Colombo. Envoyé spécial
Leur seul crime est d’avoir donné une voix aux victimes. Alors que les bombes gouvernementales pleuvaient sur les réfugiés tamouls, les docteurs Thurairaja Varatharajah, Thangamuttu Sathyamurthi et V. Shanmugarajah sont restés jusqu’au bout, soignant ceux qui pouvaient l’être avec les moyens du bord. En l’absence de journalistes ou d’observateurs internationaux, les médecins tamouls sont devenus les derniers témoins d’une tragédie à huis clos qui a fait des milliers de morts, de fin janvier à fin mai, dans l’offensive finale de l’armée sri-lankaise contre le mouvement séparatiste des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE).
Pour toute récompense, les docteurs, affiliés au ministère de la santé de Colombo, ont été emprisonnés, dès qu’ils ont pu quitter, le 15 mai, la bande de plage du Nord-Est, où l’armée a donné l’assaut final. Selon une source bien informée, ils sont au secret dans l’immeuble de la Criminal Investigation Division (CID) de Colombo, dans un centre d’interrogation « sordide ». Selon un rapport de l’ONU de 2007, la torture y est une pratique « routinière ». Seul le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a pu les rencontrer et constater qu’ils sont « OK ». L’un d’eux, V. Shanmugarajah, a été soigné pour un éclat d’obus à la poitrine. « Si, un jour, on fait le procès du régime, ce seront des témoins clés, c’est pour ça qu’ils voulaient les tuer et ont été très déçus qu’ils s’en sortent », explique un responsable international.
Ce responsable international a été en contact avec les docteurs mais refuse de donner son nom, de peur d’être expulsé. « Ces types sont des héros, on fait des films sur ce genre de personnes », ajoute-t-il. Durant le conflit, depuis des ordinateurs connectés à des téléphones satellitaires, au fur et à mesure qu’ils déplaçaient leurs hôpitaux de fortune, ils ont envoyé des courriels, comme des bouteilles à la mer.
Le Monde s’est procuré certains de ces documents, souvent brefs, sobres, presque cliniques. Exemple : « 29 avril 2009. Cher Monsieur, Madame, aujourd’hui, aux alentours de 16 heures, l’hôpital de Mullivaikkal a été attaqué au mortier. Le toit du pavillon a été très endommagé et des patients à l’intérieur sont morts. Neuf patients morts et quinze patients blessés. Beaucoup de patients ont quitté l’hôpital. Ce matin, un officier du CICR a visité l’hôpital aux alentours de 11 heures. Salutations. Docteur T. Sathiyamoorthy, directeur régional des services de santé. »
Les destinataires étaient un cercle de fonctionnaires de l’ONU, de responsables sri-lankais, de diplomates et de membres de la diaspora. Les photos numériques qui accompagnent chaque message, prises par les médecins ou des employés locaux de l’ONU, montrent crûment, au bord de la plage, corps démembrés, plaies béantes, femmes en larmes et enfants à l’agonie - le résultat de bombardements à l’arme lourde contre des civils sous des tentes en plastique, que les Tigres tamouls empêchaient de fuir, et dont l’armée n’avait que faire.
« Les docteurs évitaient toujours les questions politiques, ils faisaient simplement leur boulot », se souvient le responsable international. Rarement trahissaient-ils le moindre sentiment. Sauf un jour. Au téléphone, Thangamuttu Sathiyamoorthy est au bord des larmes. Une femme, dont les deux jambes ont été sectionnées au niveau des cuisses par des éclats d’obus, est en train de se vider de son sang sous une bâche, qui frémit au rythme de ses derniers souffles. Sa petite fille, que des patients tentent de distraire, implore le docteur de la sauver. Elle a perdu son père et c’est toute la famille qu’il lui reste. Les médecins, qui n’ont plus de matériel depuis des mois, ne peuvent rien faire. « Sathiyamoorthy m’a dit : »J’ai toujours su que la guerre viendrait, mais je n’ai jamais pensé que ça finirait sous un tapis de bombes« », se souvient le responsable international.
A plusieurs reprises, lorsque le bateau du CICR accostait sur la plage pour évacuer les blessés, les docteurs fournissaient à l’organisation les coordonnées GPS de leurs centres médicaux itinérants, pour qu’ils préviennent l’armée de leur position. « Quelques heures plus tard, l’armée bombardait ce point précis », rapporte cette source.
Sur la fin, le ton des e-mails change. 13 mai : « Les combats à l’arme lourde ont commencé à 5 h 30 du matin. Beaucoup de civils blessés ont été amenés à l’hôpital, et l’hôpital ne fournit plus de soins parce qu’il est sous des tirs de mortier (...). Près d’un millier de patients attendent leur traitement quotidien.(...) Tant de blessés ont dû mourir. Dans le pavillon, il y a de nombreux cadavres parmi les patients. On peut voir et entendre les patients pleurer dans l’hôpital, c’est un vrai désastre. »
« Ce sont des médecins qui improvisent, qui font tout ce qu’ils peuvent, même s’il faut arrêter une hémorragie avec un bout de ficelle ou panser une plaie avec un drap », explique notre source. Mais les dernières semaines, « ils disaient qu’il était temps de partir, qu’ils ne pouvaient plus soigner les gens. C’était trop dangereux, ils ne pouvaient plus sortir des bunkers. Il n’y avait aucun matériel, ils étaient dépassés par le nombre de blessés. Ça tirait de tous côtés. L’armée était à 500 mètres. Il y avait des morts partout autour d’eux ».
Détenus en vertu des « régulations d’urgence » et du Prevention of Terrorism Act qui permettent de les garder enfermés un an avant de les inculper, les trois docteurs n’ont formellement été accusés de rien. Mais dans la presse aux ordres, ils sont « soupçonnés d’avoir fait des déclarations désobligeantes dans les médias et la communauté internationale en faveur des LTTE. » « Le gouvernement ne va pas les laisser partir parce qu’ils peuvent témoigner des crimes de guerre commis par l’armée », prédit un défenseur des droits de l’homme, qui craint qu’ils soient, comme tant d’autres, soumis à la torture.
Leurs familles ont été menacées par des paramilitaires tamouls progouvernement qui surveillent leurs maisons, les suivent dans la rue et posent des questions sur leur lieu de travail. « Si vous avez affaire à ces groupes, vous retrouverez le torse de votre fille dans un réservoir dans quelques jours », explique le responsable international. Les ONG et plusieurs missions diplomatiques tentent d’obtenir la libération des docteurs, pour qu’ils puissent s’installer dans un pays d’accueil.
Dans un pays où plus de 60 employés humanitaires ont été tués en trois ans, et où des journalistes connus ou des défenseurs des droits de l’homme sont couramment enlevés en plein jour par des hommes en armes, parfois pour ne jamais réapparaître, rares sont ceux qui s’expriment. Il n’est qu’à lire les derniers titres de « une » des principaux journaux, The Island ou le Daily News : « Complicité avec les terroristes au prétexte du soutien des droits de l’homme » ; « Les journalistes payés par le LTTE seront dénoncés » (citation du comandant de l’armée, le général Sarath Fonseka) ; « L’expertise des ONG a aidé le LTTE »...
« Ici, c’est pire qu’en Birmanie », affirme un fonctionnaire onusien, selon lequel les bureaux de l’ONU sont sur écoute. Le régime, dit-il, a repris à son compte le mantra bushien : « Vous êtes avec nous, ou contre nous ». « Depuis la victoire, on ne peut plus les arrêter. C’est un Etat militaire et ça ne va faire qu’empirer », prévient le défenseur des droits de l’homme. Pour l’heure, les médecins, « héroïques » selon l’ONU, croupissent en détention. Mais ils pourraient un jour se retrouver dans le box des témoins, et leurs geôliers sur le banc des accusés.