Des chiffres étouffés. Des rapports sans suite. Un bilan des victimes très vraisemblablement sous-estimé. Des principes reniés.
Bien qu’elle ait disposé d’éléments accablants sur la conduite de l’armée sri-lankaise, la hiérarchie de l’ONU a, selon une enquête du Monde, gardé le silence, de peur de compromettre ses activités dans ce pays.Tandis que se préparait ce qu’elle a fini par décrire comme un « bain de sang », l’ONU a fait le choix de la conciliation avec Colombo, au risque de faillir à son devoir envers des centaines de milliers de civils en danger.
Le refus de l’ONU de publier le bilan des victimes est emblématique. Tout au long de l’offensive de l’armée contre l’une des plus vieilles et des plus violentes guérillas dans le monde, les séparatistes des Tigres de l’Eelam tamoul (LTTE), une cellule onusienne a collecté et recoupé des données auprès d’employés locaux de l’ONU, d’ONG, de médecins ou de prêtres.
Son total, entre le 20 janvier et le 13 mai (une semaine avant l’assaut final), est de 7 720 morts (dont 678 enfants) et 18 465 blessés (dont 2 384 enfants). Il y a eu « une tentative de suppression systématique de ce matériel », affirme un officiel onusien.
Quand les chiffres ont été communiqués à la presse par des voies détournées, le coordonnateur local de l’ONU, Neil Buhne, a exigé d’être, désormais, le seul destinataire de ces bilans. En public, les responsables onusiens ont pris leurs distances avec ces chiffres.
Contre l’avis du secrétaire général, Ban Ki-moon, et de Vijay Nambiar, son chef de cabinet, le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Navi Pillay, a jugé qu’il était de la responsabilité de l’ONU de publier ces données « crédibles », selon elle (le décompte était alors de 2 800 morts). De peur de provoquer l’ire de Colombo, le chef des affaires humanitaires de l’ONU, John Holmes, a dû prévenir l’ambassadeur du Sri Lanka à l’ONU.
Bien qu’il ne tienne pas compte des lourdes pertes des derniers jours, le chiffre de 7 700 morts continue à faire référence dans la presse. Mais Vijay Nambiar a été informé que le bilan final « dépasserait sans doute les 20 000 morts ». Ce chiffre, non vérifié, est une extrapolation des rares informations disponibles. Imparfait, il reste méthodologiquement plus solide que le bilan de 300 000 morts au Darfour cité par M. Holmes, en 2008.
Dès le début, l’ONU aurait dû s’attendre au pire. Le 23 janvier, 17 de ses employés, dont deux « internationaux », sont au centre de distribution de nourriture de Udaiyaarkaddu (Nord), dans la zone dite de « sûreté », lorsque l’armée sri-lankaise pilonne l’endroit. Des dizaines de personnes sont tuées. Dans l’hôpital le plus proche, les fonctionnaires onusiens prennent des photos des femmes blessées, d’enfants défigurés, brûlés, amputés.
Dans les semaines suivantes, les responsables onusiens restent informés de l’évolution des combats à travers les SMS désespérés d’employés locaux de l’ONU et d’ONG, coincés dans la zone des combats. Les hôpitaux sont frappés par des bombes sri-lankaises. Les SMS égrènent les morts, par centaines. Les blessés, par milliers. Un message du 9 mars : « S’il vous plaît, demandez à l’ASL (armée sri-lankaise) d’arrêter. » Le 14 mars : « Où est la zone de sûreté ? »
Au milieu du chaos, les LTTE recrutent de force. Le 12 mars : « Les deux camps nous torturent. » « Nous mourrons ! Deux obus ont atterri à 10 m. » Le 19 mars : « Les jeunes sont emmenés au combat, très triste. Quelle est la réaction de la communauté internationale ? » Le 21 mars : « Des centaines de gens qui essayaient de s’échapper ont été arrêtés par des dictateurs locaux. Ils ont été battus avec des bâtons, sans distinction d’âge ni de sexe. Je les entends pleurer très fort. » « Pourquoi la communauté internationale reste-t-elle silencieuse ? »
A situation nouvelle, nouveaux outils. Incapable d’être sur le terrain, l’ONU fait appel à une de ses agences (Unosat) pour suivre les déplacements de population sur des photos satellite. Les clichés révèlent des cratères, certains de 12 m de diamètres, produits par des bombardements aériens du gouvernement. « Malgré les assurances données au plus haut niveau de l’ONU, le gouvernement n’a jamais arrêté de bombarder, pas une seule fois », explique un responsable. L’ONU détient la preuve de violations du droit international, mais n’en fait pas grand cas.
Mi-avril, lorsqu’il arrive pour sa première mission au Sri Lanka, Vijay Nambiar délivre aux responsables onusiens un message étonnant : l’ONU devrait garder « un profil bas » et jouer « un rôle d’appui », « compatible avec le gouvernement », explique-t-il. A cette époque, les morts et les blessés se comptent par milliers. A son retour, l’ONU annonce que Colombo accepte la venue d’une mission humanitaire dans la zone des combats. Elle ne verra jamais le jour.
L’attitude de la hiérarchie onusienne, de New York à Colombo, suscite un profond malaise chez plusieurs cadres. « On savait qu’on se préparait à un carnage », explique l’un d’eux. « On a tiré la sonnette d’alarme pendant des mois, mais ils n’ont jamais frappé en public sur le gouvernement. » « Tout le monde a peur que son agence soit jetée dehors », explique une fonctionnaire. De fait, les autorités sri-lankaises n’hésitent pas à menacer d’expulsion ou à intimider quiconque sort du rang.
Le 11 mai, après la mort de plus de 100 enfants, le porte-parole de l’ONU à Colombo, Gordon Weiss, évoque enfin un « bain de sang ». Le gouvernement le somme de s’expliquer. Sa hiérarchie le lâche. Sur la BBC, Amin Awad, le chef local du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), explique qu’il est difficile de démêler les accusations des contre-accusations.
Le 17 mai, sur Al-Jazira, M. Awad encore, abondant dans le sens des déclarations victorieuses du gouvernement, affirme qu’il ne reste presque aucun déplacé dans la zone de combat ; 20 000 réfugiés en sortiront le lendemain. « C’était donner un chèque en blanc au gouvernement pour lâcher un tapis de bombes sur la zone », déplore un responsable onusien.
La fin des combats n’a pas marqué la fin des dilemmes. Dans les camps où sont détenus 300 000 déplacés tamouls, les ONG éprouvent une gêne croissante. « Les compromissions, ça suffit », résume une responsable d’ONG qui accuse l’ONU ne pas se battre pour faire appliquer les principes élémentaires de l’aide humanitaire : l’accès aux victimes, la liberté de mouvement des réfugiés, la démilitarisation des camps...
Dans une lettre envoyée le 11 mai à Neil Buhne, 7 ONG s’inquiètent de l’aide apportée par l’ONU au gouvernement pour étendre le camp de Menik Farm (Nord), qui comprend « une installation d’internement semi-permanente » dont les extensions pourraient « représenter le stade initial d’un site plus permanent ». « Nos opérations ne devraient pas seulement satisfaire des besoins matériels mais aussi promouvoir et respecter la dignité des déplacés », assure le document.