestion des déchets nucléaires (SKB) pour la recherche d’un site de stockage définitif de déchets nucléaires. Cent mille ans, parce qu’on estime qu’au bout de cette période, la radioactivité des combustibles usés sera redevenue celle de l’uranium à l’état naturel.
Il aura fallu trente ans de recherches et d’études pour finalement désigner, début juin, la commune de Östhammar, à une centaine de kilomètres au nord de Stockholm, comme futur site. La population a reçu le message dans un calme relatif. Depuis 1980, Östhammar accueille la centrale nucléaire de Forsmark.
Il faut encore déposer le permis de construire, qui doit être approuvé par le tribunal de l’environnement. Ce n’est qu’ensuite que le gouvernement donnera son accord définitif. Les travaux démarreraient en 2015 et les premiers dépôts seraient faits vers 2023.
A 500 M DE PROFONDEUR
La technologie retenue repose entièrement sur la géologie. Des capsules de cuivre, où les déchets nucléaires seront déposés dans de la bentonite, une argile à forte capacité d’absorption, seront enfouies à 500 m de profondeur, dans une roche de granit homogène, non fissurée et avec très peu d’eau, « ce qui est exceptionnel », note Saida Laarouchi Engström, directrice du département Evaluation de l’impact environnemental et des affaires publiques de SKB.
« Nous faisons des analyses à une échéance de cent mille ans, explique-t-elle, ce qui ne veut pas dire que nous sommes capables de garantir la sécurité à aussi longue échéance. Mais nous avons choisi des matériaux qui sont connus pour leurs performances à long terme et qui ont une histoire de plus de cent mille ans. »
L’association Oss (Groupe d’opinion pour un stockage définitif sûr) estime que SKB a choisi trop rapidement le site définitif. Pour Kenneth Gunnarsson, son président, il reste trop d’incertitudes « liées au risque de corrosion du cuivre et au fait que la barrière de bentonite puisse perdre son effet protecteur dans certaines circonstances ». « Ces incertitudes sont liées aux conditions de la nappe phréatique sur le site », dit-il.
Dans un environnement sans oxygène, le risque de corrosion du cuivre est négligeable, selon SKB, qui, par principe, poursuit tout de même des études et a opté pour la prudence en choisissant des cuves de 5 cm d’épaisseur.
Certains reprochent à SKB la relativement faible profondeur de l’enfouissement et préconisent de creuser jusqu’à 4 000 m.
« Le problème est qu’à cette profondeur, le milieu est très abrasif, tout se dissout beaucoup plus vite, explique Saida Laarouchi Engström. Et si vous enfouissez des déchets à cette profondeur, vous aurez beaucoup plus de mal à les remonter en cas de problème. Si vous avez un container coincé à 2 000 m, c’est quasi insurmontable. Or, le maillon faible restera toujours l’humain. On doit conserver la possibilité de faire machine arrière, de remonter les containers de 500 m sans qu’il y ait de conséquences inacceptables. »
Olivier Truc
Edito du Monde:Chauds déchets
La relance annoncée du nucléaire, paré de nouvelles vertus par la lutte contre le changement climatique, ne doit pas faire oublier son talon d’Achille. L’atome ne produit pas de CO2, mais il génère des déchets. Pas en très grande quantité : en France, 2 kilos par an et par habitant, contre 360 kilos d’ordures ménagères et 2,5 tonnes de rebuts industriels. Mais ces résidus-là sont un boulet. Certains sont extrêmement radioactifs. D’autres restent nocifs sur des échelles de temps - des centaines de milliers ou des millions d’années - que l’humanité ne maîtrise pas.
Qu’en faire ? Par le passé, l’océan a servi de déversoir aux puissances nucléaires, qui y ont immergé des dizaines de milliers de fûts radioactifs. Ce temps est heureusement révolu. Des apprentis sorciers ont suggéré de les larguer dans l’espace. L’idée a fait long feu. La solution aujourd’hui envisagée est de les enfouir dans des couches profondes d’argile, de granit, de sel ou de tufs. En espérant que la nature et la géologie pallieront les faiblesses de la technologie de l’homme.
La Suède, qui s’apprête à présider l’Union européenne, vient de prendre une longueur d’avance, en étant la première à choisir un site de stockage souterrain. Dans tous les autres pays, confrontés aux inquiétudes de leurs populations et aux aléas des alternances politiques, les décisions sont remises à plus tard.
Il ne faut pas forcément le regretter, s’il s’agit de donner du temps au temps. De faire preuve d’humilité et de reconnaître, à rebours du discours des technocrates, que les solutions ne sont pas encore mûres. Et de pousser des alternatives énergétiques. Aux Etats-Unis, l’arrêt du projet de stockage de Yucca Mountain - prêt à ouvrir - est, plus qu’une simple promesse de campagne de Barack Obama, un signe de la volonté de la nouvelle administration américaine de privilégier les énergies renouvelables.
La France, comme l’Amérique, le Canada ou le Japon, a mis au cœur de sa doctrine le principe de réversibilité. Il ne s’agit pas seulement d’être capable de récupérer des colis radioactifs. Il s’agit, surtout, de laisser ouvert le processus décisionnel. Et de redonner la main, sur un dossier longtemps confisqué par les « experts », aux institutions politiques. En faisant du Parlement la pierre angulaire de la gestion des déchets nucléaires, la loi française donne aux générations futures la garantie que rien ne sera décidé d’inéluctable. La démarche est vertueuse. A condition qu’elle ne soit pas un aveu d’impuissance devant un casse-tête insoluble.