Durant les dernières années, l’augmentation extraordinaire des prix des produits de base (blé, riz, maïs, soja et orge) a visiblement forcé de nombreux états du monde, y compris des monarchies du Golfe riches en pétrole et des pays du Moyen-Orient, à produire eux-mêmes leurs cultures pour satisfaire leur demande interne et créer des stocks en cas de coups durs.
Afin de garantir leur sécurité alimentaire, l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis (EAU) ont choisi les terres fertiles du Pakistan pour se lancer dans l’agrobusiness. Avant de réaliser ces investissements considérables, les pays concernés ont dû évaluer le niveau d’instabilité politique et la situation de la guerre contre le terrorisme au Pakistan. Et à l’inverse de certains investisseurs occidentaux conventionnels, les entreprises arabes ne se montrent aucunement frileuses pour mener des projets au Pakistan.
Plusieurs questions cruciales se posent : s’agit-il d’opérations habituelles dans le domaine des investissements internationaux dans le secteur agricole ? Ou est-ce révélateur d’un sentiment d’urgence mondiale quant à la sécurité alimentaire ? Est-ce que les conditions défavorables aux investissements au Pakistan, en créant un vide, jouent en faveur de certains États musulmans ? Ou bien est-ce une combinaison de facteurs qui a poussé les États du Golfe à s’aventurer dans l’agrobusiness au Pakistan ?
Quelle que soient les réponses à ces questions, le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial du Pendjab ne veulent pas vont pas perdre de temps pour offrir aux monarques arabes des territoires appartenant à l’état. Les dirigeants des deux grands partis politiques, Nawaz Sharif [2] et Asif Ali Zardari [3], pourraient en effet ainsi remercier l’Arabie saoudite et Dubaï de les avoir accueillis pendant leur exil.
D’après les dernières informations parues dans les journaux, le gouvernement fédéral du Pakistan va proposer, à la vente ou à la location, un million d’acres (environ 405 000 hectares) de ses terres agricoles à des investisseurs privés et des entreprises. Selon le ministre fédéral de l’investissement, le gouvernement pakistanais est actuellement en négociations avec l’Arabie Saoudite, les EAU, le Bahreïn et d’autres États arabes, et s’apprête à signer des accords.
Certaines entreprises privées, au nom du gouvernement des EAU, ont déjà acheté 800 000 acres (324 000 ha) de terre au Pakistan, selon la presse. Ils ont acheté plus de 15 hectares au Baloutchistan près du barrage de Mirani pour y commencer de l’agriculture mécanisée, et espèrent signer un protocole d’accord avec le gouvernement du Baloutchistan. Les EAU sont également en négociations avec le gouvernement de la province du Sind pour acheter des terres à Shikarpur, Larkana et Sukker. Ils ont par ailleurs manifesté leur intérêt auprès des gouvernements des provinces du Pendjab et de la Frontière du Nord-Ouest. Au Pendjab, ils souhaitent investir dans la région aux alentours de Mianwali, Sardogha, Khushab, Jhang et Faisalabad. Le gouvernement a non seulement accepté de vendre des terres appartenant à l’Etat aux EAU, mais il offre aussi des incitations légales et fiscales. En effet, le parlement s’apprêterait à approuver une loi visant à protéger les investisseurs d’éventuels changements de gouvernement. En outre, le gouvernement va également mettre en place une nouvelle force de sécurité forte de 100 000 hommes, qui se répartira sur les quatre provinces du pays, pour aider à stabiliser les investissements des monarques arabes. Les salaires et l’entraînement de cette force de sécurité coûteront au gouvernement quelque 2 milliards de dollars. Personne ne connaît les détails concernant le fonctionnement de cette force. Certains militants des droits de l’homme pensent qu’elle sera utilisée pour déloger les communautés locales des terres qu’elles cultivent depuis des siècles.
L’aspect le plus frappant de cette politique est l’absence de lois sur le travail ; le gouvernement a assuré aux investisseurs que le droit du travail ne s’appliquera pas aux entreprises de l’agrobusiness, ce qui constitue une violation claire des droits humains et du droit du travail. Il convient aussi de mentionner qu’il n’y aura aucun droit de douane ni de taxes sur l’importation de machines agricoles, d’équipement, ce qui réduira de manière importante les recettes fiscales de l’État. Les dividendes des exploitations ne seront pas non plus soumis à l’impôt tandis que le rapatriement de 100% du capital et des profits sera autorisé. Il n’y aura pas non plus de plafond autorisé à la possession de terres. Ce package d’incitations renforce le sentiment que la proposition du gouvernement pakistanais aux entreprises est plus que pernicieuse. Ces décisions ont suscité un certain nombre de questions, notamment celle de savoir si cette politique ne vise pas à faire revenir le Pakistan à un régime colonial, comme lorsque les Britanniques produisaient au Pakistan avec une main d’œuvre bon marché pour renvoyer la production par bateau vers l’Angleterre. Le Pakistan pourrait bien devenir un autre Brésil, où l’agriculture industrielle à grande échelle est en vogue. Cela n’est pas seulement source de risques écologiques, en augmentant le danger lié aux organismes génétiquement modifiés et en accélérant la déforestation ; cela menace aussi l’agriculture familiale et provoque le déplacement des communautés indigènes. Un autre aspect crucial de cet accord à ne pas perdre de vue est la « soif de l’eau », qui est un bien vital pour les pays du Golfe. L’ensemble de la péninsule arabique, confrontée à la rareté des ressources hydriques, est en quête d’eau et inquiète pour les générations futures. D’après un rapport du Forum Mondial de l’Eau, les ressources en eau souterraine de la région arabe diminuent rapidement. L’Arabie Saoudite sera peut-être la plus durement touchée, puisque ses ressources en eau seront asséchées dans les cinquante prochaines années. Les EAU, le Bahreïn et le Qatar doivent eux aussi faire face au même défi. Les nappes phréatiques dans la région de Mina ont déjà diminué à un niveau dramatique, tandis qu’Israël importe toute son eau potable de la Turquie. La situation est donc alarmante pour la région du Golfe.
Face à cette crise de l’eau imminente, de nombreux pays ont lancé des mesures de rigueur pour sauver leurs ressources hydriques et développent de nouvelles politiques agricoles avec l’objectif prioritaire d’interdire les cultures grosses consommatrices d’eau, comme la canne à sucre. Au Pakistan, et particulièrement au Pendjab, les ressources en eau sont abondantes. Il y a des plaines fertiles et une grande variété de cultures. Même sous les terres arides et non cultivables, il y a d’importantes ressources en eau douce. On peut donc facilement imaginer les raisons qui ont poussé les monarques arabes à choisir le Pakistan.
Le paradigme de l’eau qui se dessine à l’échelle mondiale est terrible : l’eau va acquérir le statut de ressource rare, de « nouvel or » dans un avenir proche, et quelques pays et entreprises avisés misent déjà dessus.
Avec la flambée des prix alimentaires ces deux dernières années, des pays et certaines entreprises soutenues par l’Etat se sont discrètement rués sur les terres partout dans le monde. Peu de monde aura remarqué que la Corée du Nord a commencé à investir dans des exploitations agricoles à Madagascar, ou que la Chine, le Japon, la Lybie, l’Egypte ou les pays du Golfe persique ont acheté des terres au Laos, au Cambodge, au Myanmar, au Mozambique, en Ouganda, en Éthiopie, au Brésil, au Pakistan, en Asie centrale et en Russie. Ces achats ne concernaient pas tellement la terre, mais l’eau. Parce qu’avec la terre vient le droit de retirer l’eau qui s’y trouve. Et parce que cette eau n’a pas de prix, les investisseurs peuvent se la procurer pratiquement gratuitement. Leur précipitation à s’emparer des rares ressources en eau des régions agricoles est cependant inquiétante.
Dans un sens, la grande ruée vers l’eau est un calcul prudent. Quelque 70% de toute l’eau douce utilisée pour la consommation humaine vont à l’agriculture, mais les ressources aquifères souterraines s’amenuisent – dans certaines régions, elles baissent de plusieurs mètres par an – et les fleuves et rivières s’assèchent en raison d’une surutilisation. Les problèmes les plus graves se situent dans quelques-unes des régions agricoles importantes : l’est de l’Espagne, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, des zones du Pakistan, le nord-ouest de l’Inde et le nord-est de la Chine.
Les conséquences de l’agrobusiness seront dangereuses pour le Pakistan. Le fait que des millions d’agriculteurs, qui ont nourri une population croissante, se voient privés de leurs terres, ainsi que l’hypothèque sur la sécurité alimentaire du pays suscitent une vive inquiétude. Dans sa hâte à vouloir récolter des profits à court terme et reconstituer ses réserves de change, le gouvernement du Pakistan cède son contrôle sur la nourriture, l’eau, la biodiversité et les économies locales, à des transnationales. « Notre sécurité alimentaire dans le futur sera aux mains d’une poignée de transnationales » : il s’agit d’un abandon technique de la souveraineté nationale, et notre avenir est en jeu.
La plupart des militants du droit à l’alimentation pensent que l’agrobusiness transformera le paysage agricole du pays, en remplaçant une agriculture de subsistance par une agriculture industrielle et tournée vers l’exportation. Cela incitera les grands propriétaires terriens à passer aux grandes exploitations industrielles, « protégeant » leur terres d’une éventuelle réforme agraire, et encourageant les investissements dans des technologies intensives en capital qui obligeront les travailleurs agricoles à chercher un travail ailleurs. L’agrobusiness conduira également au déplacement des paysans, privés de leurs moyens de subsistance, ce qui créera un chômage massif dans les campagnes.
Les petits paysans sont déjà dans une situation précaire au Pakistan. Environ 80% des paysans ont moins de 2 hectares de terres ou sont sans terre. Ceux qui se verront forcés d’entrer en concurrence avec un secteur industriel très organisé et intensif en capital auront du mal à sortir la tête de l’eau. En conséquence, nombre de ces petits paysans vendront leurs terres à des entreprises privées ou à des grands propriétaires terriens.