Mardan (Pakistan). Envoyé spécial
Ali Anan Qamar est un fonctionnaire dévoué, affable, mais impuissant. « Tout est plein et saturé. On ne peut plus accueillir personne. On est obligés de demander aux gens d’aller plus loin », soupire l’agent administratif à l’entrée du camp de Jalala, à Mardan. Il arbore une moue résignée et esquisse un geste las. Il y a de quoi être dépassé. Entre Islamabad et Peshawar, la vaste plaine de Mardan tisonnée par un ciel de feu est la proie d’un véritable chaos humanitaire.
Plus d’un mois après le début de l’offensive de l’armée pakistanaise contre les talibans de la vallée de Swat, le Pakistan se trouve confronté à la plus grave crise de déplacés depuis la partition de l’ex-Empire britannique des Indes (1947). La population a fui massivement Mingora, le chef-lieu du district de Swat, ainsi que les localités voisines aspirées dans la spirale des affrontements. « J’ai sauté dans le premier véhicule dès l’éclatement des combats, les mains vides, raconte Mohammed Akram. Je n’ai pris avec moi qu’un vêtement. »
Officiellement, on compte 265 000 personnes accueillies dans une vingtaine de camps éparpillés à travers la province de la Frontière du Nord-Ouest (NWFP). Ils sont les « privilégiés » d’une masse de déplacés beaucoup plus importante, évaluée selon des estimations officieuses à 2,5 millions de personnes, arrivée trop tard aux portes de camps saturés et qui survit depuis de chiches expédients. En y ajoutant la population déjà déplacée par des combats antérieurs - comme à Bajaur -, ce sont près de 3 millions de « réfugiés de l’intérieur » auxquels le Pakistan doit faire face. La communauté internationale répond à la crise sans générosité. Le gouvernement d’Islamabad a évalué ses besoins à 543 millions de dollars (389 millions d’euros). Un quart à peine lui a été consenti jusqu’à présent.
Pour prendre la mesure du séisme social en train de fragiliser cette société pachtoune du Nord-Ouest, il vaut mieux ne pas s’attarder au camp de Jalala, installation modèle avec son alignement au cordeau de tentes kaki frappées de sigles onusiens. Il y a des toilettes, des robinets au bout de tuyaux et des ventilateurs rivés aux poutres d’un abri collectif. Armés de cartables, des enfants en uniforme scolaire sortent d’une école de fortune. Une banque a même ouvert un stand et, coiffée d’une large bâche en toile, une pharmacie expose ses piles de médicaments. L’étape idéale pour les visites officielles de dignitaires.
Mais la vraie crise est ailleurs, c’est-à-dire tout près. A quelques centaines de mètres du camp de Jalala, une ruelle cabossée donne sur une école. En cette période de vacances scolaires, l’établissement aurait dû être vide. Il est aujourd’hui plein, occupé par des déplacés de Swat « non enregistrés », ceux-là même qui ont été priés par les gardiens de Jalala d’« aller plus loin ». Dans une salle de classe au ciment nu jonché des miettes du dernier repas, Bakhti Mond, calot blanc et barbe grise, contient difficilement son désarroi. « Nous sommes très déstabilisés », confesse-t-il.
Bakhti Mond était ouvrier dans une filature et, comme tout le monde, il a dû sauter dans le premier pick-up fuyant la reprise des combats entre l’armée et les talibans. « Je ne suis vraiment pas satisfait du gouvernement, ajoute-t-il. Aucun fonctionnaire n’est venu nous voir ici. » Il n’y a pas de matelas. Il faut dormir sur l’âpre ciment, à peine amorti d’une couverture.
Khan Zada a encore moins de chance. Il a dû ficher sa tente en bord de route, dans le creux d’un fossé herbeux. Quand on s’est approché de son campement de toile et de branches, tout le clan de Khan Zada a afflué. Hommes, femmes, vieux, tendaient fébrilement leur carte d’identité verte, imaginant la visite d’un fonctionnaire onusien, espérant enfin être « enregistrés », reconnus, secourus.
Ils font partie de la dernière vague de déplacés de Swat et sont arrivés il y a une dizaine de jours. Alors que Mingora était repris par l’armée, leur village de Matta, distant d’une trentaine de kilomètres, était à son tour touché par les affrontements. « Nous sommes seuls, sans aide, se lamente Khan Zada. Les administrateurs de Jalala nous ont conseillé d’aller dans un autre camp, mais il est très loin, nous n’avons aucun véhicule pour y aller. » La famille de Khan Zada a emmené avec elle un petit troupeau de buffles. Cela complique les pérégrinations.
« Le gouvernement a failli dans sa mission, juge sans indulgence Rahimullah Yousoufzai, le chef du bureau du quotidien The News, à Peshawar. Il n’a pas anticipé l’ampleur de la vague de déplacements que provoquerait la reprise des affrontements. L’assistance de l’Etat n’est pas au rendez-vous. » Après bien des batailles en trompe-l’oeil, l’armée s’est cette fois-ci donné les moyens de bouter les talibans hors de Swat suite à l’échec d’un accord - paix contre charia - signé à la mi-février. Ses succès militaires sont incontestables.
Mais l’issue de l’épreuve de force en cours dépendra largement de la manière dont la crise des déplacés sera gérée. « Si la crise dure trop longtemps et si les personnes déplacées ont le sentiment d’être mal traitées, les talibans, aujourd’hui discrédités, bénéficieront d’un regain de sympathie », avertit Amir Rana, directeur du Pakistan Institute for Peace Studies (PIPS), basé à Islamabad. Un signe ne trompe pas. Pour combler la défaillance de l’Etat, des associations caritatives islamiques, dont certaines sont liées à la mouvance djihadiste, ont ouvert des bureaux à proximité des camps. La « bataille des cœurs » ne fait que commencer.