Rome Correspondance
Le premier procès pénal contre deux ex-dirigeants du groupe Eternit, accusés d’être responsables de la mort de centaines de personnes exposées à l’amiante, s’est ouvert lundi 6 avril à Turin, en Italie. L’événement est historique. Les journalistes italiens le comparent, par son ampleur, aux « maxiprocès » contre la Mafia qui se sont tenus en Sicile dans les années 1980.
Depuis 1952, l’exposition à l’« or blanc » dans les quatre usines italiennes d’Eternit (à Casale Monferrato et à Cavagnolo, dans le Piémont, à Rubiera, en Emilie-Romagne, à Bagnoli, en Campanie) qui produisaient des matériaux de construction a déjà fait près de 2 200 victimes, et des centaines de malades.
Le bilan ne s’arrêtera pas là, même si les sites de production sont fermés depuis 1986, année où Eternit a été déclarée en faillite. A Casale Monferrato, ville de 35 000 habitants, une cinquantaine de personnes succombent encore, chaque année, d’un cancer de la plèvre (mésothéliome) ou du poumon. Les experts prédisent qu’il en sera ainsi jusqu’en 2020. Sur les faire-part de décès, les familles écrivent simplement « Enième mort pour cause d’amiante ». Les ouvriers sont morts en premier, suivis des employés, puis les épouses, qui lavaient les bleus de travail couverts de poussière d’amiante, ou encore la boulangère, elle aussi en contact avec les ouvriers à qui elle préparait des casse-croûte dans sa boutique, face à l’usine.
Sur le banc des accusés, les deux ex-responsables de l’entreprise internationale : le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny, 61 ans, et le baron belge Jean-Louis Marie Ghislain De Cartier, 88 ans. Tous deux, absents lors des premières audiences du 6 et du 8 avril, sont poursuivis pour n’avoir ni protégé ni informé les salariés, et pour n’avoir pas pris en charge le nettoyage des vêtements de travail, qui étaient lavés à domicile. Le parquet affirme que les mesures de sécurité n’étaient pas respectées, comme l’aspiration des poussières d’amiante et le port de masques.
MM. Schmidheiny et De Cartier sont aussi accusés d’avoir livré des matériaux contenant de l’amiante à des particuliers sans les informer du danger. Le tout - circonstance aggravante - « sur une grande échelle et pendant plusieurs décennies ».
Pour le moment, plus de 2 000 parties civiles se sont constituées : des centaines de personnes physiques, des associations, la région Piémont, mais aussi l’Institut national de prévoyance sociale, qui réclame presque 250 millions d’euros de dédommagement pour les soins apportés et ceux qu’il faudra prodiguer dans les années à venir. Ce chiffre de 2 000 pourrait être multiplié par trois, selon certains. Le procès pourrait durer deux ans.
Les parties civiles ont salué le travail minutieux du procureur Raffaele Guariniello, à l’origine de l’enquête depuis le début des années 1970. L’homme est réputé pour sa ténacité et considère déjà que l’ouverture de ce procès, alors qu’Eternit a toujours tenté de minimiser les risques encourus, est une victoire. « Ce jugement doit permettre un juste dédommagement des victimes, mais il doit aussi contribuer à une meilleure prévention des risques professionnels », a-t-il confié au quotidien italien La Repubblica. Selon lui, l’histoire aurait pu s’écrire autrement : « Ceux qui dirigeaient l’entreprise étaient parfaitement au courant des risques. Mais ils n’ont rien fait pour éviter la catastrophe », explique-t-il, amer.
La prochaine audience est fixée au 22 avril et sera consacrée, comme les deux premières, à l’agrément des parties civiles. Il faudra attendre le 18 mai pour entrer dans le vif des débats, suivis avec passion par des centaines de personnes qui se sont déplacées à Turin.
Devant le tribunal, des malades ont témoigné et raconté l’horreur des « usines de la mort ». Tous soutenus par des délégations d’autres pays venues épauler leur combat. En octobre 2008, M. Schmidheiny s’était dit prêt à dédommager les parties civiles en leur versant plusieurs dizaines de millions d’euros. Mais le sentiment qui domine viserait plutôt à refuser cette offre. « Nous ne sommes pas là pour nous venger. Nous voulons que justice soit faite », ont lancé les différents représentants d’associations de victimes italiennes et étrangères. Pour tous, ce procès est un exemple qui doit être suivi en Europe.
Salvatore Aloïse
220 000 PAGES D’ACTES JUDICIAIRES
5 000 personnes ont été employées à l’usine Eternit de Casale Monferrato entre 1906 et 1986.
2 191 victimes (dont 2 000 rien qu’à Casale Monferrato) recensées par le parquet de Turin entre 1952 et 2008.
6 000 parties civiles pourraient avoir droit à des dédommagements.
557 salariés d’Eternit ont été entendus dans le cadre de l’enquête menée par le procureur.
220 000 pages d’actes judiciaires relatifs au procès.
1 200 places dans trois « maxi-salles » mises à disposition pour les personnes qui souhaitent assister aux audiences.